Assez sombre est ce chant de minuit, tiré de
l’œuvre au combien célèbre de Friedrich Nietzsche, Also sprach Zarathustra. Qu’on en juge : « O
Mensch ! Gib acht ! Was spricht die tiefer Mitternacht ? ‘Ich
schlief, ich schlief ! Aus tiefem Traum bin ich erwacht ! Die Welt
ist tief und tiefer als der Tag gedacht. Tief ist ihr Weh ! Lust – tiefer
noch als Herzeleid ! Weh spricht : Vergeh ! Doch alle Lust will
Ewigkeit – Will tiefe, tiefe Ewigkeit !’ ». C’est là le cœur de la Troisième Symphonie en ré mineur, de
Gustav Mahler, donnée par l’OSR les 10, 11 et 12 janvier 2011 à Genève et
Lausanne, sous la direction de Marek Janowski. Cette femme à la douleur
profonde cherchant la Joie dans l’Eternité, avait la forte présence de Waltraud
Meier. L’immense wagnérienne qui connaît le succès sur les plus grandes scènes
lyriques et de festival dans des rôles aussi exigeants que Kundry ou Isolde
avait ajouté l’été 2010 à son répertoire celui de Klytemnästra dans l’Elektra de Strauss. Elle lui apportait
une densité dramatique remarquable que nous retrouvons dans son interprétation
de ce lied mahlérien, véritable diamant noir placé entre des abîmes aux
profondeurs abyssales.
Cette symphonie de Mahler est en
effet à nulle autre pareille. Découpée en deux parties fort inégales, la
première comprenant le premier mouvement, la seconde les cinq autres, elle dure
près de deux heures et met en scène outre la soliste, un chœur de femmes et un
chœur d’enfant, qui furent ces derniers soirs à l’OSR le Schweizer Kammerchor et la Maitrise
du Conservatoire populaire de Genève.
Cette symphonie est tout un
monde, qui pose, comme la deuxième symphonie du compositeur, de profondes
questions existentielles. Dans son excellent essai publié dans le programme du
concert, Henry-Louis De La Grange, cite ces notes de Mahler sur le manuscrit de
la deuxième symphonie : « Pourquoi
a-t-on vécu ? Pourquoi a-t-on souffert ? Tout n’est-il en définitive
qu’une énorme et tragique plaisanterie ? », sorte de synthèse de
la classique interrogation romantique allemande : « Muss es sein ? Es muss sein »,
couplée à la fugue finale du Falstaff de Verdi proclamant hautement que « tutto nel mundo è burla ». Monde
des sentiments humains, l’œuvre offerte ce soir est également représentation du
monde qui nous entoure. Ainsi, à Bruno Walter qui le rejoignait à Steinbach
durant l’été 1896, le compositeur lui demanda-t-il de renoncer à contempler le
paysage environnant – pourtant magnifique au motif évident : « J’ai tout emprunté pour le mettre dans ma Troisième » ! Plus encore que la citation de
Nietzsche, Mahler nous offre ici sa propre approche du Monde comme volonté et représentation où l’on perçoit que la
volonté de vivre s’affirme (« alle Lust will Ewigkeit ») et se nie ensuite (« Ich hab’ übertreten die zehn Gebot, ich gehe
und weine ja bitterlich, ach komm und erbarme dich über mich »), dans
la confrontation de la femme soliste dans une couleur vocale grave aux femmes
du chœur et surtout aux enfants, qui tentent de faire triompher la lumière :
« Es sungen drei Engel einen süssen
Gesang, mit Freunden es selig in dem Himmel klang… », tiré du recueil Des Knaben Wunderhorn.
La Deuxième
Symphonie, donnée plus tôt dans la saison, toujours sous la direction de
Marek Janowski, nous avait profondément déçu. D’une grande platitude,
l’orchestre peinait à se déployer et malgré l’excellence des solistes et des
choristes, cela ne donnait rien. Le premier mouvement, qui était pourtant noté Mit durchhaus ernstem und feierlichem
Ausdruck n’avait rien de tout ça et le reste était à l’avenant. La réussite
est toute autre dans la Troisième
Symphonie. Entendue le 14 janvier, soit pour sa troisième représentation –
il n’est pas inutiles, dans ce genre d’œuvres, de laisser l’orchestre se rôder
dans deux premiers concerts avant que d’aller l’entendre – le plaisir était
réel. L’OSR sonnait juste et bien, les cuivres n’étaient pas trop forts comme
ils le sont trop souvent, il y avait de la tenue et manifestement du plaisir à
jouer ensemble. Une mention spéciale doit être accordée à la plupart des
vents : le trombone solo trouvait des douceurs remarquables pour nous
énoncer des merveilles avec poésie, la flûte était superbe comme le furent les
hautbois et clarinettes. Les cors restaient, ici plus que jamais, l’âme de
l’orchestre, dès l’entame à l’unisson. L’œuvre était bien comprise et présentée
avec une grâce et une élégance certaines. Janowski, qui n’est pas, loin s’en
faut, un pur mahlérien, donnait pourtant une excellente interprétation de cette
œuvre. Il y manquait toutefois un peu d’abandon. La rigueur de Janowski est
bien connue et a beaucoup apporté à l’Orchestre depuis qu’il en a pris la
direction. Mahler n’est pas Bruckner. Là où la rigueur sied à la baguette, elle
corsette trop les émotions de l’autre et Mahler a besoin de davantage de
souffle, de liberté, sans forcément tendre à l’excès que seul Bernstein est
capable de rendre sans grossièreté. C’est ce qui, ce soir, manquait sans doute
pour faire de ce concert une soirée inoubliable.
La première partie de l’œuvre est entièrement
dédiée au premier mouvement. D’une ampleur comparable au mouvement initial de
la Deuxième Symphonie, il s’en
distingue pourtant en n’étant pas seulement une marche funèbre – que l’on
retrouve dans toutes les œuvres de Mahler – mais une successions de marches
tantôt insouciantes tantôt funèbres, qui, dans les premiers projets devaient
montrer le réveil de Pan et le commencement de l’été. Les cors à l’unisson nous
plongent immédiatement dans les bruits de la nature : gazouillis des flûtes,
apaisement du hautbois, trombonne puissant mais pas dénué de poésie – trombone
solo exceptionnel ce dernier soir dans la richesse des timbres et la tenue du
son, jamais forcé. Lorsque les trompettes sonnent se déploient toutes les
richesses du développement mahlérien. Ce mouvement aux parties déséquilibrées
et au matériau toufu nécessite un véritable artiste pour les ordonner en un
tout cohérent.
La seconde partie était initialement
intitulée : « Ce que me
racontent les fleurs de la prairie ». Mahler estimait que c’était là
la page la plus insouciante qu’il eût composée, comme seules les fleurs peuvent
l’être. Il est vrai que les beautés légères chantées par le hautbois ont les
parfums des prés et inviteraient les Filles-Fleurs de Parsifal à interrompre le menuet.
Le Scherzo
est tiré du recueil de poésies Des Knaben
Wunderhorn, Ablösung im Sommer,
qui voit Dame Rossignol attendre la fin du chant du coucou (superbe clarinette
de l’OSR) avant d’entonner le sien, mais le coucou tombe et meurt. Qui va annoncer
l’été ? Le paysage sonore bruit d’une richesse extrême autour du somptueux
solo de cor du postillon.
Les trois derniers mouvements s’enchaînent sans
interruption, commençant par le Chant de
minuit, se poursuivant sur le contraste du chant des trois Anges pour se
terminer dans l’immense Final, Langsam,
Ruhevoll, Emfunden – Nicht mehr so breit…, mouvement lent rare en
conclusion d’une symphonie et dont Mahler, à l’époque ne pouvait guère invoquer
comme précédent que la symphonie dite Les
Adieux de Haydn ou la Pathétique
de Tchaïkovski – avant sa propre Neuvième
Symphonie. Le premier titre de ce mouvement était : « Ce que me raconte l’Amour », dont
le triomphe assuré se pare d’une douceur apaisante après toutes les
interrogations fondamentales précédentes, assurant à lui seul l’éternité en
suspendant le vol du temps sur un sommet paisible, le Wanderer pouvant contempler seul la mer de brouillard enveloppant
le monde à ses pieds.
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