En ouverture de son dernier essai, L’œil et l’esprit, Maurice Merleau-Ponty
opposait la peinture et l’écriture à la musique, « trop en deçà du monde et du désignable pour figurer autre chose que des
épures de l’Être, son flux et son reflux, sa croissance, ses éclatements, ses
tourbillons ». Si, pour Paul Valery, lorsqu’il peint, le peintre
apporte son corps, pour Merleau-Ponty, il pratique une théorie magique de la
vision. Ce sont les choses qui regardaient Paul Klee ou André Marchand, et
toute théorie de la peinture serait une métaphysique. Pierre Boulez également a
consacré un essai à Paul Klee, Le pays
fertile, en qui il voyait l’artiste qui avait tenté une transposition
plastique de la musique. C’est donc que l’oreille n’est pas complètement absente
de l’œil ni de l’esprit, qu’elle participe à déterminer ce lieu où, selon Paul
Klee, notre cerveau et l’univers peuvent se rejoindre. Ce n’est pas entre le
visible et l’invisible, mais entre le visible et l’audible, physis et logos, que
nous transportait Waltraud Meier dans son récital, le dernier de la saison au
Grand Théâtre de Genève, le mercredi 20 juin 2012.
Le programme de la soirée
soulignait que la star wagnérienne pouvait transcender le lied en termes
dithyrambiques, comme si l’éloge devait se contenter de l’affiche de la soirée
et que, avant même que la cantatrice ne rentrât sur scène dans une robe rose
rehaussée d’une ceinture bleu roi, l’on n’avait pas même à l’entendre, moins
encore à l’écouter, tout étant d’ores et déjà dit, entendu. Pourtant, la
dimension du drame wagnérien dans laquelle elle brille depuis trente-six ans
n’a pas grand-chose de commun avec le caractère plus resserré de la courte
forme du lied. Si l’on reprend néanmoins les termes de Goethe cités en exergue
du programme de la soirée, le rapprochement du lied et de la légende
wagnérienne semblerait pourtant naturel : « Qui sait ce qu’un lied peut subir quand il passe un certain temps dans
le peuple, de bouche en bouche, et pas seulement dans celle de celui qui n’est
pas cultivé ! Pourquoi celui qui, en dernière instance, l’enregistre et le
rassemble avec d’autres n’aurait-il pas aussi un certain droit à
l’arranger ? ». Schubert, Schumann et Mahler, au programme de la
soirée, ont abordé le lied sous différentes formes mais pas seulement le lied
populaire, celui des meilleurs poètes contemporains, des amis aussi parfois,
sous forme isolée ou dans la progression de cycles, accompagnés au piano ou à
l’orchestre.
Ouvrant sur quelques lieder de
Schubert, c’est par Der Wanderer, D489,
figure wagnérienne s’il en est, que commençait la soirée. « Ich komme vom Gebirger her, Es
dampft das Tal, es braucht das Meer, Ich wandle still, bin wenig froh, Und
immer fragt der Seufzer, wo? ». Interrogation profonde ouvrant
d’entrée les abîmes de l’âme. Puis ce fut Der
Zwerg, D771, qui voit le nain contempler la femme emportée par la mort et
qui n’accostera plus jamais aucun rivage, image qui rappelle absolument celle
de la légende de Tristan et Isolde. Dans Du
bist die Ruh, D776, c’est le retour au repos, à la paix clément mais aussi
au désir et à ce qui le calme : « Kehr
ein bei mir, Und schliesse du Still hinter dir Die Pforten zu », c’est
aussi la confusion des amants que chantera Wagner plus tard. Enfin ce fut Die junge Nonne, D828, la jeune nonne
attendant son sauveur, fiancé céleste délivrant son âme de sa prison terrestre.
Il y avait là d’emblée du corps à
travailler pour la tragédienne, qui manqua cependant à entrer immédiatement
dans le récit. Schubert avait coutume de dire que ses productions étaient le
fruit de ses connaissances musicales et de sa douleur. Il en manquait, de
douleur, dans ces premiers chants qui ne furent finalement qu’un tour de
chauffe avant que d’aborder le premier cycle du programme. Ce n’est qu’en
revenant, en troisième bis, au fameux Erlkönig,
que Waltraud Meier donna pleinement la mesure d’un lied schubertien, invoquant
et revêtant tour à tour les rôles de l’enfant terrorisé, du père inquiet puis
désespéré, du roi des aulnes tentateur ambigu. L’endurance si nécessaire aux
drames wagnériens et à l’âge peut-être aussi a fait que les premiers lieder
n’ont pas réellement pris toute leur dimension dramatique. Ils eussent sans
doute gagné à être chantés en dernier, car c’est alors que l’on eût pu entendre
le cri inarticulé d’Hermès Trismégiste, qui aurait semblé la voix de la
lumière.
Schumann a composé son cycle Frauenliebe und Leben, op. 42, sur huit
poèmes d’Adelbert von Chamisso. C’est l’année, 1840, où il peut enfin épouser
Clara Wieck et celle de la floraison d’environ cent trente lieder, sur les cent
cinquante composés tout au long de sa vie. Frauenliebe
und Leben est en quelque sorte le miroir de cet autre cycle contemporain, Dichterliebe, tous deux conclus au piano
seul. Le cycle entendu ce soir raconte huit épisodes de la vie d’une femme et
constitue l’un des archétypes du romantisme en musique. Cette femme qui raconte
sa passion amoureuse éveillée par la rencontre de l’homme, puis l’extase
amoureuse qui mène à la reconnaissance, c’est la réalité des fiançailles à la
maternité, en passant par les noces. C’est aussi la passion amoureuse de Robert
pour Clara et les épreuves du refus du père enfin surmontées. Quand vient la
mort de l’époux, il ne reste que le silence, le bonheur perdu et le souvenir
d’un homme aimé à travers un dernier lied dépouillé.
Immédiatement plus à son aise dans
ce cycle où elle peut prendre le temps de développer ses moyens dramatiques,
Waltraud Meier nous mène dans un parcours musical subtil, à l’énergie amoureuse
perturbée par le doute et la nostalgie. La voix accuse de vraies tensions et
cette manière de terminer certaines phrases en basculant vers l’arrière accuse
aussi un certain âge, que l’apparence soignée d’une robe éclatante cherche à
faire oublier.
Dans Mahler, c’est sur des extraits
du Knaben Wunderhorn, avant les cinq Rückert-Lieder, que le choix de la
cantatrice porta la seconde partie de programme. La dimension symphonique du
lied chez Mahler convient bien à Waltraud Meier, qui y retrouve l’ampleur dans
laquelle elle sait si parfaitement exprimer son talent de tragédienne. Cette Rheinlegendchen nous rapprochait encore
de thèmes wagnériens, par le conte de l’anneau avalé par le poisson et
finissant sur la table d’un roi. Wo di
schönen Trompeten blasen sonnait efficacement et l’humour emportait le
fameux Antonius von Padua Fischpredigt.
Nous restâmes comme il se doit tels que nous fûmes après l’avoir ouï, quoique
davantage réjouis.
Sur les cinq poèmes de Friedrich
Rückert, l’ambiance n’était plus à cet humour là. Quel signe que de commencer
par « Blicke mir nicht in die Lieder » !
Je n’ose pas moi-même les regarder grandir ; ta curiosité est une
trahison. Le doux parfum du tilleul enivrait Ich atmet’ einen linden Duft. Um
Mitternacht déployait toute la puissance d’une voix habituée à franchir les
orchestres. C’est dans la tonalité d’une mort d’Isolde que fut abordé Ich bin der Welt abhanden gekommen. Je
suis mort au tumulte du monde et je repose dans une région tranquille ; je
vis seul dans mon ciel, dans mon amour et dans mon chant. Liebst du um Schönheit refermait le cycle sur le besoin de l’amour
pour l’amour, négligeant la beauté, la jeunesse et les autres trésors, Tristan und Isolde encore.
Généreuse en bis (Mozart, Brahms,
Schubert et Wagner), la soirée était belle et c’est en un pays fertile que la
voix de Waltraud Meier, bien que tout ne fut pas parfait dans ce récital, par
les tourbillons, les éclatements, la croissance du drame, le flux et le reflux
du romantisme, nous menait point trop en deçà du monde vers certaines épures de
l’Être, lorsqu’il est touché par le génie de la création.
23 juin 2012
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