dimanche 19 avril 2015

FRAUENLIEBE UND LEBEN – RECITAL DE WALTRAUD MEIER AU GRAND THEÂTRE DE GENEVE


En ouverture de son dernier essai, L’œil et l’esprit, Maurice Merleau-Ponty opposait la peinture et l’écriture à la musique, « trop en deçà du monde et du désignable pour figurer autre chose que des épures de l’Être, son flux et son reflux, sa croissance, ses éclatements, ses tourbillons ». Si, pour Paul Valery, lorsqu’il peint, le peintre apporte son corps, pour Merleau-Ponty, il pratique une théorie magique de la vision. Ce sont les choses qui regardaient Paul Klee ou André Marchand, et toute théorie de la peinture serait une métaphysique. Pierre Boulez également a consacré un essai à Paul Klee, Le pays fertile, en qui il voyait l’artiste qui avait tenté une transposition plastique de la musique. C’est donc que l’oreille n’est pas complètement absente de l’œil ni de l’esprit, qu’elle participe à déterminer ce lieu où, selon Paul Klee, notre cerveau et l’univers peuvent se rejoindre. Ce n’est pas entre le visible et l’invisible, mais entre le visible et l’audible, physis et logos, que nous transportait Waltraud Meier dans son récital, le dernier de la saison au Grand Théâtre de Genève, le mercredi 20 juin 2012.
Le programme de la soirée soulignait que la star wagnérienne pouvait transcender le lied en termes dithyrambiques, comme si l’éloge devait se contenter de l’affiche de la soirée et que, avant même que la cantatrice ne rentrât sur scène dans une robe rose rehaussée d’une ceinture bleu roi, l’on n’avait pas même à l’entendre, moins encore à l’écouter, tout étant d’ores et déjà dit, entendu. Pourtant, la dimension du drame wagnérien dans laquelle elle brille depuis trente-six ans n’a pas grand-chose de commun avec le caractère plus resserré de la courte forme du lied. Si l’on reprend néanmoins les termes de Goethe cités en exergue du programme de la soirée, le rapprochement du lied et de la légende wagnérienne semblerait pourtant naturel : « Qui sait ce qu’un lied peut subir quand il passe un certain temps dans le peuple, de bouche en bouche, et pas seulement dans celle de celui qui n’est pas cultivé ! Pourquoi celui qui, en dernière instance, l’enregistre et le rassemble avec d’autres n’aurait-il pas aussi un certain droit à l’arranger ? ». Schubert, Schumann et Mahler, au programme de la soirée, ont abordé le lied sous différentes formes mais pas seulement le lied populaire, celui des meilleurs poètes contemporains, des amis aussi parfois, sous forme isolée ou dans la progression de cycles, accompagnés au piano ou à l’orchestre.
Ouvrant sur quelques lieder de Schubert, c’est par Der Wanderer, D489, figure wagnérienne s’il en est, que commençait la soirée. « Ich komme vom Gebirger her, Es dampft das Tal, es braucht das Meer, Ich wandle still, bin wenig froh, Und immer fragt der Seufzer, wo? ». Interrogation profonde ouvrant d’entrée les abîmes de l’âme. Puis ce fut Der Zwerg, D771, qui voit le nain contempler la femme emportée par la mort et qui n’accostera plus jamais aucun rivage, image qui rappelle absolument celle de la légende de Tristan et Isolde. Dans Du bist die Ruh, D776, c’est le retour au repos, à la paix clément mais aussi au désir et à ce qui le calme : « Kehr ein bei mir, Und schliesse du Still hinter dir Die Pforten zu », c’est aussi la confusion des amants que chantera Wagner plus tard. Enfin ce fut Die junge Nonne, D828, la jeune nonne attendant son sauveur, fiancé céleste délivrant son âme de sa prison terrestre.
Il y avait là d’emblée du corps à travailler pour la tragédienne, qui manqua cependant à entrer immédiatement dans le récit. Schubert avait coutume de dire que ses productions étaient le fruit de ses connaissances musicales et de sa douleur. Il en manquait, de douleur, dans ces premiers chants qui ne furent finalement qu’un tour de chauffe avant que d’aborder le premier cycle du programme. Ce n’est qu’en revenant, en troisième bis, au fameux Erlkönig, que Waltraud Meier donna pleinement la mesure d’un lied schubertien, invoquant et revêtant tour à tour les rôles de l’enfant terrorisé, du père inquiet puis désespéré, du roi des aulnes tentateur ambigu. L’endurance si nécessaire aux drames wagnériens et à l’âge peut-être aussi a fait que les premiers lieder n’ont pas réellement pris toute leur dimension dramatique. Ils eussent sans doute gagné à être chantés en dernier, car c’est alors que l’on eût pu entendre le cri inarticulé d’Hermès Trismégiste, qui aurait semblé la voix de la lumière.
Schumann a composé son cycle Frauenliebe und Leben, op. 42, sur huit poèmes d’Adelbert von Chamisso. C’est l’année, 1840, où il peut enfin épouser Clara Wieck et celle de la floraison d’environ cent trente lieder, sur les cent cinquante composés tout au long de sa vie. Frauenliebe und Leben est en quelque sorte le miroir de cet autre cycle contemporain, Dichterliebe, tous deux conclus au piano seul. Le cycle entendu ce soir raconte huit épisodes de la vie d’une femme et constitue l’un des archétypes du romantisme en musique. Cette femme qui raconte sa passion amoureuse éveillée par la rencontre de l’homme, puis l’extase amoureuse qui mène à la reconnaissance, c’est la réalité des fiançailles à la maternité, en passant par les noces. C’est aussi la passion amoureuse de Robert pour Clara et les épreuves du refus du père enfin surmontées. Quand vient la mort de l’époux, il ne reste que le silence, le bonheur perdu et le souvenir d’un homme aimé à travers un dernier lied dépouillé.
Immédiatement plus à son aise dans ce cycle où elle peut prendre le temps de développer ses moyens dramatiques, Waltraud Meier nous mène dans un parcours musical subtil, à l’énergie amoureuse perturbée par le doute et la nostalgie. La voix accuse de vraies tensions et cette manière de terminer certaines phrases en basculant vers l’arrière accuse aussi un certain âge, que l’apparence soignée d’une robe éclatante cherche à faire oublier.
Dans Mahler, c’est sur des extraits du Knaben Wunderhorn, avant les cinq Rückert-Lieder, que le choix de la cantatrice porta la seconde partie de programme. La dimension symphonique du lied chez Mahler convient bien à Waltraud Meier, qui y retrouve l’ampleur dans laquelle elle sait si parfaitement exprimer son talent de tragédienne. Cette Rheinlegendchen nous rapprochait encore de thèmes wagnériens, par le conte de l’anneau avalé par le poisson et finissant sur la table d’un roi. Wo di schönen Trompeten blasen sonnait efficacement et l’humour emportait le fameux Antonius von Padua Fischpredigt. Nous restâmes comme il se doit tels que nous fûmes après l’avoir ouï, quoique davantage réjouis.
Sur les cinq poèmes de Friedrich Rückert, l’ambiance n’était plus à cet humour là. Quel signe que de commencer par « Blicke mir nicht in die Lieder » ! Je n’ose pas moi-même les regarder grandir ; ta curiosité est une trahison. Le doux parfum du tilleul enivrait Ich atmet’ einen linden Duft. Um Mitternacht déployait toute la puissance d’une voix habituée à franchir les orchestres. C’est dans la tonalité d’une mort d’Isolde que fut abordé Ich bin der Welt abhanden gekommen. Je suis mort au tumulte du monde et je repose dans une région tranquille ; je vis seul dans mon ciel, dans mon amour et dans mon chant. Liebst du um Schönheit refermait le cycle sur le besoin de l’amour pour l’amour, négligeant la beauté, la jeunesse et les autres trésors, Tristan und Isolde encore.
Généreuse en bis (Mozart, Brahms, Schubert et Wagner), la soirée était belle et c’est en un pays fertile que la voix de Waltraud Meier, bien que tout ne fut pas parfait dans ce récital, par les tourbillons, les éclatements, la croissance du drame, le flux et le reflux du romantisme, nous menait point trop en deçà du monde vers certaines épures de l’Être, lorsqu’il est touché par le génie de la création.
23 juin 2012

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