La découverte de la Philharmonie de Paris, ce 30 mars 2015, suscite
l’émotion de se trouver pour la première fois dans une salle de concert à peine
inaugurée, attendue depuis si longtemps. Les travaux ne sont pas achevés, des
engins de levage sont encore ça et là présents un peu partout. Ce ne sont pas
les seules finitions qu’il reste à achever, mais certains pans du bâtiment, des
piles de plaques de revêtement attendant encore être posées. Le premier contact
avec le bâtiment se fait encore de jour et il laisse une impression mitigée.
Grosse masse grise aux formes indéfinies encore plantée au milieu de barrières
de chantier, laissons le temps lui trouver sa place. A l’intérieur, la salle paraît immédiatement somptueuse dans ses multiples arrondis. Comme à la
Philharmonie de Berlin, la scène est au centre et le public tout autour. Le
génie des lieux en est en quelque sorte Pierre Boulez, lequel fête justement
ces jours-ci son 90ème anniversaire. Quelle personnalité que celle
de Pierre Boulez !
Le portrait que France Musique lui consacre souligne les multiples
facettes de cet homme dont on a parfois entendu dire qu’il était capable de
remplir les salles comme chef d’orchestre et de les vider comme compositeur.
Pourtant le rayonnement mondial d’un créateur aux 27 Grammy Awards n’est plus à
démontrer. Claude Abromont souligne dans Pierre
Boulez, de la fulgurance au plaisir, que, « Jalonnée d’une profusion de
réalisations vertigineuse, la carrière de Pierre Boulez semble un défi posé à
toute tentative de bilan. Peut-être est-il encore trop tôt ? L’homme a
imprimé sa marque sur toute la seconde moitié du XXe siècle. On est pour ou
contre lui, rarement indifférent.
Dégager le fil conducteur de cette suractivité poursuivie pendant près de trois
quarts de siècle met pourtant au jour une dynamique formidablement lisible et
cohérente : Pierre Boulez est avant tout compositeur. Le reste en découle
comme une rigoureuse équation combative. S’il a mille vies, elles ont une âme
et elles ont un centre ». Il poursuit en en
présentant les facettes mieux que l’on ne pourrait autrement les redire :
« Compositeur, sa musique est
nouvelle. Faut-il la diriger ? Il devient chef d’orchestre. La pensée qui
nourrit sa musique est inédite. Faut-il la faire connaître, en débattre ?
Il devient théoricien. La technique mise en œuvre dans l’écriture des années 50
est complexe à saisir. Faut-il un passeur pour la transmettre ? Il devient
pédagogue. Sa musique et celle de ses collègues n’est pas suffisamment
jouée ? Il crée le Domaine
musical, puis l’Ensemble
intercontemporain. Sa musique et celle de ses confrères compositeurs
nécessitent des outils technologiques et informatiques nouveaux ? Il fonde
l’IRCAM.
Enfin, sa musique est dès l’origine attaquée, remise en cause, moquée ? Il
devient polémiste » (voir le lien en fin d'article).
C’est sur l’élément pédagogique que je souhaite rester quelques lignes. L’on peut bien sûr rappeler ses cours de composition à Bâle, à l’initiative de Paul Sacher ou les vingt ans passés au Collège de France. Ses écrits ont marqué également, surtout son analyse du Sacre du Printemps de Stravinski, en 1953, ou Penser la musique aujourd’hui (1963, édition tel, Gallimard). Michel Foucault écrivait de lui que l’essentiel pour Boulez était de penser la pratique au plus près de ses nécessités internes sans se plier à aucune d’elles. Pour Foucault, Boulez montrait que le rôle de la pensée dans ce que l’on fait n’est ni simple savoir-faire ni pure théorie, mais de donner la force de rompre les règles dans l’acte même qui les fait jouer. Lisons ces quelques lignes des considérations générales qui ouvrent Penser la musique aujourd’hui : « Je redoute après ces déclarations, que l’on me traite d’abstrait absolu, et que l’on ne m’accuse d’oublier, à force de parler structures, le contenu proprement musical de l’œuvre à écrire. J’estime qu’il y a, là aussi, un malentendu à lever. Ainsi que l’affirme le sociologue Lévi-Strauss à propos du langage proprement dit, je demeure persuadé qu’en musique il n’existe pas d’opposition entre forme et contenu, qu’il n’y a pas d’un côté de l’abstrait de l’autre du concret. Forme et contenu sont de même nature, justiciables de la même analyse » (p. 31). Il définit, comme le souligne encore Claude Abromont, un rapport au matériau sonore inédit, déductif, inventif, complexe, forgeant la notion de multiplication d’accords, soit un concept qui permet de sortir le sérialisme d’une pensée mélodique pour au contraire explorer des champs harmoniques librement exploitables, Abromont emploie le terme de « sculptables », recherches qu’il renouvelle ensuite régulièrement.
Longtemps, la musique contemporaine, dès l’École de Vienne et ce qui vient ensuite, Nono, Stockhausen, Boulez lui-même bien sûr, m’a semblé inécoutable, je dirai aujourd’hui par rapport à ma perception ancienne, incompréhensible et le seul intérêt que je trouvais, par exemple, aux pièces de Webern était leur brièveté. Poussé néanmoins par la curiosité, je suis allé écouter l’Ensemble intercontemporain, dirigé par Pierre Boulez, lors d’un de ses passages à Genève, il doit maintenant y avoir une vingtaine d’années. Au programme, des œuvres de Schönberg et de Boulez lui-même, qu’il prit le temps d’expliquer. Dans la première partie, la battue du chef, que je trouvais immédiatement si claire, si précise, servit à elle seule d’explication de texte. Dans la seconde, le verbe au geste conjugué du compositeur et de l’interprète confondus ajoutaient la compréhension à la découverte. C’est très précisément de ce soir là que je puis dater mon ouverture à la musique contemporaine, que je me lançais à la découverte de la seconde École de Vienne et de tout ce qui suit. J’ai souvent ensuite vu Boulez diriger, notamment à Salzbourg, des symphonies de Mahler, et toujours la précision du geste me semblait exemplaire. Je l’ai entendu aussi à Bayreuth, diriger Parsifal en 2004 et nombre de ses disques complètent depuis les dizaines de mètres linéaires qui forment ma discothèque. Alors à l’annonce du programme du récital donné par Maurizio Pollini ce 30 mars 2015, c’est la Sonate pour piano n°2 de Pierre Boulez qui justifiait mon déplacement. Trop rare encore au concert comme au disque, cette œuvre exigeante est cependant essentielle au piano du 20ème siècle. Des gens déjà quittaient la salle avant qu’elle ne commençât, refusant le passage de Debussy à Boulez. Pendant l’exécution de l’œuvre aussi, d’aucuns partaient encore. Il est dommage que ces gens-là en restent au stade de l’incompréhension et l’on peut sans doute leur faire le reproche de ne pas écouter, de refuser d’ouvrir leur esprit au-delà de leur compréhension. Ils n’étaient cependant que quelques uns et le nombre de ceux qui restaient suffisait à dire sans doute que cette pièce est aujourd’hui au répertoire du piano.
Œuvre éruptive, selon les termes de Dominique Jameux, adolescente prétend le programme de la soirée, car écrite par un compositeur âgé seulement, en 1948, de vingt-trois ans. L’œuvre a un caractère vif et passionné, elle est traversée d’élans rageurs qui rappellent ceux de l’opus 106 de Beethoven, et est animée d’une grande virtuosité et d’une expressivité à fleur de peau. Boulez lui-même prescrit à son sujet d’éviter absolument et surtout dans les tempos lents, tout « ce que l’on convient d’appeler les ‘nuances expressives’ ». Continuer à écrire qu’elle n’a rien perdu de son radicalisme et de son pouvoir de provocation, comme le programme de la soirée, ne me semble aujourd’hui que chercher à justifier le départ de certains et la résistance des autres en oubliant que, certainement, l’on n’est plus au temps de la brandir comme un manifeste d’une avant-garde aujourd’hui bien âgée et, c’est le destin de toute avant-garde, dépassée depuis longtemps par d’autres avant-gardes. Si Boulez affirmait avoir mis à feu dans sa partition tout les formes classiques, cette deuxième sonate reste construite sur des principes éprouvés même si elle développe une vision personnelle du dodécaphonisme et prolonge les recherches de Webern. Le premier mouvement est marqué Extrêmement rapide et est d’une force percutante agressive mais lucide. Le deuxième mouvement, Lent, est une grande variation, c’est le plus long des quatre. Le troisième mouvement, très bref, Modéré, presque vif, ouvre le dernier, Vif et fait la transition vers un mouvement extrêmement libre, opposant en son sein une partie lente et une autre très rapide. « Après cette deuxième sonate, je n’ai plus rien écrit en rapport avec une forme passée. J’ai toujours trouvé une forme qui a jailli de l’idée elle-même et grandi avec elle » (notice accompagnant l’enregistrement de Maurizio Pollini, DGG, p. 21). Maurizio Pollini garde dans cette œuvre toutes les qualités de son enregistrement réalisé il y a près de quarante ans, une immense virtuosité qui permet de pulvériser les sons dans l’extrêmement vif tout en gardant toujours une grande clarté et une profonde lisibilité. S’il en est un qui sait se garder de toute nuance expressive, c’est bien lui, sans pour autant devenir inexpressif.
Hors programme et après cette sonate très applaudie, Maurizio Pollini revint donner un Prélude de Claude Debussy. Il avait commencé la deuxième partie de ce récital avec six extraits du Deuxième livre et y revenait avec un septième, entourant Boulez de Debussy, dans une certaine idée de la musique française. Ces préludes n’ont rien de communs avec ceux, entendus en première partie, de Frédéric Chopin ; ils cherchent ici à rendre des atmosphères pour permettre à l’auditeur de se placer dans un état de réceptivité propice à son identification au paysage ou personnage évoqué. Vladimir Jankélévitch écrivait à leur sujet : « Le statisme et la phobie du développement discursif ont trouvé dans le prélude leur forme privilégiée. (…) Le prélude, c’est l’avant-propos éternel d’un propos qui jamais n’adviendra » (cité par Harry Halbreich, Claude Debussy, Analyse de l’œuvre, Fayard, 1962, pp. 579-580). Des Brouillards étranges d’où émergent quelque lambeau de thèmes ouvrent le second livre. Il y a dans ces pages une chimie sonore aux dimensions spatiales qui devait être aussi peu comprise dans les années 1910-1912 que celle de la sonate de Boulez trente-six ans plus tard. Feuilles mortes évoque également la nature avec un raffinement offrant des beautés automnales presque insoutenables. Après l’atonalité de Brouillards, celle démesurément élargie de Feuilles mortes ouvre sur des écritures plus novatrices encore et ne mènent pas loin de Boulez. La Puerta del Vino est une carte postale en couleurs envoyée à Debussy par De Falla, dans laquelle le piano se fait guitare géante. La Terrasse des audiences du clair de lune est dotée d’un titre fabuleux et les Indes fantasmées approchent à travers les écrits de Pierre Loti. Ondine est sœur de Ravel, ruisselante, tentatrice et nue selon Cortot, l’on rêve de n’être point mortel. Feux d’artifice termine avec éclat ce second livre dans une pièce très novatrice également, athématique, atonale et statique, éclat de virtuosité transcendante hors toute liesse populaire et festive. Le jeu de Pollini se fait apollinien, ordre, mesure et maîtrise de soi dont le piano n’est que le prolongement.
Dans le programme proposé, tout n’était que préludes, ceux de Chopin couvrant la première partie de la soirée. Préludes ne préludant à rien, œuvres ne valant que par elles-mêmes, moments parfois d’une extrême brièveté mais dans une esthétique romantique du fragment, organisés comme Bach organisa les siens mais en y ajoutant autant de fugues, avec la rigueur du cycle des quintes et des correspondances entre tonalités relatives. Pollini reste fidèle à sa perception gravée dans son enregistrement de 1975 et c’est encore sa main gauche, surtout dans le sixième prélude, qui marque les esprits par les qualités d’une présence rare, solide fondation à la mélodie. Comme toujours, les élans romantiques ne provoquent ni emphase ni épanchements gratuits dans ces nuances expressives que rejettera Boulez pour sa sonate. C’est la force de Pollini que de contrer cette idée que des préludes ne mènent à rien. Ce soir, ceux de Chopin comme de Debussy, dans leur brièveté et leur enchaînement, nous menaient de la rigueur du cycle des quintes et des tonalités relatives aux atonalités debussystes et à l’expressionnisme boulézien. Ils tendaient tous à la présentation d’une certaine idée de la musique française en trois courants que l’on montrait successifs et non séparés de quelque révolution fondamentale. Revenant en toute fin de programme à la première Ballade de Chopin, Pollini fermait la boucle Chopin-Debussy-Boulez-Debussy-Chopin, ou plus exactement faisait reposer l’arche sur ses bases. Pollini comme Debussy refusait toute concession dans les pièces jouées ce soir, pour retrouver, jusque et peut-être surtout dans la sonate de Boulez, ce que Debussy nommait la chair nue de l’émotion.
C’est sur l’élément pédagogique que je souhaite rester quelques lignes. L’on peut bien sûr rappeler ses cours de composition à Bâle, à l’initiative de Paul Sacher ou les vingt ans passés au Collège de France. Ses écrits ont marqué également, surtout son analyse du Sacre du Printemps de Stravinski, en 1953, ou Penser la musique aujourd’hui (1963, édition tel, Gallimard). Michel Foucault écrivait de lui que l’essentiel pour Boulez était de penser la pratique au plus près de ses nécessités internes sans se plier à aucune d’elles. Pour Foucault, Boulez montrait que le rôle de la pensée dans ce que l’on fait n’est ni simple savoir-faire ni pure théorie, mais de donner la force de rompre les règles dans l’acte même qui les fait jouer. Lisons ces quelques lignes des considérations générales qui ouvrent Penser la musique aujourd’hui : « Je redoute après ces déclarations, que l’on me traite d’abstrait absolu, et que l’on ne m’accuse d’oublier, à force de parler structures, le contenu proprement musical de l’œuvre à écrire. J’estime qu’il y a, là aussi, un malentendu à lever. Ainsi que l’affirme le sociologue Lévi-Strauss à propos du langage proprement dit, je demeure persuadé qu’en musique il n’existe pas d’opposition entre forme et contenu, qu’il n’y a pas d’un côté de l’abstrait de l’autre du concret. Forme et contenu sont de même nature, justiciables de la même analyse » (p. 31). Il définit, comme le souligne encore Claude Abromont, un rapport au matériau sonore inédit, déductif, inventif, complexe, forgeant la notion de multiplication d’accords, soit un concept qui permet de sortir le sérialisme d’une pensée mélodique pour au contraire explorer des champs harmoniques librement exploitables, Abromont emploie le terme de « sculptables », recherches qu’il renouvelle ensuite régulièrement.
Longtemps, la musique contemporaine, dès l’École de Vienne et ce qui vient ensuite, Nono, Stockhausen, Boulez lui-même bien sûr, m’a semblé inécoutable, je dirai aujourd’hui par rapport à ma perception ancienne, incompréhensible et le seul intérêt que je trouvais, par exemple, aux pièces de Webern était leur brièveté. Poussé néanmoins par la curiosité, je suis allé écouter l’Ensemble intercontemporain, dirigé par Pierre Boulez, lors d’un de ses passages à Genève, il doit maintenant y avoir une vingtaine d’années. Au programme, des œuvres de Schönberg et de Boulez lui-même, qu’il prit le temps d’expliquer. Dans la première partie, la battue du chef, que je trouvais immédiatement si claire, si précise, servit à elle seule d’explication de texte. Dans la seconde, le verbe au geste conjugué du compositeur et de l’interprète confondus ajoutaient la compréhension à la découverte. C’est très précisément de ce soir là que je puis dater mon ouverture à la musique contemporaine, que je me lançais à la découverte de la seconde École de Vienne et de tout ce qui suit. J’ai souvent ensuite vu Boulez diriger, notamment à Salzbourg, des symphonies de Mahler, et toujours la précision du geste me semblait exemplaire. Je l’ai entendu aussi à Bayreuth, diriger Parsifal en 2004 et nombre de ses disques complètent depuis les dizaines de mètres linéaires qui forment ma discothèque. Alors à l’annonce du programme du récital donné par Maurizio Pollini ce 30 mars 2015, c’est la Sonate pour piano n°2 de Pierre Boulez qui justifiait mon déplacement. Trop rare encore au concert comme au disque, cette œuvre exigeante est cependant essentielle au piano du 20ème siècle. Des gens déjà quittaient la salle avant qu’elle ne commençât, refusant le passage de Debussy à Boulez. Pendant l’exécution de l’œuvre aussi, d’aucuns partaient encore. Il est dommage que ces gens-là en restent au stade de l’incompréhension et l’on peut sans doute leur faire le reproche de ne pas écouter, de refuser d’ouvrir leur esprit au-delà de leur compréhension. Ils n’étaient cependant que quelques uns et le nombre de ceux qui restaient suffisait à dire sans doute que cette pièce est aujourd’hui au répertoire du piano.
Œuvre éruptive, selon les termes de Dominique Jameux, adolescente prétend le programme de la soirée, car écrite par un compositeur âgé seulement, en 1948, de vingt-trois ans. L’œuvre a un caractère vif et passionné, elle est traversée d’élans rageurs qui rappellent ceux de l’opus 106 de Beethoven, et est animée d’une grande virtuosité et d’une expressivité à fleur de peau. Boulez lui-même prescrit à son sujet d’éviter absolument et surtout dans les tempos lents, tout « ce que l’on convient d’appeler les ‘nuances expressives’ ». Continuer à écrire qu’elle n’a rien perdu de son radicalisme et de son pouvoir de provocation, comme le programme de la soirée, ne me semble aujourd’hui que chercher à justifier le départ de certains et la résistance des autres en oubliant que, certainement, l’on n’est plus au temps de la brandir comme un manifeste d’une avant-garde aujourd’hui bien âgée et, c’est le destin de toute avant-garde, dépassée depuis longtemps par d’autres avant-gardes. Si Boulez affirmait avoir mis à feu dans sa partition tout les formes classiques, cette deuxième sonate reste construite sur des principes éprouvés même si elle développe une vision personnelle du dodécaphonisme et prolonge les recherches de Webern. Le premier mouvement est marqué Extrêmement rapide et est d’une force percutante agressive mais lucide. Le deuxième mouvement, Lent, est une grande variation, c’est le plus long des quatre. Le troisième mouvement, très bref, Modéré, presque vif, ouvre le dernier, Vif et fait la transition vers un mouvement extrêmement libre, opposant en son sein une partie lente et une autre très rapide. « Après cette deuxième sonate, je n’ai plus rien écrit en rapport avec une forme passée. J’ai toujours trouvé une forme qui a jailli de l’idée elle-même et grandi avec elle » (notice accompagnant l’enregistrement de Maurizio Pollini, DGG, p. 21). Maurizio Pollini garde dans cette œuvre toutes les qualités de son enregistrement réalisé il y a près de quarante ans, une immense virtuosité qui permet de pulvériser les sons dans l’extrêmement vif tout en gardant toujours une grande clarté et une profonde lisibilité. S’il en est un qui sait se garder de toute nuance expressive, c’est bien lui, sans pour autant devenir inexpressif.
Hors programme et après cette sonate très applaudie, Maurizio Pollini revint donner un Prélude de Claude Debussy. Il avait commencé la deuxième partie de ce récital avec six extraits du Deuxième livre et y revenait avec un septième, entourant Boulez de Debussy, dans une certaine idée de la musique française. Ces préludes n’ont rien de communs avec ceux, entendus en première partie, de Frédéric Chopin ; ils cherchent ici à rendre des atmosphères pour permettre à l’auditeur de se placer dans un état de réceptivité propice à son identification au paysage ou personnage évoqué. Vladimir Jankélévitch écrivait à leur sujet : « Le statisme et la phobie du développement discursif ont trouvé dans le prélude leur forme privilégiée. (…) Le prélude, c’est l’avant-propos éternel d’un propos qui jamais n’adviendra » (cité par Harry Halbreich, Claude Debussy, Analyse de l’œuvre, Fayard, 1962, pp. 579-580). Des Brouillards étranges d’où émergent quelque lambeau de thèmes ouvrent le second livre. Il y a dans ces pages une chimie sonore aux dimensions spatiales qui devait être aussi peu comprise dans les années 1910-1912 que celle de la sonate de Boulez trente-six ans plus tard. Feuilles mortes évoque également la nature avec un raffinement offrant des beautés automnales presque insoutenables. Après l’atonalité de Brouillards, celle démesurément élargie de Feuilles mortes ouvre sur des écritures plus novatrices encore et ne mènent pas loin de Boulez. La Puerta del Vino est une carte postale en couleurs envoyée à Debussy par De Falla, dans laquelle le piano se fait guitare géante. La Terrasse des audiences du clair de lune est dotée d’un titre fabuleux et les Indes fantasmées approchent à travers les écrits de Pierre Loti. Ondine est sœur de Ravel, ruisselante, tentatrice et nue selon Cortot, l’on rêve de n’être point mortel. Feux d’artifice termine avec éclat ce second livre dans une pièce très novatrice également, athématique, atonale et statique, éclat de virtuosité transcendante hors toute liesse populaire et festive. Le jeu de Pollini se fait apollinien, ordre, mesure et maîtrise de soi dont le piano n’est que le prolongement.
Dans le programme proposé, tout n’était que préludes, ceux de Chopin couvrant la première partie de la soirée. Préludes ne préludant à rien, œuvres ne valant que par elles-mêmes, moments parfois d’une extrême brièveté mais dans une esthétique romantique du fragment, organisés comme Bach organisa les siens mais en y ajoutant autant de fugues, avec la rigueur du cycle des quintes et des correspondances entre tonalités relatives. Pollini reste fidèle à sa perception gravée dans son enregistrement de 1975 et c’est encore sa main gauche, surtout dans le sixième prélude, qui marque les esprits par les qualités d’une présence rare, solide fondation à la mélodie. Comme toujours, les élans romantiques ne provoquent ni emphase ni épanchements gratuits dans ces nuances expressives que rejettera Boulez pour sa sonate. C’est la force de Pollini que de contrer cette idée que des préludes ne mènent à rien. Ce soir, ceux de Chopin comme de Debussy, dans leur brièveté et leur enchaînement, nous menaient de la rigueur du cycle des quintes et des tonalités relatives aux atonalités debussystes et à l’expressionnisme boulézien. Ils tendaient tous à la présentation d’une certaine idée de la musique française en trois courants que l’on montrait successifs et non séparés de quelque révolution fondamentale. Revenant en toute fin de programme à la première Ballade de Chopin, Pollini fermait la boucle Chopin-Debussy-Boulez-Debussy-Chopin, ou plus exactement faisait reposer l’arche sur ses bases. Pollini comme Debussy refusait toute concession dans les pièces jouées ce soir, pour retrouver, jusque et peut-être surtout dans la sonate de Boulez, ce que Debussy nommait la chair nue de l’émotion.
6 avril 2015.
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