Les mouvements
culturels de la fin du 19ème et du 20ème siècles se
plaisaient à un certain modernisme, courant qui irradiait alors bon nombre des
domaines artistiques, dont la musique, et qui donna certains chefs-d’œuvre, dont les trois pièces données par Sir Simon Rattle à la tête des
Berliner Philarmoniker, ce soir du 26 août 2013 au Festival de Salzbourg.
Invités réguliers des lieux dont ils clôturent les festivités ces dernières
années, ils nous ont toujours offerts des programmes pensés, dont on sort chargé
des souvenirs d’une expérience vécue. Verklärte
Nacht, opus 4, de Schönberg, Drei
Bruchstücke für Gesang und Orchester aus Wozzeck, opus 7 de Berg, et le Sacre du Printemps, dans sa version de
1947, de Stravinsky partageaient l’affiche. Ce programme évoquait le centenaire
de concerts dont le scandale a durablement marqué l’histoire de la musique.
31 mars 1913 à
Vienne, un concert présentant des œuvres de Schönberg et Berg provoqua un tollé et
l’on retrouva dans la presse du lendemain les termes, qui restèrent, de Skandalkonzert. Si le programme donnait
la Symphonie de chambre opus 9 de
Schönberg, les critiques se focalisèrent contre les pièces de Berg, les cinq Altenberg-Lieder, aujourd’hui opus 4, et
de Webern, les 6 Pièces pour orchestre,
opus 4 à l’époque. Quatre des Lieder pour
orchestre d’après des poèmes de Maurice Maeterlinck, de Zemlinsky, dont on
savaient qu’ils marcheraient très bien, complétaient le tableau, alors que les Kindertotenlieder de Mahler, qualifiés
de « mortellement sûrs »
par certains, ne purent finalement être donné dans le tumulte vainqueur. Esteban
Buch en rappelle, dans Le cas Schönberg,
le déroulement : « rires
sarcastiques, sifflets, huées, injures, empoignades, Webern hors de lui vociférant
des insultes, Berg apparemment paralysé dans son coin, Schönberg exaspéré
menaçant du haut du podium d’expulser les fauteurs de trouble, une gifle
décrite comme l’accord le plus parfait de la soirée, les vaines tentatives d’un
commissaire de police pour ramener le calme, une salle plongée dans la
pénombre, bref le chaos, de surcroît prolongé par une intense polémique dans la
presse et deux procès en justice ». L’Akademischer Verband für Litteratur und Musik, organisatrice du
concert se trouva en effet opposée à travers son président à l’un des
démonstrateurs. Naissance de l’avant-garde, ce concert connut avant d’être
donné de multiples péripéties dans son organisation, le choix des œuvres,
l’ordre dans lequel les donner etc. L’on trouva à Berg des traces de talents
mais l’on fulmina contre les cacophonistes viennois, surtout leur chef, qui
osait lancer sans scrupules ses élèves sur de fausses pistes qui ne mènent ni à
l’art ni à la culture. L’on osait entendre dans les pièces de Webern les
pauvres cris d’un petit chat malade et le reste à l’avenant. Alors que l’un des
textes d’Altenberg mis en musique par Berg se termine sur les vers « La vie et le rêve de la vie, tout est enfin
fini », quelqu’un cria « Dieu
soit loué ! ». Anton Webern, assis dans une loge, cria
distinctement à l’adresse du parterre – phrase reprise dans tous les
comptes-rendus « Hinaus mit der
Bagage ». L’on hurla ensuite de mettre tous les fous à l’asile et l’on
répliqua qu’il ne serait pas assez grand…
Heureusement,
Rattle ne connut pas ce soir le déroulement confus et vertigineux des incidents
d’une création houleuse. Les temps sont passés, le modernisme est dépassé et
l’avant-garde ne l’est plus. Rattle nous a montré les années passées en ces
lieux, en confrontant Wagner et le trio de la Nouvelle Ecole de Vienne, que le
premier était le véritable révolutionnaire, puis, l’année suivante, en traçant
des ponts entre Brahms et Lutoslawski, que les influences sont multiples, les
avancées et les regards en arrières largement croisés.
Stephen Walsh, dans
l’essai publié en anglais dans le programme de la soirée, découpait son propos
en trois parties successives, Adultery
redeemed pour présenter la pièce sensible de Schönberg, cette nuit
transfigurée initialement écrite pour sextuor à cordes et transcrites ensuite
pour orchestre à cordes, Adultery
punished pour les pièces tirées de Wozzeck
de Berg, qui voient la mort de Marie dont le corps flotte sur les eaux d’un
étang devant lequel jouent insouciants des enfants et son fils, Adultery fragmented enfin.
Dans
la pièce de Schönberg, la direction de Rattle et la qualité de l’Orchestre
créent une ambiance, transfigurent les nuits et font apparaître ce que la pièce
doit tant à Brahms qu’à Wagner, dans une esthétique du compromis qui intègre la
musique de chambre dans le sillage des sextuors de Brahms, tout en s’inspirant
d’un texte de Dehmel, tournant vers Wagner son traitement d’une cellule
thématique développée au-dessus d’une harmonie très changeante. Un seul
mouvement de vaste dimension, un poème est produit en tête de la partition,
tiré du recueil Weib und Welt, qui
rapporte le dialogue d’un homme amoureux et d’une femme qui lui avoue attendre
un enfant d’un autre. Expression plus qu’illustration : situation du
couple au traditionnel clair de lune (très lent), aveu de la femme (plus
animé), avec la présentation du thème principal, attente de la réaction de
l’homme, courte période de transition basée sur le retour du thème de
l’introduction lourdement martelé, réponse de l’homme dont l’amour sera supérieur
à la situation, lointain écho final d’un thème wagnérien qui conclut sur la
rédemption par l’amour. L’adultère racheté dans un moment de musique pure aux
cordes éblouissantes qui ne sont plus celles, légendaires, de Karajan. Le son
est autre, le style aussi mais demeure un engagement supérieur, une signature.
Avec
les trois pièces chantées tirées de Wozzeck,
Barbara Hannigan rejoignait le chef et l’Orchestre. Le répertoire est
parfaitement maîtrisé par cette chanteuse qui se fait de la modernité une
carrière digne d’éloges. Si le style est la et le timbre parfait, l'engagement scénique, manque
néanmoins de la puissance pour affronter un tel orchestre dans une salle si
vaste. C’est la fragilité et la fragmentation de l’adultère finalement puni,
l’enfant jouant sur son petit cheval de bois devant le cadavre flottant sur
l’étang de sa mère. Hésitant, il rejoint les autres enfants, Hop-hop, hop-hop…
29 mai 1913, à
Paris, Pierre Monteux présidait à la création du Sacre du Printemps de Stravinsky, autre scandale fabuleux, qui vit
le public en venir aux mains, casser les chaises, et la police intervenir pour
ramener le calme dans une salle où l’on se demande bien qui pouvait avoir
entendu la musique. Affrontement là aussi de l’avant-garde et du conservatisme,
inutile querelle renouvelée des modernes et des anciens. Diaghilev eut sa part de
provocation lorsqu'il distribua des billets d’arrière-corbeille
(proches de la grande loge) à des jeunes gens chargés de soutenir l’œuvre coûte
que coûte par leurs applaudissements. Cette claque
comme on disait mit le feu aux poudres. Boucourechliev, dans sa biographie de
Stravinsky, souligne néanmoins que si le public a réagi violemment, c’est
qu’il était dérangé dans ses habitudes par des éléments de langage peu
familiers, brutaux mêmes, mais qu’il était susceptible d’entendre et d’évaluer
pour les rejeter : « Passé ce
stade de la communication (encore préservé dans le cas du Sacre), lorsqu’un langage est totalement
incompris, il ne se passe plus rien ». Certes, la chorégraphie, que
l’on trouva alors trop sexuelle alors qu’elle paraît bien sage aujourd’hui que
les commémorations de la création de l’œuvre la restituent sur les scènes du
monde, participa aussi au scandale. Absence d’intrigue, soulignait néanmoins le compositeur par rapport au
contenu de cette pièce. Sans plus créer de scandale aujourd’hui, le Sacre reste une pièce maîtresse du
répertoire, tant au plan symphonique, où Monteux finit rapidement par
l’imposer, qu’au plan scénique, les plus grands chorégraphes y laissant leurs
marques profondes, Maurice Béjart ou Pina Bausch pour n’en citer que deux dont
je garde en tête les images.
La direction de
Simon Rattle dans cette pièce ne vise pas la révolution ni la modernité, moins
encore les arcanes de la morale d’un certain modernisme. Synthèse des
interprétations, il marque l’œuvre d’une profonde musicalité, laissant
s’exprimer toute la puissance d’une création qui marque l’auditoire. Il y a
toujours dans une audition réussie du Sacre
une forme de transe qui doit s’emparer de l’auditeur, qui ne doit pas le
laisser sortir indemne d’une écoute exigeante. Il y a dans ces tréfonds d’une
Russie païenne fantasmée quelque chose d’universel, la violence de la mort, la
fertilité du sexe, la puissance de l’humanité en guerre. N’est-ce finalement
pas dans les sillons creusés du sacrifice originel que les soldats de la Grande
Guerre moururent par milliers dans des tranchées ouvertes dès l’année suivante,
victimes expiatoires d’un effondrement total, arcanes immorales du modernisme
des armements qui plongèrent le monde sous un déluge de fer et de sang.
Oh Barbara
Quelle connerie la guerre
Quelle connerie la guerre
Qu'es-tu devenue maintenant
Sous cette pluie de fer
De feu d'acier de sang
Et celui qui te serrait dans ses bras
Amoureusement
Est-il mort disparu ou bien encore vivant
Oh Barbara
Il pleut sans cesse sur Brest
Comme il pleuvait avant
Mais ce n'est plus pareil et tout est abimé
C'est une pluie de deuil terrible et désolée
Ce n'est même plus l'orage
De fer d'acier de sang
Tout simplement des nuages
Qui crèvent comme des chiens
Des chiens qui disparaissent
Au fil de l'eau sur Brest
Et vont pourrir au loin
Au loin très loin de Brest
Dont il ne reste rien.
Qui crèvent comme des chiens
Des chiens qui disparaissent
Au fil de l'eau sur Brest
Et vont pourrir au loin
Au loin très loin de Brest
Dont il ne reste rien.
27 août 2013.
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