Pour sa première apparition au pupitre de l’OSR
dans sa nouvelle dignité de principal chef invité, Kazuki Yamada proposait un
programme aux allures contemporaines que tentait de gommer la communication de
l’orchestre, dont les affiches en ville proclamaient largement Yamada dirige Beethoven ! Il y a là
un je ne sais quoi de craintes irrépressibles face à la musique contemporaine,
qui doit certainement conduire à penser que l’on ne pourra remplir la salle en
mettant davantage l’accent sur Takemitsu ou MacMillan, que la bourgeoise
calviniste, si elle devait les connaître, n’hésiterait sans doute pas à fuir,
les plus éduquées à bouder. Tant de préjugés sur la musique moderne,
contemporaine, du XXème siècle, peu importe du nom dont on la décrive.
Inécoutable, dissonante, incompréhensible, inconvenante. C’est oublier que
l’OSR s’est essentiellement construit sur un répertoire contemporain cher à
Ansermet qui, dès 1918, jouait Stravinski, Debussy, Ravel, Bartók, souvent avec
eux, Mahler aussi qui n’était pas encore un classique au début des années 1920.
Ce pilier de tout répertoire symphonique
qu’est Beethoven, sur lequel tant d’orchestres se sont construits, n’est venu
que plus tard et il revint somme toute au mandat de Wolfgang Sawallisch
d’élargir le répertoire de l’orchestre vers les fondamentaux germaniques. C’est
dire qu’alors, l’on eût annoncé en tête d’affiche Takemitsu et MacMillan.
De Toru Takemitsu, l’on nous proposait donc Mittsu no eiga ongaku – Three Film Scores
pour orchestre à cordes, pièce de 1995, composées, successivement, de Music of Training and Rest (Allegro), de
José Torres (1959), Funeral Music (Espressivo ma pesante),
de Black Rain (1989), et La Valse (Molto sostenuto), de Face of Another (1966). Comme l’exposait
le compositeur dans une phrase citée dans le programme de la soirée, « J’ai longtemps lutté pour ne pas avoir de
qualités ‘japonaises’. Grâce à John Cage, j’ai enfin compris la valeur de mes
propres traditions ». L’influence occidentale pour tout Japonais
contemporain de Takemitsu (1930-1996) vient essentiellement de l’occupation
américaine qui suivit la seconde guerre mondiale. Les reproches de mimétisme
occidental au détriment de la création d’un idiome national plus typiquement
japonais tombèrent sur Takemitsu comme sur d’autres en ces temps difficiles.
Jean-Noël von der Weid, dans son ouvrage consacré à La musique du XXè siècle ne pouvait s’empêcher de poser la question
problématique essentielle : les œuvres occidentales – ou considérées, à
tort ou à raison comme telles – composées par les compositeurs orientaux ne
seraient-elles que des produits hybrides, sinon même acculturés ?
Takemitsu eut à s’y débattre, puisqu’il travailla, sous l’occupation, sur une
base militaire américaine où il se trouva confronté au jazz, notamment.
Compositeur autodidacte, il découvrit Debussy et Messiaen et c’est dans une
série de conférences données avec John Cage à Hawaï dans la première moitié des
années 1960 qu’il se fit remarquer en occident. C’est sous l’impulsion de Cage
que Takemitsu revient aux sources de la musique nippones et à ses instruments
traditionnels, surtout dans ses musiques de film. Cependant, les trois pièces
données ce soir, écrites pour orchestre à cordes occidentales est une notable
exception sur ce point. Suite de concert tirée de trois partitions écrites pour
le cinéma, c’est à Gstaad en 1995 qu’elles furent créées. Les films ici
concernés sont José Torres, de
Hiroshi Teshigawara, qui plante le décor d’une salle de gym à Harlem,
documentaire sur l’entraînement du boxeur portoricain éponyme, Black Rain, de Shohei Imamura, dont le
sujet est la destruction d’Hiroshima par la bombe atomique et, finalement, Face of Another, à nouveau de Hiroshi
Teshigawara, qui dépeint la vie de deux personnes gravement brûlées au visage,
l’une par la bombe atomique lâchée sur Nagasaki. Musique universelle, ces trois
pièces n’ont rien de déroutant et sont parfaitement adaptées au cinéma, offrant
à Kazuki Yamada une entrée en matière pas trop risquée vers la musique de son
pays.
Dans le Concerto
pour violon et orchestre de James MacMillan, né en 1959, l’atmosphère
change. Musique à multiples références, la coupe tripartite est celle d’un
concerto classique, avec un mouvement initial plein d’énergie, un mouvement
lent central et un final porté par un certain élan. Le matériau thématique
provient des danses et mélodies traditionnelles de son pays, qu’il reconnait
comme « modes d’expression et de
récit fort anciens qui sont au chœur de [son] œuvre ». La partie
violonistique est constamment d’une grande difficulté, écrite pour Vadim Repin,
créateur de l’œuvre en mai 2010 au Barbican Hall de Londres, avec le London Symphony Orchestra dirigé par
Valery Gergiev. Redonnée en 2011 à New York avec le Philadelphia Orchestra sous la direction de Charles Dutoit, elle
l’est ce soir à Genève en première suisse. C’est d’ailleurs là tout l’enjeu de
la création musicale contemporaine, qu’il ne s’agit pas seulement de donner une
fois, mais de rejouer ensuite pour lui permettre une entrée au répertoire.
Dance, premier mouvement, s’ouvre comme
un coup de fouet et fait penser à Bartók comme à Chostakovitch, davantage
qu’aux dances traditionnelles anglaises. Song,
partie centrale, se base sur des mélodies traditionnelles celtes. Song and Dance, mouvement final, s’ouvre
sur une scansion des musiciens : Eins,
zwei, drei, meine Mutter, tanz mit mir, hommage à la mère du compositeur
qui laisse cependant perplexe, mais qui se poursuivra en fin de mouvement
avec : Fünf, sechs, sieben, bist Du
hinter das blaue Glas gegangen ? Si Repim se montre plein d’énergie et
d’une grande maîtrise technique dans la défense de cette pièce agréable à
l’écoute, l’orchestre montre également de belles dispositions. Bien que les
couleurs soient un peu toujours les mêmes – le temps n’est plus où Ansermet
consacrait des répétitions entières aux timbres de l’orchestre, l’on se dit que
le répertoire contemporain reste l’un de ceux qui convienne le mieux à l’OSR et
qu’il est bien dommage que l’on n’ose le programmer davantage. Alors
qu’approche le centenaire de la création du Sacre
du printemps, il faut convenir que la période de création la plus
expérimentale, et partant la plus délicate à convaincre un large public, est
aujourd’hui largement dépassée et que l’on n’est plus au temps des audaces les
plus folles qui déchainaient tumultes et émeutes ou vidaient les salles de
concerts d’un public hermétiques aux concepts inapprochables.
Quant à la Troisième
Symphonie, en mi bémol majeur, opus 55, dite Héroïque, de Ludwig van Beethoven, elle est un classique
inaltérable, dont on ne peut guère s’empêcher de penser que la présence au
programme du jour servait à faire passer la première partie et à s’assurer une
présence minimale du public dans la salle. Ce programme donné deux fois, les
mercredi 28 et vendredi 30 novembre 2012, nous a permis de mesurer l’apport
d’une exécution en public d’une œuvre de cette ampleur. Rappelons tout de même
qu’il ne s’agit que du deuxième concert dirigé par Kazuki Yamada à la tête de
l’OSR. Le premier avait soulevé l’enthousiasme d’un début passionnant, dans un
programme plus proche des fondamentaux de l’Orchestre, avec notamment le Prélude à l’après-midi d’un faune de
Claude Debussy, et L’oiseau de feu
d’Igor Stravinsky. Dans Beethoven, il fallait aux musiciens et au chef
apprendre à se connaître. Ainsi, le premier soir nous offrait une
interprétation intéressante dans laquelle on entendait bien quelque chose, qui
demeurait cependant inabouti. S’il y a bien du Napoléon dans cette œuvre, ce
n’est pas le révolutionnaire qui allait mettre l’Europe à genoux que l’on
entendait. Des tempi amples donnaient du souffle à la partition qui manquait
cependant de tension, voire de nervosité, d’héroïsme. Ce ne fut pas Waterloo,
non, mais ce ne fut pas Arcole, le soleil levant d’un jeune chef, pas encore à
son zénith. Au deuxième soir, l’effet fut tout autre. Les prémices de la
première exécution intégrées, c’est une interprétation pleinement convaincante
que nous livraient le chef et l’orchestre. Ce Napoléon-là était vainqueur, pas
d’Austerlitz non, Empereur il s’était perdu aux yeux du génie, mais de Rivoli,
des Pyramides, de Marengo, lorsqu’encore révolutionnaire il emballait
Beethoven, grand lecteur de Kant, qui voyait dans la Révolution française
triompher l’esprit des Lumières, alors que le conservatisme
contre-révolutionnaire de Metternich allait durablement marquer l’Autriche
jusqu’en 1848.
Ce début de saison à l’OSR laisse ainsi
perplexe, comme si nous étions dans une période de transition. La direction
artistique et musicale de Neeme Järvi n’a pas convaincu dans les deux premiers
concerts extraordinaires donnés en début de saison. Les premiers concerts
ordinaires, dirigés par Marek Janowski, regardaient encore vers les saisons
passées. Kazuki Yamada nous tourne résolument vers l’avenir alors qu’à Genève
toute vision fait malheureusement défaut et que l’on ne sait jusqu’où on le
laissera nous mener.
2 décembre 2012