Marquer le 450ème
anniversaire de Claudio Monteverdi, c’est aussi marquer celui de la création
d’un genre, l’opéra. Au cours d’une large tournée internationale qui les menait
ces jours-ci au Festival de Lucerne, le Monteverdi Choir, les English Baroque
Soloists et John Eliot Gardiner donnent les trois opéras qui subsistent en
versions de concert. L’incoronazione di
Poppea, dont la création remonte
à l’an 1643, sans doute, au Teatro Santi
Giovanni e Paolo, à Venise est le dernier des trois, composé juste après Il ritorno d’Ulisse in patria mais plus
de trente ans après L’Orfeo. Vers
1600 à Florence, les premiers opéras virent la scène, avant que le genre ne se
répandît en Italie, à l’initiative des Cours de Mantoue et de Parme. Vers 1620,
le Pape Clément IX fonda même une école romaine d’opéra dans la Ville
éternelle. En 1637, Venise ouvrait le premier théâtre lyrique du monde,
accessible à tout simple citoyen, moyennant payement d’un droit d’entrée. L’on
quitte le spectacle réservé aux familiers du prince et à la gloire de sa cour
pour une ouverture sur le monde et le modèle subsiste encore aujourd’hui.
Avec le dernier
opéra de Monteverdi, l’on quitte pour la première fois les sujets fondés sur la
mythologie pour un livret historique, mâtiné aux références du pouvoir de
l’époque. Venise au milieu du XVIIème siècle vit dans un
bouillonnement culturel intense entretenu par les commandes des familles
patriciennes comme des confréries religieuses. L’Incoronazione
di Poppea est généralement considéré comme le point culminant de l’œuvre du
compositeur et contient des scènes dramatiques aussi bien que comiques, dans ce
qui restera une caractéristique de l’opéra baroque comme du théâtre
élisabéthain. Les caractères des personnages y sont décrits de manière réalistes
et, très largement, négatives. Victoire totale de la brutalité et de
l’immoralité, cette œuvre veut sans doute montrer à l’auditeur jusqu’où peut
conduire le manque d’amour, de compassion et d’ordre. Confier au titre-même le
thème du couronnement de la courtisane donne toute son importance au propos.
L’impossible est rendu possible par un simple caprice de l’Amour, Éros nu dans
le titre de l’essai du programme de la soirée, Éros triomphant dans l’illustration
du Caravage en miroir, Éros enfant espiègle qui ne peut intégrer les règles de
la société.
Aucun des personnages
n’est dépeint avec des traits sympathiques par Monteverdi et son librettiste.
Octavie est insensible, qui veut forcer Othon à tuer Poppée, sa maîtresse, dont
il est follement amoureux. Elle n’hésite pas à le menacer de calomnie, de
torture ou de mort s’il devait ne pas s’exécuter. Marianna Pizzolato campe une
impératrice qui n’a guère l’occasion de se laisser abattre sans combattre, mais
elle défend plus qu’elle-même dans ce pugilat, toute la gens Julio-claudienne, son histoire et sa permanence à la tête de
Rome face à son époux qui déroge.
Othon, décontenancé,
est incapable de trouver sa place entre l’amour qu’il porte à la femme qui le
quitte pour l’Empereur et la fidélité vouée à celui-ci. Il n’hésitera pas à impliquer
Drusilla, dont l’amour le regarde respirer, dans son désastre personnel. Carlo
Vistoli incarne parfaitement cette ambivalence. Il est pourtant exactement cela
et bien plus que cela historiquement. Si l’on relit Suétone dans ses Vies des
douze Césars, Othon y est dépeint comme un personnage assez peu recommandable
et disposé à tout pour parvenir à ses fins. Il séduisit ainsi une vieille
courtisane dans le seul but d'entrer en contact avec Néron, dont il partagea
les frasques sexuelles jusqu’à en devenir l’un des favoris. Plutarque et
Suétone soulignent sa coquetterie qu’ils qualifient d’efféminée et
lui prêtent une complicité homosexuelle avec l’empereur ou même,
selon Dion Cassius, avec ses mignons. S’il faut être prudent avec l’usage de
qualificatifs anachroniques, les mœurs de l’époque n’étant pas les nôtres, la
nature vocale des deux rôles de Néron et d’Othon, des castrats aujourd’hui
campés soit comme des rôles travestis par des mezzo-sopranos, soit par des
contreténors, comme ce soir, ne tend pas à les imposer comme des parangons de
virilité. Néanmoins, Othon se liguera avec Galba pour abattre Néron, puis
assassinera Galba pour usurper à son tour la pourpre impériale. Il ne règnera
que trois mois, du 15 janvier au 16 avril 69, avant de se suicider pour ne pas
tomber entre les mains de son successeur, Vitellius. C’était l’Année des quatre
empereurs, qui parachevait la destruction du projet d'Auguste.
Sénèque, qui pourrait
représenter une figure solide, n’est pas épargné non plus par le livret. La vox populi, incarnée par les soldats ou
le page, le décrit comme extrêmement impopulaire et antipathique et Monteverdi
souligne la vanité et l’arrogance de ses semonces, notamment par des
coloratures vides qui ne sont pas même rehaussées de paroles. La rigidité de la
forme musicale qui lui est offerte montre celle du personnage. C’est une basse
qui l’incarne, basse qui s’imposera dans l’opéra comme le symbole de rôles
d’autorité, notamment rois et empereurs. Il était sans doute le seul à pouvoir
maintenir l’Empire au sens premier, c’est-à-dire l’Imperium, le pouvoir suprême composé du pouvoir civil à Rome comme
du pouvoir militaire hors de Rome, dans sa constance augustéenne, son éthique.
Le suicide de Sénèque est un sommet
théâtral de l’œuvre, son point central, qui lui sert donc de pivot. Sénèque
vivant, la dignité impériale revêtait encore Néron ; mort, les scandales
s’enchainent et emportent le trône. Il était le pilier de l’édifice, lui tombé,
tout s’effondre. Gianluca Buratto possède un grave profond dont les qualités de
timbre ressortent davantage encore à être le seul à s’exprimer dans un registre
grave, entouré de tessitures toutes plus aiguës que la sienne.
Néron reste une
figure tragique de l’Histoire, un personnage dont l’image négative a traversé
les siècles, depuis les auteurs latins, Suétone, Plutarque ou Dion Cassius, jusqu’à
l’époque moderne, notamment dans les lignes du célèbre Quo Vadis ? d’Henryk Sienkiewicz, qui lui valut le Prix Nobel
de littérature en 1905 et une adaptation à l’écran dans laquelle Peter Ustinov
campe un personnage d’anthologie, la lyre à la main devant Rome en flammes.
Avec Monteverdi, Néron est dépeint par tous les moyens musicaux, pour mettre en
scène un minutieux dessin psychologique. Dans sa relation avec Poppée, il offre
toutes les opportunités de brusques changements de sentiments et donc de
variations musicales. Néron est empereur et cela revient quasiment dans chaque
phrase du livret, qui affirme ainsi une position altière du souverain. Cette
qualité impériale, Néron en est toutefois dépourvu dans le portrait qu’en dresse
Monteverdi. Contrairement à Sénèque qui s’impose comme un modèle, Néron
n’incarne pas l’imperium majus. Voué
aux plaisirs et non à l’État, il use de son pouvoir pour imposer ses désirs et
rompre les résistances, au point de s’oublier totalement lorsqu’il exile
Octavie pour épouser Poppée. C’est là bien plus qu’un caprice mais une vraie
rupture dans la gestion de l’Empire. Depuis César, le principat s’était
installé dans la famille Julio-claudienne grâce aux naissances naturelles mais
aussi aux adoptions et aux alliances. Auguste, Tibère et Claude avaient veillé,
par leurs unions (au besoin en défaisant celles des autres), à maintenir
l’unité des branches de la famille et donc leur crédibilité à la tête de l’État.
L’union de Néron et d’Octavie complète ainsi la lignée impériale dans une
construction dynastique qui porte une vision à long terme, patiemment
installée. Drusilla (superbe Anna Denis) appartient aussi à cette lignée qui
descend directement d’Auguste (la première Drusilla, fille de Drusus, avait été
la première épouse d’Auguste, la mère de Tibère) et une union avec Othon aurait
intégré celui-ci à la famille impériale, comme il en fut avec Agrippa au
commencement. Le jeune contreténor coréen Kangmin Justin Kim campe un Néron de
toutes les folies, avec une voix qui défie les genres, d’une grande agilité et
parée de riches couleurs expressives, il consume l’imperium majus au seul usage de ses sens. Avec lui mourra une
certaine idée du principat fondée sur la supériorité d’une gens, pour tomber vers un pouvoir souvent offert à celui qui aura
la puissance de le prendre.
Sa complice dans
cette tâche, très belle Hana Blazikova, incarnait ce soir tant Poppée que la
Fortune. Il lui en fallut pour monter les marches du trône, il lui en manqua
pour ne pas trop tôt en redescendre. D’ailleurs, le texte du livret ne
s’ouvre-t-il par sur un prologue mettant aux prises rapidement la Fortune, la
Vertu et l’Amour ? Fortune écarte Vertu, l’envoie se cacher pour être
tombée dans l’indigence, plus personne ne croyant en sa divinité : « Dieu
sans temple, Déesse sans fidèles et sans autels, méprisée, abandonnée, raillée
et bafouée, toujours évincées lorsque je parais ». La réplique fuse
pourtant, Vertu rejetant Fortune, née sous une mauvaise étoile, « coupable
chimère des peuples, que des esprits frivoles ont fait déesse ». Tout est
dit, mais l’Amour emporte la dispute : « J’enseigne la vertu, je
commande aux destinées, ce petit enfant soumet par l’âge le temps et tout autre
dieu. L’éternité et moi sommes jumeaux ». Fortune et Vertu s’unissent
alors pour prétendre qu’il « n’est de cœur humain ni céleste qui ose se
rebeller contre l’Amour ». Le cœur humain et céleste de Néron ne le tenta
même pas.
Le tableau ne serait
pas complet sans une mention spéciale à la Nourrice campée par Michal
Czerniawski. Il apporte à ce travestissement un comique irrépressible auquel la
salle n’hésite pas à rire, un peu à la Blake Edwards, incarnant l’un de ces
rôles de paumé magnifiquement ambigu qui promène entre les genres sa mélancolie
auprès de barmen philosophes et qui pourrait bien aller se consoler de son
insatisfaction permanente en se plantant, à l’aube, devant la vitrine de la
bijouterie Tiffany, sur la 5ème Avenue, à New York, pour y oublier
sa vie intensément vide et ses amours dérisoires… Et dire qu’il n’apparaît même
pas dans le programme du soir, scandaleuse erreur de mise en page qu’il
compense par un succès sur scène.
Avec un orchestre
resserré, vingt-cinq musiciens répartis en deux groupes qui se font face sur la
scène du KKL de Lucerne et offrent autour d’eux une belle mise en espace des
protagonistes sous la houlette d’Elsa Rooke, John Eliot Gardiner est le grand
triomphateur de la soirée. Tournant les trois opéras à travers le monde depuis
bientôt six mois, avec la même équipe, le projet est pleinement abouti. Venant
des Festivals de Salzbourg et d’Edinburgh, la halte lucernoise est sans aucun
doute un sommet de la programmation de cette année.
27 août 2017
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