lundi 27 juillet 2015

LA CONQUETE DU MEXIQUE ET SON DOUBLE


Quiconque s’attendait à retrouver un caractère historique dans l’opéra de Wolfgang Rihm, Die Eroberung von Mexico, donné dans sa première représentation à Salzbourg le 26 juillet 2015 sous l’excellente direction d’Ingo Metzmacher, devra déchanter. Même si les personnages principaux, Montezuma et Cortés, appellent a priori une telle référence, s’y rattacher ne permettrait pas de comprendre cette œuvre particulière. Point ici de récit tiré de Bernal Díaz del Castillo et de son Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne, dont le manuscrit le plus ancien remonte à 1575, qui dresse le portrait de première main d’un noble roi prisonnier du Conquistador. Point davantage de recherche à la source des Lettres du Mexique, que Hernan Cortés envoyait régulièrement à Madrid pour expliquer et justifier ses conquêtes, lettres de première importance pourtant, même si l’on sait aujourd’hui que leur auteur a sans doute pris des libertés avec l’histoire. Point non plus de temple du soleil, de parures dorées et de plumes. Point enfin de recours à cette pensée métisse issue des grandes découvertes, faite de mélange des cultures et de métissages, si justement décrite dans l’excellent ouvrage de Serge Gruzinski (La pensée métisse, Fayard, 1999). Non, c’est vers le théâtre d’Antonin Artaud qu’il faut se tourner, celui que l’auteur décrivait dans la série d’essais qu’il publiait sous le titre Le théâtre et son double, en 1938, et dans lesquels il présente notamment son concept de théâtre de la cruauté, mais qui parle aussi de Dieu comme de la sexualité, et que Raphaël Denys, dans Le testament d’Artaud (Gallimard, 2006) compare à La naissance de la tragédie de Nietzsche.
Artaud nous décrit vivant dans un monde qui glisse, qui se suicide sans s’en apercevoir, à l’atmosphère asphyxiante. Il estime donc que le théâtre doit redevenir grave pour se tourner vers le primat du metteur en scène, sorte de créateur unique qui assumera la responsabilité double du spectacle et de l’action. Un théâtre sans auteur, réduit à une mise en scène totale, pour en finir avec une certaine idée des chefs-d’œuvre soi-disant réservés à la compréhension d’une certaine élite. Le théâtre de la cruauté n’est pas descriptif et ne se raconte pas ; à l’inverse d’un art détaché, fermé, égoïste et personnel, il se propose de recourir au spectacle de masse pour produire une action immédiate et violente. C’est un théâtre qui réveille les nerfs et le cœur, mais sa cruauté n’est pas celle du sang et de la barbarie, il ne s’agit pas de cette cruauté que nous pouvons exercer les uns contre les autres, mais de celle, bien plus terrible encore, que les choses peuvent exercer contre nous. Le constat est que nous ne sommes pas libres, que le ciel peut nous tomber sur la tête et que le rôle premier du théâtre est d’abord de nous l’apprendre. Nous avons avec Antonin Artaud un théâtre où des images physiques violentes broient et hypnotisent la sensibilité du spectateur. Par la violence présentée, une violence de la pensée naît au spectateur, violence désintéressée qui joue un rôle cathartique. Dans ces termes, le théâtre devient une fonction qui fournit au spectateur des précipités véridiques de rêves, où son goût du crime, ses obsessions érotiques, sa sauvagerie, ses chimères, son sens utopique de la vie et des choses, son cannibalisme même, se débondent sur un plan non pas supposé et illusoire, mais intérieur. Dixit Artaud donc pour décrire des rêves qui exaltent nos pulsions, pour produire une forme de sublimation en tant que purgation des mauvaises passions. C’est l’inutilité de l’action dans les circonstances actuelles d’un monde en déclin ; ce théâtre-là, c’est aussi la volonté de retrouver la force de la tragédie antique, un théâtre autour de personnages fameux, de crimes atroces, de surhumains dévouements, sur des thèmes historiques ou cosmiques connus de tous, sans pourtant recourir à de vieux mythes surannés. Il y a ainsi du mysticisme, de la magie et une sorte d’alchimie dans la recherche théâtrale d’Antonin Artaud. 
Dans cette perspective, la mise en scène est le point de départ de toute création théâtrale, recherche de la poésie tout court, sans forme et sans texte ; Artaud ne veut donc que travailler autour de thèmes, de faits et d’œuvres connus, mais pas de la poésie d’un texte. « Le théâtre utilisé dans un sens supérieur et le plus difficile possible a la force d’influer sur l’aspect et sur la formation des choses ». En ce sens, la mise en scène est le langage du théâtre, c’est elle qui va, au centre du processus de création, donner naissance au langage typique du théâtre, dynamique et dans l’espace, à mi-chemin entre le geste et la pensée, sorte de métaphysique de la parole. C’est à un spectacle chiffré qu'il nous invite, un spectacle qui, abandonnant ce qu’il appelle les utilisations occidentales de la parole, se consacre au domaine des signes, des incantations et du langage visuel des objets. Artaud cherche à rendre une certaine magie analogue au rêve pour rechercher même des formes de transes, dans l’idée de s’adresser à l’organisme et non à l’intellect du spectateur, la foule pensant avec ses sens avant son entendement. Il faut ainsi placer le spectateur au milieu, le spectacle l’entourant car, s’il ne va plus au théâtre, c’est justement qu’on lui a trop dit que ce n’était que du théâtre ! Il appelle de ses vœux une salle nouvelle, un hangar ou une grange quelconque, où la scène et la salle « sont remplacées par une sorte de lieu unique, sans cloisonnement, ni barrière d’aucune sorte, et qui deviendra le théâtre même de l’action. Une communication directe sera rétablie entre le spectateur et le spectacle, entre l’acteur et le spectateur, du fait que le spectateur placé au milieu de l’action est enveloppé et sillonné par elle » (Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, coll. « folio essais »,‎ 1985 (1938), « En finir avec les chefs-d’œuvre », p. 123).
Pour comprendre la mise en scène de ce soir, dirigée par Peter Konwitschny, il faut garder en mémoire ce qui précède comme ces lignes de Le théâtre et son double : « Tout spectacle contiendra un élément physique et objectif, sensible à tous. Cris, plaintes, apparitions, surprises, coups de théâtre de toutes sortes, beauté magique des costumes pris à certains modèles rituels, resplendissements de la lumière, beauté incantatoire des voix, charme de l’harmonie, notes rares de la musique, couleurs des objets, rythme physique des mouvements dont le crescendo et le decrescendo épousera la pulsation de mouvements familiers à tous, apparitions concrètes d’objets neufs et surprenants, masques, mannequins de plusieurs mètres, changements brusques de la lumière, action physique de la lumière qui éveille le chaud et le froid, etc. » (Ibid., p. 144). Si l’on se souvient au surplus que, dans la conception du spectacle selon Antonin Artaud, la sonorisation est constante, les cris sont recherchés comme un moyen de communication direct aux sens des spectateurs, la lumière devant également éclairer les spectateurs, les acteurs ne disposant d’aucune initiative personnelle, se limitant, en tant qu’athlètes du cœur, de produire des souffles comme émotions précises : faire « appel à certaines idées inhabituelles (…) qui touchent à la Création, au Devenir, au Chaos, et (…) toutes d’ordre cosmique (…) dont le théâtre s’est totalement déshabitué » (Ibid., p. 139) alors l’on pourra entrer dans la magie du soir.
Angela Denoke en Montezuma et Bo Skovhus en Cortés, ne sont pas des personnages, ils ne dialoguent pas, ne font pas une histoire. Pourtant, l’on peut percevoir dans ce décors fait de casse de voitures entourant un appartement pauvrement meublé de peu de choses sans charme ni recherche, quelque chose d’essentiel pour le spectateur, qui peut s’identifier à ce cadre commun. Une cuisine en arrière-plan, une salle de séjour avec une fenêtre à jardin, une plante verte à côté, un canapé en son centre, une table basse sur un tapis, une étagère à cour, quelques livres rapidement assemblés et la porte d’entrée, c’est le studio de n’importe qui, n’importe où, n’importe quand. La conquête du Mexique, c’est aussi la conquête d’une femme par un homme, maladroit, hésitant, puis brutal et insignifiant. Cortés ainsi est tout sauf un conquérant, bien que l’on perçoive dans l’œuvre une condamnation des dérives de toute conquête militaire avec ses dérapages contre les civils, ses viols, ses pillages et surtout le fait que, au fond, toute conquête n’est jamais que guidée par l’appât du gain, l’accumulation de terres, de richesses, d’or, de pétrole, peu importe. La conquête à la fin se fait jeu vidéo, des premiers pac-man aux jeux de guerre du dernier cri, celui que ne pousse plus sur les écrans que des avatars plus vrais que nature. écran. ons. che. Artaud n''es premiers nt en tout point, surtout dans la richesse des es percussions. che. Artaud n'
Les groupes de musiciens se répartissent en fosse pour l’essentiel, mais deux violons sont isolés, aux deux extrémités de la scène et trois groupes de percussions sont répartis dans la salle, sur les côtés et au fond, placé au-dessus des derniers rangs. Le son vient donc de partout et le public est placé en son milieu, les écrans de contrôle permettant à chaque musicien de suivre le chef sont aussi visibles du public, de sorte que chacun peut pleinement participer à la réalisation musicale. Puis c’est du public également que surgissent cris et mouvements, trente-et-une personnes sortant des rangs, formant le bien nommé  Bewegungschor, courant la salle en tout sens pour envahir la scène, séides, lansquenets ou reîtres, spadassins ou mercenaires de tout temps, soiffards intenables et brutaux que toute conquête traine avec elle, partout et toujours. Enfin, c’est Montezuma et les deux chanteuses, une soprano, Susanna Anderson, une alto, Marie-Ange Todorovitch, qui quittent la fosse pour la scène, puis parcourent les rangs et prennent la salle à partie pour attirer l’attention et provoquer la réaction face aux horreurs qu’elles subissent d’une soldatesque intemporelle. Au centre de la fosse, face au chef comme à la salle mais montant parfois sur scène également, les deux Sprecher de Stephan Rehm et Peter Pruchniewitz soufflent, halètent, crient, râlent, parlent aussi.
La musique commence déjà par des percussions dans la salle alors que les spectateurs s’installent, le chef est déjà là et l’on ne sait pas trop quand cela commence réellement. Il n’y a pas d’extinction des lumières ni de silence qui se fait pour que le chef attaque l’ouverture, la salle comme les spectateurs restent éclairés et forment le spectacle autant que les interprètes qui se cachent parmi nous et dont nous sommes finalement tous. Cette lumière orange choisie pour le soir est surprenante au premier abord lorsque l’on vient de l’extérieur. Elle beigne la salle dans une ambiance bizarre qui d’amblée change notre perception des lieux et des choses.
Neutral. Weiblich. Männlich. C’est le genre d’œuvre qui ne se laisse pas définir. Dans le programme de la soirée le metteur en scène Peter Konwitschny présente sa perception de la pièce et son projet : « Rihm hat den Hauptnenner komponiert, das Kernproblem aller Begegnungen, Berührungen, Zusammenarbeiten. Das ist bei Rihm alles hörbar, aber auch schon bei Artaud vorhanden. Bei Artaud heisst es ‘neutral-weiblich-männlich’. Es geht nicht um Europa/Amerika oder Mexico/Spanien, sondern um Mann/Frau » (p. 7). C’est ainsi avant tout une question de civilisation au sein de laquelle la relation homme-femme ne fonctionne pas correctement, ce qui ne peut qu’entraîner rapidement sa chute. Montezuma et Cortés portent la performance, ils n’ont pas de rôles en tant que tels. Le principe masculin de Cortés – auquel Bo Skovhus donne un corps impressionnant, une réelle substance, est renforcé par les deux rôles parlés des Sprecher susnommés, alors que le principe féminin de Montezuma, génialement habité par Angela Denoke, se développe autour d’un soprano très aigu et d’une profonde contralto, toutes deux exceptionnelles également de présence vocale et physique, dans la fosse comme sur scène ou dans la salle. Peter Konwitschny ajoute : « Mehr Figuren sind tonlich nicht präsent. Sie tauchen nur in vagen Regieanweisungen auf. Die einzige Figur, die es noch gibt, ist Manliches, aber die is stumm. Eine stumme Übersetzerin, die sehr rasch wieder aus dem Stück verschwindet, weil es nicht gelingt, zwischen den beiden Geschlechtern zu dolmetschen. Die beiden Prinzipien sind nicht kompatibel, sind nicht für einen Austausch gemacht » (p. 8).
Pour Ingo Metzmacher, c’est surtout de conquête de l’espace dont il est ici question, qui décrit à quel point la spatialisation de la musique permet de changer constamment les perspectives. Il est vrai que sa direction, d’une rare précision comme toujours lorsqu’il est immergé dans ce type de répertoire (nous nous souvenons de l’opéra de Zimmermann, Die Soldaten, qu’il dirigea ici-même en 2013), assume une préparation du moindre détail dans un travail profond d’une œuvre qu’il connaît parfaitement pour en avoir dirigé la création et l’avoir enregistrée. Son orchestre ce soir, l’ORF Radio-Symphonieorchester Wien est excellent en tout point, surtout dans la richesse des es percussions.
Le compositeur lui-même, dans un texte de 1992, date de la création, repris dans le programme du soir sous le titre Mexico, Eroberungsnotiz, s’exprimait en ces termes : « Die Musik begint, bevor sie begonnen hat. Aber das hat sie immer schon getan, nicht erst seit sie handelnde Person sein darf. Ihre Entstehung lässt sich für mich nicht memorieren. Nach der Erfindung ihrer – wie variabel auch immer gehaltenen – Grundtönung, die im Ausformen der Klangorte ihre Niederschrift als Zeichen fand, begann ein rastloser Arbeitsprozess des unablässigen Gestaltwandels. Was vorher Jahre benötigte, um in irgendeiner Form fixiert werden zu können – nämlich die Auffindung der Texte und die ‘Erbauung’ der Klangskulptur -, geriet nun in seinen eigenen Sog. In einem halben Jahr Schriftarbeit entstand der Klangtext und die Konstellation der Aktionen, für deren Gestalt ich vor zehn Jahren einfach noch nicht reif war : Ich hatte damals zwar schon die Antenne, aber noch nicht den Sender » (p. 52). Revenant ensuite sur son œuvre dans un texte de 2001, Rihm emporte le titre : Wiederum und wiederum und wiederum aufgefordet, einen Text über eines meiner Werke zu verfasse, qu’il termine par ces mots : « Aber vielleicht keimt etwas, später. Dann war es Kunst, jetzt » (p. 74)
Reinhard Kager rappelait, dans un essai consacré à transcender les frontières entre les genres, NEUTRE FEMININ MASCULIN, les traces du théâtre d’Antonin Artaud dans l’œuvre de Wolfgang Rihm, traces que l’on retrouve dans la traduction du texte de présentation de sa Conquête du Mexique par Antonin Artaud, avant un texte consacré au théâtre séraphin, daté de Mexico, le 5 avril 1936, qui commence par les termes de genre que l’on retrouve en allemand tout au long de la pièce, NEUTRAL WEIBLICH MÄNNLICH, mais surtout revenant sans cesse à mesure que la fin approche. Artaud n’est cependant pas tout à Rihm, qui est également allé rechercher un texte d’Octavio Paz, Raiz del hombre, de 1937, sur la quatrième strophe duquel se termine la pièce dans la bouche de Montezuma et de Cortés ensemble, « Unter disem Tod, Liebe, glückhaft und stumm, gibt es keine Adern, keine Haut, kein Blut, sondern nur der einsamen Tod ; tobende stille, ewig, umrisslos, unerschöpfliche Liebe, der Tod entströmt ». Terminer sur cet inépuisable amour qui émane de la mort, mais est-ce terminer, ne serait-ce pas terminé ? Les derniers mots du compositeur, auteur ici de son propre livret, ne sont-ils pas : « Ende ( ?) der Oper ».
27 juillet 2015



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