mardi 13 septembre 2016

PURGATORIO


Le mont qui guérit ceux qui le gravissent. Le Purgatoire, ainsi décrit par Dante (Purgatoire, XIII, 3), est le mouvement central de la Dixième Symphonie de Gustav Mahler, dans sa version complétée par Deryck Cook en trois éditions successives entre 1964 et 1975, donnée ce 1er septembre 2016 au cours du Festival de Lucerne par l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam sous la direction de son chef, Yannick Nézet-Séguin. Sombre Purgatoire, qui sert de pivot à la partition, entouré de deux scherzo et, aux extrêmes, d’un côté par l’Adagio initial, souvent encore joué seul, de l’autre par l’impressionnant Finale, marqué Einleitung : Langsam, schwer – Allegro moderato. Très court par rapport aux autres mouvements (170 mesures, contre 275 à 578 pour les autres mouvements), ce purgatoire était doté du titre alternatif ensuite barré par Mahler « oder Inferno ». Que de doute entre ces termes! Sagit-il despérer lun et de craindre lautre, ou de ne pas savoir exactement ce que lon peint dans ces pages? Comme chez Dante, Mahler trouve dans ce purgatoire un point d’équilibre au cœur de son œuvre mais un point d’équilibre mouvant, ascensionnel, provisoire, moment à expérimenter mais sans avoir pu, par sa mort prématurée, l’apprivoiser réellement. Il en reste toutefois un pont jeté entre les attachements encore temporels, bases terrestres de l’Adagio initial, et les forces terribles qui vont suivre. Si Dante construit son poème de l’Enfer au Paradis, le Purgatoire de Mahler ne se situe pas entre ces deux allégories mais entre deux mondes, entre deux vies.
La vie de Mahler, c’est celle passée avec son épouse, sa muse, Alma, compositrice qui avait dû céder à son mari le renoncement à ses talents, car il ne pouvait y avoir deux compositeurs dans un même couple, position qui avait déjà été celle de Clara face à Robert Schumann. Toutes deux pourtant laissent des œuvres intéressantes et les Sechs Lieder für mittlere Stimme donnés ce soir avec Sarah Connolly, le montrent. La chanteuse, dans le programme du soir, estime qu’Alma Mahler possédait des qualités masculines, mais elle porte un jugement clair sur ces pièces : « Denn ich denke nicht, dass Almas Lieder genauso gut wie die Vertonungen von Alexander Zemlinsky oder Arnold Scönberg sind. Aber sie war ein solches Naturereignis, dass sie wohl in jedem Fall eine Art von musikalischen Vermächtnis hinterlassen hätte, une sei es durch andere. Weil sie stets mit berühmten Männern aus der Kunstszene liiert war, hat sie sich eine Position und Bestimmung aufgebaut, die darauf abzielte, ihre Liebhaber zu inspirieren und zu kontrollieren Sie hatte – so vermute ich jedenfalls – gewisse ‘männliche’ Qualitäten : zum Beispiel die Fähigkeit, unter lauter leidenschaftlichen Menschen leidenschaftslos zu bleiben. Sie konnte kühl analysieren und manipulieren, ihr Interesse an anderen war bar jeden Mitgefühls. Und si war recht starrsinnig » (pp. 23-24 du progremme de la soirée). Orchestrés par les frères Matthews qui collaborèrent avec Deryck Cook à la complétion de la partition de la Dixième Symphonie également, ils montrent des thèmes qui ne sont pas étrangers à l’œuvre de Gustav Mahler, à travers les titres de Die stille Stadt, Licht in der Nacht, Waldseligkeit, In meines Vaters Garten, Bei dir ist es traut et Erntelied. L’avant-dernier vers chanté, « Sieh, ein Königreich hat dir der Tag verliehn », pourrait servir de montée ver le paradis au sortir d’un temps de purgatoire, celui du compositeur entre deux mondes, de sa femme entre deux vies.
Dans son introduction au Purgatoire de Dante, Jean-Charles Vegliante écrit : « La langue est aussi mouvante, hésitante jusqu’au bout devant l’assurance du latin, progressant dans une parole transitive, bien propre à dire le dépassement du désir qui forge des idoles de la félicité fusionnelle même. Jusqu’au découvrement (apocalupsis) de la Béatrice christique proprement béatifiante. La Comédie sacrée, nous le comprenons mieux alors, c’est le dépassement du ‘comique’ terrestre et de sa misère. Jusqu’à ce que, âges et sexe et conditions confondus, de part et d’autre de la séparation matérielle dans cette région profonde que la mort ne ‘dissout’ pas en nous, peut-être, puisse ‘descendre clair le fleuve de mémoire’ » (Dante Alighieri, La Comédie (Enfer-Purgatoire-Paradis), édition bilingue, présentation et traduction de Jean-Charles Vegliante, NRF Poésie Gallimard, 2012, p. 408). La langue de Mahler aussi est mouvante et hésitante jusqu’au bout, ne serait-ce que par l’inachèvement de la partition. Dans ces pages, Mahler a recours à des procédés cycliques, offrant un certain nombre de motifs conducteurs qui traversent et unifient toute l’œuvre. L’on y trouve donc une unité cyclique très serrée, notamment en ramenant vers la fin du Finale le thème de l’introduction du premier mouvement, procédé qui rappelle ce que l’on trouve également dans sa Septième Symphonie, mais aussi parce que le principal motif du Purgatorio reste omniprésent dans le Finale. Sur la partition originale, Mahler a noté quelques lignes éparses, dont le sens réel interroge toujours les commentateurs, notamment sur l’existence d’un programme à la partition. Les mentions « Erbarmen !! », puis « O Gott, o Gott, warum hast du mich verlassen ? » ne nous poussent pas vers le paradis mais tournent bien autour d’un purgatoire inquiétant, zone instable du transit des âmes, dans laquelle le compositeur cherche cette apocalypse au sens littéral du terme de révélation, non pas de la figure de Béatrice, mais de celle d’Alma, qui le quitte. Descendre clair le fleuve de mémoire, c’est chercher à retrouver les sources d’un amour qui se délite. 
La Dixième Symphonie de Gustav Mahler fait donc partie de ces œuvres inachevées à la mort du compositeur et dont l’état de composition est plus ou moins avancé pour permettre, ou pas, une exécution. Des cinq mouvements de la symphonie, tous sont entièrement composés mais seul le premier est entièrement terminé. Des quatre autres, Mahler laisse une particelle complète mais non orchestrées et des esquisses diverses. Hans Krenek avait, en 1924, donné une version exécutable de deux mouvements, l’Adagio initial, et le Purgatorio central, tout en tenant la complétion de la totalité de la symphonie pour impossible. En 1964 pourtant, Deryck Cook donnait une première version de la symphonie complète, qu’il révisa par deux fois en 1975, en coopération avec Berthold Goldschmidt et les frères Colon et David Matthews. L’histoire de ces travaux et les interdits posés par Alma Mahler à toute exécution, avant quelle ne se ravise devant la qualité du travail qui lui était présenté peu avant sa mort en 1964, a retardé la création de l’œuvre finie (voir Henry-Louis de la Grange, Mahler, t. III, Le génie foudroyé, pp. 1222 et ss).
Dès la parution de la partition complété en 1964, un débat s’instaura, entre ceux qui considéraient ne pouvoir jouer que le premier mouvement, le seul complètement orchestré par Mahler, sans trahir le compositeur, et les autres. Léonard Bernstein était des premiers. Peu à peu, cependant, la version complète s’impose, notamment grâce aux enregistrements de Riccardo Chailly, Daniel Harding ou Simon Rattle. Yannick Nézet-Séguin en a également donné un enregistrement avec l’Orchestre Métropolitain de Montréal mais ce soir, dans les murs de la superbe salle du KKL à Lucerne, il nous laisse une interprétation marquante, dont il me disait rapidement, à la sortie du concert, qu’elle avait pour lui quelque de chose de très spécial, tenant tant au lieu, qu’au moment et, bien sûr, aux pages de Mahler. Le chef, comme toujours, passe à l’orchestre une énergie incroyable qui n’est pas sans évoquer celle d’un Léonard Bernstein, même si le propos et le son ne sont pas les mêmes. A l’aise dans Mahler, comme il l’a montré notamment dans le très bel enregistrement récent de la première symphonie à Munich, Yannick Nézet-Séguin présente une interprétation très sûre et un Finale d’anthologie, sollicitant la grosse caisse au maximum de ses capacités pour tonner de manière incroyable, propre à rappeler à Dieu que l’on n’abandonne pas Mahler, même pas au purgatoire.
13 septembre 2016.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.