Le
mont qui guérit ceux qui le gravissent. Le Purgatoire, ainsi décrit par Dante
(Purgatoire, XIII, 3), est le mouvement central de la Dixième Symphonie de
Gustav Mahler, dans sa version complétée par Deryck Cook en trois éditions
successives entre 1964 et 1975, donnée ce 1er septembre 2016 au cours
du Festival de Lucerne par l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam sous la
direction de son chef, Yannick Nézet-Séguin. Sombre Purgatoire, qui sert de
pivot à la partition, entouré de deux scherzo et, aux extrêmes, d’un côté par
l’Adagio initial, souvent encore joué
seul, de l’autre par l’impressionnant Finale,
marqué Einleitung : Langsam, schwer
– Allegro moderato. Très court par rapport aux autres mouvements (170
mesures, contre 275 à 578 pour les autres mouvements), ce purgatoire était doté du titre
alternatif ensuite barré par Mahler « oder
Inferno ». Que de doute entre ces termes! S’agit-il d’espérer l’un et de craindre l’autre, ou de ne pas savoir exactement ce que l’on peint dans ces pages? Comme chez Dante, Mahler trouve dans ce purgatoire un point
d’équilibre au cœur de son œuvre mais un point d’équilibre mouvant,
ascensionnel, provisoire, moment à expérimenter mais sans avoir pu, par sa mort
prématurée, l’apprivoiser réellement. Il en reste toutefois un pont jeté entre
les attachements encore temporels, bases terrestres de l’Adagio initial, et les forces terribles qui vont suivre. Si Dante
construit son poème de l’Enfer au Paradis, le Purgatoire de Mahler ne se situe
pas entre ces deux allégories mais entre deux mondes, entre deux vies.
La
vie de Mahler, c’est celle passée avec son épouse, sa muse, Alma, compositrice
qui avait dû céder à son mari le renoncement à ses talents, car il ne pouvait y
avoir deux compositeurs dans un même couple, position qui avait déjà été celle
de Clara face à Robert Schumann. Toutes deux pourtant laissent des œuvres
intéressantes et les Sechs Lieder für
mittlere Stimme donnés ce soir avec Sarah Connolly, le montrent. La chanteuse, dans le
programme du soir, estime qu’Alma Mahler possédait des qualités masculines,
mais elle porte un jugement clair sur ces pièces : « Denn ich denke nicht, dass Almas Lieder
genauso gut wie die Vertonungen von Alexander Zemlinsky oder Arnold Scönberg
sind. Aber sie war ein solches Naturereignis, dass sie wohl in jedem Fall eine
Art von musikalischen Vermächtnis hinterlassen hätte, une sei es durch andere.
Weil sie stets mit berühmten Männern aus der Kunstszene liiert war, hat sie
sich eine Position und Bestimmung aufgebaut, die darauf abzielte, ihre
Liebhaber zu inspirieren und zu kontrollieren Sie hatte – so vermute ich
jedenfalls – gewisse ‘männliche’ Qualitäten : zum Beispiel die Fähigkeit,
unter lauter leidenschaftlichen Menschen leidenschaftslos zu bleiben. Sie
konnte kühl analysieren und manipulieren, ihr Interesse an anderen war bar
jeden Mitgefühls. Und si war recht starrsinnig » (pp. 23-24 du
progremme de la soirée). Orchestrés par les frères Matthews qui collaborèrent
avec Deryck Cook à la complétion de la partition de la Dixième Symphonie
également, ils montrent des thèmes qui ne sont pas étrangers à l’œuvre de
Gustav Mahler, à travers les titres de Die
stille Stadt, Licht in der Nacht, Waldseligkeit, In meines Vaters Garten, Bei
dir ist es traut et Erntelied. L’avant-dernier vers chanté, « Sieh, ein Königreich hat dir der Tag
verliehn », pourrait servir de montée ver le paradis au sortir d’un
temps de purgatoire, celui du compositeur entre deux mondes, de sa femme entre
deux vies.
Dans
son introduction au Purgatoire de Dante, Jean-Charles Vegliante écrit : « La langue est aussi mouvante, hésitante
jusqu’au bout devant l’assurance du latin, progressant dans une parole
transitive, bien propre à dire le dépassement du désir qui forge des idoles de
la félicité fusionnelle même. Jusqu’au
découvrement (apocalupsis) de la Béatrice christique proprement béatifiante. La
Comédie sacrée, nous le comprenons mieux alors, c’est le dépassement du
‘comique’ terrestre et de sa misère. Jusqu’à ce que, âges et sexe et conditions
confondus, de part et d’autre de la séparation matérielle dans cette région
profonde que la mort ne ‘dissout’ pas en nous, peut-être, puisse ‘descendre
clair le fleuve de mémoire’ » (Dante Alighieri, La Comédie (Enfer-Purgatoire-Paradis), édition bilingue,
présentation et traduction de Jean-Charles Vegliante, NRF Poésie Gallimard, 2012,
p. 408). La langue de Mahler aussi est mouvante et hésitante jusqu’au bout, ne
serait-ce que par l’inachèvement de la partition. Dans
ces pages, Mahler a recours à des procédés cycliques, offrant un certain nombre
de motifs conducteurs qui traversent et unifient toute l’œuvre. L’on y trouve
donc une unité cyclique très serrée, notamment en ramenant vers la fin du
Finale le thème de l’introduction du premier mouvement, procédé qui rappelle ce
que l’on trouve également dans sa Septième Symphonie, mais aussi parce que le
principal motif du Purgatorio reste
omniprésent dans le Finale. Sur la partition originale, Mahler a noté quelques
lignes éparses, dont le sens réel interroge toujours les commentateurs,
notamment sur l’existence d’un programme à la partition. Les mentions « Erbarmen !! », puis « O Gott, o Gott, warum hast du mich
verlassen ? » ne nous poussent pas vers le paradis mais tournent
bien autour d’un purgatoire inquiétant, zone instable du transit des âmes, dans
laquelle le compositeur cherche cette apocalypse au sens littéral du terme de
révélation, non pas de la figure de Béatrice, mais de celle d’Alma, qui le
quitte. Descendre clair le fleuve de mémoire, c’est chercher à retrouver les sources d’un
amour qui se délite.
La
Dixième Symphonie de Gustav Mahler fait donc partie de ces œuvres inachevées à
la mort du compositeur et dont l’état de composition est plus ou moins avancé
pour permettre, ou pas, une exécution. Des cinq mouvements de la symphonie,
tous sont entièrement composés mais seul le premier est entièrement terminé.
Des quatre autres, Mahler laisse une particelle complète mais non orchestrées
et des esquisses diverses. Hans Krenek avait, en 1924, donné une version
exécutable de deux mouvements, l’Adagio
initial, et le Purgatorio central,
tout en tenant la complétion de la totalité de la symphonie pour impossible. En
1964 pourtant, Deryck Cook donnait une première version de la symphonie complète,
qu’il révisa par deux fois en 1975, en coopération avec Berthold Goldschmidt et
les frères Colon et David Matthews. L’histoire de ces travaux et les interdits
posés par Alma Mahler à toute exécution, avant qu’elle ne se ravise devant la qualité du travail qui lui était présenté peu avant sa mort en 1964, a retardé la création de l’œuvre finie (voir Henry-Louis de la Grange, Mahler,
t. III, Le génie foudroyé, pp. 1222 et ss).
Dès
la parution de la partition complété en 1964, un débat s’instaura, entre ceux
qui considéraient ne pouvoir jouer que le premier mouvement, le seul
complètement orchestré par Mahler, sans trahir le compositeur, et les autres.
Léonard Bernstein était des premiers. Peu à peu, cependant, la version complète
s’impose, notamment grâce aux enregistrements de Riccardo Chailly, Daniel
Harding ou Simon Rattle. Yannick Nézet-Séguin en a également donné un
enregistrement avec l’Orchestre Métropolitain de Montréal mais ce soir, dans
les murs de la superbe salle du KKL à Lucerne, il nous laisse une
interprétation marquante, dont il me disait rapidement, à la sortie du concert,
qu’elle avait pour lui quelque de chose de très spécial, tenant tant au lieu,
qu’au moment et, bien sûr, aux pages de Mahler. Le chef, comme toujours, passe
à l’orchestre une énergie incroyable qui n’est pas sans évoquer celle d’un Léonard
Bernstein, même si le propos et le son ne sont pas les mêmes. A l’aise dans
Mahler, comme il l’a montré notamment dans le très bel enregistrement récent de
la première symphonie à Munich, Yannick Nézet-Séguin présente une interprétation très sûre et un
Finale d’anthologie, sollicitant la grosse caisse au maximum de ses capacités
pour tonner de manière incroyable, propre à rappeler à Dieu que l’on
n’abandonne pas Mahler, même pas au purgatoire.
13
septembre 2016.
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