Béla Bartók et
Gustav Mahler ont des vies qui se chevauchent en partie. A la naissance de Bartók,
en 1881, Mahler a déjà vingt-et-un ans ; à sa mort, en 1911, Bartók a
atteint la trentaine et est en pleine force créatrice. Tous deux trouvent leurs
racines dans cette Europe centrale si riche de traditions musicales, dont Bartók,
avec son ami Zoltan Kodaly, parcourra assidument les territoires aujourd’hui
hongrois, roumain, ukrainien, serbe ou slovaque, en notant scrupuleusement tous
les rythmes et mélodies rencontrés de villages en villages. Il en tirera un
métissage très riche présent dans toute son œuvre. Venant de la même région,
Ivan Fischer et son Orchestre du Festival de Budapest, fondé il y a trente ans,
parlent la même langue musicale. En donnant, le 2 août 2015, dans le Grosses
Festspielhaus du Festival de Salzbourg les Images
hongroises pour orchestre, Sz97 (BB103), puis le Troisième Concerto pour
piano et orchestre, Sz119, avec Yefim Bronfman, de Bartók, avant la Quatrième
Symphonie de Gustav Mahler avec Miah Persson, le chef offre le monde qu’il
connaît le mieux, le plus intimement.
Cette année 1931
durant laquelle Bartók compose les Images
hongroises voit également la publication de nombreux articles sur la
musique folklorique en Hongrie et dans différents pays européens. C’est
également cette année-là que la Société hongroise d’ethnographie élit le
compositeur comme membre honoraire, ce qui lui donne l’opportunité de prononcer
une conférence sur le titre : Musique
tsigane ? Musique hongroise ? Il multiplie alors les
transcriptions pour piano de ses pièces et puise dans divers recueils
antérieurs le remploi des matériaux à ses Images
hongroises. Les deux premières, Soirée
chez les Sicules et la Danse de
l’Ours, proviennent des Dix pièces faciles
de 1908. Mélodie, le mouvement
central, du deuxième des Quatre Nénies.
Un peu gris est la deuxième des Burlesques et la dernière pièce, la Danse des porchers d’Ürög, est empruntée
au volume hongrois de Pour les enfants.
L’orchestration de ces pages leur donne une saveur nouvelle, surtout la
première, dont le caractère se trouve ainsi souligné, entre une complainte
transylvanienne (tempo rubato) et les
airs de flûte paysans sur un vif tempo
giusto, que l’orchestre passe à la grande flûte puis à la flûte piccolo.
Avec la Danse de l’Ours, le grotesque
fait son apparition dans une orchestration très imaginative où cors, tuba et
percussions prennent le devant de la scène. La Mélodie centrale est d’une
mélancolie poignante sur une mélopée pentatonique qui n’est pas sans rappeler
la sixième porte du Château de
Barbe-Bleue, ce lac de larmes, ni préfigurer par ailleurs l’élégie du Concerto pour orchestre. C’est le cœur
d’un schéma typique chez Bartók, en cinq mouvements organisés de manière
symétrique autour d’un noyau central. Le quatrième mouvement répond ainsi à la
sauvage Danse de l’Ours par un
scherzo piquant, Un peu gris, dont
l’orchestration donne au Burlesque
dont il est issu un tour parodique grâce à l’inventivité de l’écriture des
cordes. Enfin cette Danse des porchers
d’Ürög présente un hoquet médiéval à la clarinette avec un accompagnement
rustique sur une orchestration de plus en plus fournie jusqu’à la fin de
l’œuvre. C’est à Budapest justement que cette œuvre a été créée, partiellement,
sans le quatrième mouvement, le 25 janvier 1932, et à Budapest également
qu’interviendra la première audition complète, le 26 novembre 1934. Dans une
lettre du 15 août 1931, Bartók écrit au sujet de ces pièces : « Cela forme à présent une petite suite
orchestrale, que j’ai composée pour des raisons d’argent : étant donné que
c’est une musique plaisante, pas très difficile à jouer et qu’elle émane d’un
compositeur ‘connu’, elle sera certainement jouée abondamment, à la radio etc.
Enfin, nous verrons bien » (cité par Claire Delamarche, Béla Bartók, Fayard, 2012, p. 649).
Avec le Troisième
concerto pour piano, l’on se situe à la toute fin de la vie créatrice du
compositeur, alors exilé aux États-Unis. Les trois concertos pour piano de
Bartók ont des personnalités bien marquées. Le premier, au piano très
percussif, adopte un langage rythmique et dissonant assez ardu. Le deuxième
tente de séduire davantage le public, offrant une structure symétrique en arche
et des fanfares éclatantes, il est d’une grande vitalité et emporte un pouvoir
expressif extraordinaire. Le troisième n’a plus cette modernité, la partie
soliste y est moins éprouvante que dans les deux premiers et le piano s’y fait
plus mélodique, nettement moins percussif ; enfin, la structure est classique
dans ses trois mouvements. Presque mozartien dans son premier mouvement, la
forme sonate y est limpide. Le mouvement lent central ne semble pas touché,
comme c’est pourtant souvent le cas chez Bartók, par les angoisses du mouvement
précédent. Très simple, il peut être rapproché du mouvement central du Concerto
en Sol de Maurice Ravel, même si Bartók s’y tourne davantage vers Bach et
Beethoven que Mozart. Ainsi, les commentateurs rapprochent le premier élément
du troisième mouvement du quinzième Quatuor à cordes de Beethoven, opus 132,
mais Bartók y donne aussi la parole à la nature, par un chant d’oiseau noté au
cours de l’été 1944 avec une méticulosité qu’on lui connaît bien dans ses
notations de chants populaire, mais qui n’est pas sans rappeler la démarche que
Messiaen tournera plus systématiquement vers les oiseaux. Ce chant, titré
« séparation en paix »
forme un chant d’adieu. Claire Delamarche note : « que signifie pour Bartók ce chant d’adieu
confié à un oiseau ? Se sachant condamné à brève échéance, cherche-t-il
une dernière fois le réconfort auprès de la nature aimée ? Le ‘religioso’,
comme la divinité beethovénienne invoquée précédemment, forment-ils l’ultime
expression du panthéisme bartókien ? Car dans cette peinture de la nature,
il ne s’agit plus des bruissements étranges et angoissants de la nuit
qu’avaient traduits tant de mouvements lents, mais plutôt de l’éveil d’une
nature exubérante par quelque matin de printemps ensoleillé » (op. cit., pp. 887-888). Enfin, le
concerto se termine sur un Allegro vivace
plein de verve et d’esprit, qui ne laisse pas penser que le compositeur vivait
ses dernières heures. L’on y retrouve une percussion plus présente dans cette
forme de rondo. Ce ne sont plus des réminiscences de chants populaires
auxquelles Bartók nous confronte, mais un retour à Bach, dans une parfaite
maîtrise contrapuntique. Comment deviner que l’auteur de ces pages y laissait
ses dernières forces, qui l’abandonnèrent avant qu’il ne parvînt à les
terminer ? Dix-sept mesures restaient à orchestrer à sa mort. L’œuvre ne
sera pas créée par son épouse Dita, qui longtemps refusa de jouer ses pages qui
lui rappelaient la mort de son époux, mais par György Sandor et Eugène Ormandy,
à Philadelphie, le 8 février 1946. Le 26 septembre 1047, Janos Ferencsic
présentera l’œuvre à Budapest.
La Quatrième
symphonie de Gustav Mahler, composée en 1900-1901, ne cesse d’étonner dans la
création de ce compositeur, dont c’est le seul ouvrage qui respire de bout en
bout le bonheur et la joie de vivre, sans comporter de marches funèbres que
l’on retrouve autrement dans toutes ces œuvres. Bien que née dans une période
de mauvaise santé et d’angoisse face à sa force créatrice, le caractère de ces
pages a toujours été mal compris et cette symphonie a été, du vivant du
compositeur, la plus décriée de ses œuvres. Attendait-on de nouvelles pages
titanesques, aux dimensions sidérales, après les trois premières symphonies, au
point de ne rien comprendre à ce style soudain naïf, humoristique, trop simple
au point de sembler au public d’alors superficiel. Mahler avait néanmoins
conscience d’y avoir atteint un stade plus avancé de sa création, lequel n’a
rien à voir avec la régression néo-classique que les critiques de l’époque ont
voulu entendre. Concision des mouvements mais richesse d’invention et,
finalement, audaces bien plus grandes, Mahler ne cesse de varier, d’inverser,
d’augmenter, de combiner les motifs originaux, de les transférer d’un thème à
un autre. Quand arrive le lied final, si frais et pur, d’une si grande richesse
d’invention mélodique, une seule conclusion s’impose sur cette musique :
« Elle nous apprend aussi que les
âmes tourmentées et divisées comme celle de Mahler, que les êtres qui, comme
lui, ont voulu assumer pleinement dans leur vie et dans leur art les
frustrations, les crève-cœurs, les tragédies de la condition humaine, ainsi que
ses doutes, ses incertitudes et ses ambiguïtés, peuvent aussi prétendre à
pénétrer dans le Royaume du Ciel. Qu’importe si ce paradis, ‘dépeint sous les
traits d’un anthropomorphisme paysan’, paraît ici trop concret, trop rassurant
pour que l’on y croie totalement » (Henry-Louis de La Grange, Gustav Mahler, t. 1, Fayard, 1979, pp.
1066-1067).
Face à de telles
œuvres, que l’essai de Mark Schulze Steinen, dans le programme du soir, place à
la naissance d’une avant-garde sortie de l’esprit de la musique populaire, la
performance de l’orchestre et des musiciens est en tout point remarquable. Le
chef Ivan Fischer a, depuis trente ans, inscrit son orchestre au sommet des
phalanges européennes au moins et les enregistrements qu’il donne régulièrement
des symphonies de Mahler sont le plus souvent fort bien reçues. Dans la
Quatrième, au disque comme ce soir, il est à l’aise dans ce qu’il présente
comme une charmante vision du Paradis, s’intéresse, dans une approche
chambriste, tant à l’abîme qui menace de s’ouvrir sous sa baguette qu’au calme
apparent de sa surface, refusant de déployer d’importants volumes sonores. Il
propose ainsi une combinaison d’excitation naïve face à une menace
indéfinissable, qu’il soutient tout au long des trois premiers mouvements, vers
la vision finale d’un paradis froidement exprimé, Miah Persson s’y montrant
drôle, sauvage et insupportablement triste. Dans Bartók, il parle sa langue
maternelle, celle de cette Europe centrale au carrefour des cultures sans cesse
sillonnées par les compositeurs, et trouve dans la clarté du jeu et du son les
fondements de mélodies originales dans les Images
hongroises. Le jeu de Yefim Bronfman est fait de couleurs délicates dans le
concerto, avant que le finale de la septième sonate de Prokofiev, donné en bis,
ne plonge plus profondément vers des plaques tectoniques qui s’entrechoquent.
Dans la plus classique des symphonies romantiques – selon l’expression de Mark
Schulze Steinen, Miah Persson s’avance lentement à travers les rangs de
l’orchestre dès la fin du troisième mouvement, Ruhevoll (Poco Adagio) pour ne pas interrompre l’enchaînement vers
le Finale et la vie céleste qu’il recèle dans sa voix pour terminer cette
grande soirée :
« Wir geniessen die
himmlischen Freunde,
Drum tun wir das Irdische
meiden,
Kein weltlich Getümmel
Hört man nicht im Himmel,
Lebt alles in sanftester Ruh…
5 août 2015
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