Tannhäuser, opéra de Richard Wagner, nous montre à
travers le concours de chant sur la Wartbourg, les relations des hommes et des
sociétés à l’amour. C’est le choc non d’hommes mais de perceptions, dans une
société donnée. Sous les parures médiévales d’une époque symbolisant une forme
d’amour courtois, Wagner mêle les figures antinomiques de Vénus et de Sainte Elisabeth
de Thuringe, le caractère clairement sensuel sinon sexuel de la première étant
contrebalancé par le hiératisme chaste et pur de la seconde. Deux femmes, deux
rapports de l’amour aux hommes, le premier, charnel, considéré comme impur par
la société alors que Tannhäuser le place au-dessus de toutes les autres formes
de l’amour, le second, désincarné dans une pureté transcendante, que la société
met en avant pour forcer le fol au repentir. Wagner préfigure dans cette œuvre
les évolutions du début du vingtième siècle en Allemagne, qui amplifieront les
prémices du dix-neuvième siècle, au cours duquel les modèles familiaux, face à
la croissance économique, l’industrialisation, l’embourgeoisement d’une partie
de la société, vont être appelés à évoluer dans une nouvelle approche de la
famille, de la sexualité et de l’éducation des enfants. L’idéal d’une unité
entre le couple, l’amour et la sexualité va occuper les esprits et la
libéralisation des normes sociales va amener la société allemande notamment
mais aussi plus largement européenne, à devoir apprendre à compter en son sein
des familles divorcées, des mouvements homosexuels qui s’affirment et
l’exposition de la nudité qui se dessine avec les débuts du naturisme et la
glorification (essentiellement masculine il est vrai) des corps.
C’est aussi cela que Tannhäuser
et l’on sait à quel point Wagner a sans doute recherché également toute sa vie
cette impossible unité entre le mariage, l’amour et la sexualité, c’est-à-dire
une sexualité qui se confond avec le sentiment amoureux pour le partenaire et
s’exprime dans les liens du mariage. Dans sa vie, comme dans celle de chacun
sans doute, trop de contradictions empêchent d’y parvenir réellement. Plus la
société pousse l’ordre moral vers cette unité comme seul mode possible de vie
en commun, plus les tensions internes à chaque individu menacent de faire
exploser le cadre familial d’abord, sociétal ensuite. Tannhäuser cherchera en
vain à assumer le caractère sexuel de ses pulsions, dont il ressent
l’assouvissement comme une part nécessaire de l’amour, publiquement à la cour
du Landgrave de Thuringe, qui ne peut l’accepter. Il tentera de même de trouver
à Rome un pardon impossible, pardon que lui amènera par le sacrifice de sa vie,
le pur amour d’Elisabeth. Les tensions du tournoi de chant, à l’acte deux, ne
sont pas celles qui existent entre poètes quant à la qualité de leurs rimes,
mais entre des hommes pour qui la conformité aux valeurs sociales dominante
prévaut sur la satisfaction de désirs personnels, du moins dans l’expression en
public. C’est là essentiellement ce qu’ils reprochent tous à Tannhaüser, d’avoir
osé publiquement énoncer ce que chacun souhaite taire, avoir publiquement dit
qu’il avait fait ce que les autres aimeraient tant faire aussi, sans jamais
l’avoir osé
Le choix de la production donnée ce soir du 8 février 2015 au Deutsche Oper de Berlin, de présenter la même cantatrice pour les deux rôles de Vénus et d’Elisabeth est ainsi particulièrement intéressant, puisqu’il vise à montrer que les tensions décrites appartiennent autant aux femmes qu’aux hommes, que s’il y a chez l’homme un conflit entre Wolfram, le pur, et Tannhäuser, le sensuel, il existe la même dualité chez la femme, entre l’assouvissement des désirs charnels que Vénus s’autorise et une valorisation de la pureté d’un amour chaste que promeut Eisabeth. Chanter les deux rôles, c’est montrer que Vénus n’est pas que chair, qu’elle souhaite aussi retenir l’amant pour en faire l’époux, qu’elle désire lier la satisfaction de l’âme à celle du corps. C’est aussi donner à Elisabeth une plus grande incarnation, au sens premier de lui offrir davantage de chair. Dans ce sens, ce que reproche Elisabeth à Tannhäuser, c’est aussi d’avoir exposé en public cette dualité, d’avoir mis en avant, alors que leurs liens sont connus, la primauté de la chair dans les composantes de l’amour, d’avoir porté ainsi atteinte à sa dignité vis-à-vis de la cour de son père le Landgrave, d’avoir exposé les contradictions de chacun, rendant par cette publicité même toute unité du mariage, de l’amour et de la sexualité impossible à une société pas encore, peut-être jamais prête pour l’admettre.
A ce jeu, Ricarda Merbeth offrait une excellente Vénus mais faisait
surtout évoluer le rôle d’Elisabeth, qui gagnait dans cette incarnation une
dimension nouvelle. C’est bien Elisabeth qui est seule en position de pouvoir
réaliser l’unité recherchée, Vénus étant trop engagée dans le caractère sexuel.
Ainsi, Ricarda Merbeth nous offre une Elisabeth plus dense vocalement comme
scéniquement, même s’il y avait mieux à faire de ce choix intéressant dans la
mise en scène du final du troisième acte, là où devait triompher et s’imposer
cette unité dans le couple formé entre Vénus-Elisabeth et Tannhäuser, unité qui
se forme certes contre la société mais qui, par le bourgeonnement de la crosse
papale annonce néanmoins une évolution favorable des mœurs qui viendra au
siècle suivant. Cette fusion des figures de Vénus et d’Elisabeth est en soi, et
sans doute en partie aujourd’hui encore, révolutionnaire et notre société
actuelle, teintée de certains élans vers un nouvel ordre moral, peine toujours
à admettre publiquement qu’une femme puisse à la fois être un parangon de
vertus comme une bonne épouse vivant une sexualité affirmée. Le regard de la
société demeure largement sceptique, sinon franchement hostile, lorsque la
sexualité d’un couple est mise en avant dans la construction de leur relation
conjugale.
Le Tannhäuser bien chantant mais trop lourdeau pour vaincre ses tensions
internes de Stefan Vinke paraissait parfois à bout de souffle à vouloir imposer
une vaillance à tout prix, alors qu’il eût sans doute gagné à rechercher plus
de subtilités dans l’expression de ses relations avec la femme complète, Vénus
et Elisabeth, qu’on lui proposait. C’est aussi l’expression de la difficile
virilité de l’homme, lutte infinie du sexe et de la raison, qui pense devoir
toujours s’imposer à la femme comme à la société et dont seul l’orgueil finit
par tout empêcher. Ante Jerkunica offrait un superbe Landgrave au timbre chaud
et puissant, Christoph Pohl un bon Wolfram von Eschenbach sans atteindre de
sommets inoubliables, Peter Sohn un excellent Walther von der Vogelweide,
brillant par la qualité de son chant, le Biterolf de Seth Carico, le Heinrich der
Schreiber de Jörg Schörner et le Reinmar von Zweter d’Andrew Harris complétant
une troupe dont l’unité appartient à ce théâtre de répertoire qu’est le Deutsche Oper de Berlin.
La direction efficace et fouillée de Donald Runnicles à la tête d’un
orchestre qui se consacre à ce répertoire forment un tout excellent et fait
tout le prix de ces représentations, alors que la mise en scène de Kirsten
Harms peine à convaincre pour n’être pas aboutie, dans des décors, costumes et
lumières de Bernd Damovsky qui alternent le bon et le moins bon sans unité. La
présentation du premier chœur de pécheurs sous la forme de bustes masculins
brûlant dans les flammes de l’enfer, puis présentant les pélerins du troisième
acte comme des malades, blessés ou infirmes alignés sur des lits d’hôpital
n’apportent pas grand chose à une vision épurée des charmes de Vénus exprimés
sur une scène vide aux costumes et lumières simples. Ce besoin de dépouiller
Vénus de tout étalage pseudo-pornographique et de charger au contraire la
pureté d’Elisabeth de vertus humanitaires est aussi l’expression des tensions
qui demeurent lorsqu’il s’agit de se positionner, ici et maintenant, face à
l’homme et à la femme cherchant à réconclier dans le mariage la sexualté comme
expression de l’amour. En somme, si l’idée de faire chanter Vénus et Elisabeth
à la même femme était intelligente, l’on ne sait dire de qui elle vient et l’on
en arrive à regretter que personne ne se la soit clairement appropriée pour
aller au bout de ce qu’elle pouvait représenter. La chair est triste,
hélas ! et j’ai lu tous les livres.
14 février 2015.
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