samedi 19 décembre 2015

FIDELIO OU LA LIBERTE



A Salzbourg, plus qu’ailleurs encore, Fidelio n’est pas seulement un opéra mais un véritable hymne à la liberté. C’est le sens que lui donnait Toscanini lorsqu’il l’y dirigeait en 1935, 1936 et 1937, littéralement à la porte d’une Allemagne nazie dont il savait que, en s’engageant dans la voie du national-socialisme, elle avait aliéné, comme l’Italie fasciste avant elle, sa liberté. Le Vice-chancelier d’Autriche Starhemberg, dans le contexte tendu à l’époque de l’assassinat du chancelier Engelbert Dollfuss, déclarait à la radio, le 27 juillet 1934 : « Um deutsch zu sein, brauchen wir deutschen Österreicher keinen Nationalsozialismus. Ich erkläre hier im eigenemem Namen und im Namen der gesamten Bundesregierung als ein heiliges Vermächtnis unseres toten Führers, niemals den gerigsten Kompromiss mit dem Nationalsozialismus einzugehen » (cité in Robert Kriechbaumer, Zwischen Österreich und Grossdeutschland, Eine politische Geschichte der Salzburger Festspiele, 1933-1944, Böhlau Verlag Wien, 2013, p. 113). Il ajoute en ce qui concerne la reprise en 1935 par Arturo Toscanini de la production de Fidelio : « Die aus dem Jahr 1928 stammende Produktion war zuvor von Franz Schalk, Clemens Krauss und Richard Strauss dirigiert worden. Die Oper war nicht nur aus finanziellen Gründen auch 1935 im Programm der Festspiele, sondern auch aus politischen. Beethovens Freiheitsoper, die nach dem Tod von Franz Schalk von den sich mit dem Nationalsozialismus arrangierenden Richard Strauss und Clemens Krauss geleitet worden war, bildete nunmehr unter der Leitung Toscanini seine künstlerische Kampfsage gegen den Nationalsozialismus von hoher symbolischer Bedeutung » (ibid., p. 124).
La première du 4 août 2015 représentait la cent unième représentation de l’œuvre au Festival de Salzbourg, c’est dire si elle n’y est pas rare. La production de 1938 devait encore être dirigée par Toscanini. Après l’Anschluss du 12 mars 1938, il refusa de revenir diriger dans un pays tombé sous le contrôle du nazisme et c’est Hans Knappertsbusch, grand chef dans ce répertoire s’il en fut, mais plus accommodant avec les autorités germaniques de l’époque, qui assura la production. Il fallut ensuite dix ans pour revoir la pièce sur scène, entre 1948 et 1950, dans une production que marqua tant l’empreinte de Furtwängler. En 1957, Karajan offrait une nouvelle production aux accents d’un immense oratorio. Ente 1968 et 1970, Karl Böhm y dirigeait la Léonore de Christa Ludwig, le Florestan de James King et le Don Fernando de Hans Hotter, rien que ça. Puis ce furent Lorin Maazel en 1982-1983, Horst Stein en 1990, Sir Georg Solti en 1996 Michael Gielen en 1998 et Daniel Barenboïm en 2009. A l’exception de cette dernière production confiée au West Eastern Divan Orchestra, toutes les autres ont vu les Wiener Philharmoniker en fosse. Cette année 2015, ils sont à nouveau là, sous la direction de Franz Welser Möst, dans une nouvelle production signée Claus Guth qui, comme souvent les soirs de première en ces lieux, divisa le public.
Le projet de Claus Guth est extraordinaire et magnifique en tout point, radical aussi. Les espaces sont immenses, les murs d’une hauteur sans fin, les cachots d’une profondeur insondable, la grandeur de l'humanité palpable. Les ombres démesurées donnent aux personnages des dimensions irréelles, grâce à des jeux de lumières supérieurement pensés et maîtrisés. Le double muet de Léonore, qui dialogue avec elle en langage des signes dit ce qu’elle ne peut entendre. Les personnages sont en noir, sauf Léonore en veste beige et Florestan en chemise vert sombre. Les dialogues sont supprimés, ils n’apportent rien à l’action, et sont remplacés par des sons amplifiés qui en reprennent des bribes déformées. Ce monde est irréel, la disparition de Florestan est celle de la liberté dans les mains de l’arbitraire. De toutes les transpositions possibles de l’œuvre, celle choisie par Claus Guth, dans l’intemporel et l’irréel, est la seule susceptible de réussir vraiment. Elle a surtout le mérite de ne pas se satisfaire d’une transposition nazillonne trop facile, qui, après la Norma de ces derniers jours, n’aurait vraiment rien apporté au propos.
Il n’y a rien de banal dans Fidélio, rien dans la mise en scène de Claus Guth. Il n’y a rien de banal dans l’enlèvement et la disparition d’un homme pendant plus de deux ans, maintenu au secret dans une citerne, sa nourriture restreinte et sa mort décidée par un gouverneur sans humanité. Ce que subit Florestan, c’est ce que le droit actuel nomme disparition forcée. Ce phénomène, dont la première apparition date de la seconde guerre mondiale, Hitler décidant dans le Décret Nuit et Brouillard (« Nacht und Nebel Erlass »), de faire disparaître purement et simplement certains opposants ou résistants, afin de créer autour d’eux une terreur liée à l’incertitude du sort qui leur était réservé. Ces termes de « Nacht und Nebel » ont également une source lyrique, puisqu’ils sont puisés par Hitler et ses sbires dans l’introduction à la Tétralogie de Richard Wagner. Dans L’Or du Rhin, Alberich invoque la nuit et le brouillard dans lesquels il disparaît grâce au heaume magique forgé par Mime et depuis lesquels il peut librement, sans être perçu, persécuter son monde. Les chercheurs qui ont étudié les phénomènes de disparitions forcées de personnes mis en place à larges échelles en Amérique latine ou dans d’autres régions du monde, au Maroc ou en Algérie notamment, l’ont décrit comme une disparition de l’être sur les deux versants que sont ceux de la vie comme de la mort. L’on ne sait pas, l’on ne sait rien de ce qui leur est advenu ; nulle part où chercher, pas de corps à inhumer, pas de deuil possible.
Il n’y a rien de banal non plus dans l’attachement de Léonore à retrouver son époux et l’on devine que la longue quête qui s’étale sur plus de deux ans, l’a profondément épuisée mais nullement découragée. Il ne lui restait que cela, découvrir le sort de Florestan. Ce « rien », qu’elle lui répond avoir fait pour lui est un tout insondable que seules les profondeurs de la réflexion de Claus Guth, qui nous mène résolument dans ce « Salon des Unbewussten », ont pu sonder avec mérite. C’est dans ce rien, infiniment supérieur au tout de la vie et de la liberté, de l’amour et de la justice, que le chant d’Adrianne Pieczonka développe un personnage immense. Elle a tout des grandes interprètes du rôle, la voix, la puissance, la présence scénique. Son personnage est construit aux tréfonds des expériences de ces Mères ou Femmes de la Place de Mai. Elle y retrouve le plus grand des Florestan, celui dont l’incantation à Dieu pour son premier mot, relève du souffle infini de la vie, lorsqu’il s’attache à la survie, quand c’est tout ce qui subsiste à l’homme persécuté. Lui non plus ne sait rien, rien du lieu où il est retenu, rien surtout des efforts de sa femme pour le retrouver, efforts incessants du premier jour de la disparition au dernier de la libération. Il est écrasé par le poids de la détention, les privations subies, mais l’esprit de liberté le maintient en vie, car cette liberté c’est l’image de Léonore qui rassure ses nuits vidées de tout sommeil. Thomas Koneiczny est un Pizarro redoutable, Hans Peter König un Rocco secourable. Le Don Fernando de Sébastian Holecek a les qualités que l’on attend de lui. Si la Marzeline d’Olga Bezmertna est maintenue dans l’ignorance et l’incompréhension des dessous des lieux, son Jaquino est la seule fausse note de la distribution, tant Norbert Ernst peine à lui donner voix et corps.
Dans la fosse, l’orchestre est fabuleux et déploie toutes les subtilités de la partition, le chef étant visiblement inspiré par le cadre qui lui était offert. Même le maintien, avant le Finale, de l’Ouverture Léonore III, alors que derrière le rideau un immense lustre était placé pour éclairer la scène finale des retrouvailles avec la liberté, prenait une dimension dramatique essentielle. Seul reproche à formuler depuis la salle – et au parterre, la direction d’un tel orchestre couvrait souvent un peu le plateau, sans cependant et heureusement lui nuire. Ce feu prométhéen que mentionnait le chef dans un entretien reproduit au programme du soir éclairait d’un tel éclat la liberté rendue à l’homme qu’il prenait le dessus sur tout le reste. C’est l’art d’un homme des Lumières, Beethoven, éclairé à l’orchestre comme à la mise en scène, comme il doit toujours l’être face aux ombres menaçantes et actuelles de la barbarie.
6 août 2015





vendredi 18 décembre 2015

L’ECLAT DU BELCANTO


Juan Diego Flórez était sur la scène du Grosses Festspielhaus de Salzbourg ce 3 août 2015, dans un programme évidemment destiné à mettre en valeur ses dons de belcantiste (Leoncavallo, Rossini, Donizetti notamment), mais pas seulement, puisqu’il s’exposait également à la mélodie française. Toute la première partie de concert était ainsi italienne et vibrait d’un soleil vocal éclatant. Ruggero Leoncavallo pour commencer, dans trois de ses mélodies. Si le compositeur est avant tout connu pour le succès à l’opéra de Pagliacci, il est davantage que cela. Le plus souvent compositeur de musique sur ses propres textes, le programme du soir nous présente deux exceptions, Aprile et Vieni Amor moi ! sur des textes d’Annie Vivanti. Le premier invite à lâcher de vieux livres pour sortir au soleil printanier, le second, presque la suite du premier, rapproche deux êtres au soleil levant, célébrant la lumière du ciel se reflétant dans les yeux bleus des protagonistes. Facile et connu, mais néanmoins brillant et lumineux. De retour à son propre texte dans Mattinata, le compositeur nous ramène à l’aube naissante. La voix et le caractère de Juan Diego Flóres colle à ce vérisme là parfaitement et l’entrée en matière est superbe.
Avec Francesco Paolo Tosti, trois mélodies suivaient. Malia, L’alba separa dalla luce l’ombra et Marechiare. Ces romances de salon Belle époque sont des mélodies faciles à chanter, qui dégagent une douce sensualité et la dernière, chanson napolitaine fort connue, dans laquelle Juan Diego Flóres brille de mille feux et en fait des tonnes (à voir en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=1X5jD4_gY7o). C’est entraînant, supérieurement maîtrisé et parfaitement exécuté à l’avantage du chanteur du soir qui sait pouvoir remporter là un succès facile. Dans sa loge, celui qui triomphait dans le Comte des Nozze di Figaro de Mozart, Luca Pisaroni, semblait dubitatif ; entre le belcanto et son lyrisme barytonal, il semble bien que la lune sépare la lumière de l’ombre. Son regard pouvait laisser passer un certain agacement devant tant de frivolité ; lutte sourde entre le baryton et le ténor, fi donc, d’opérette qui plus est !
Passons aux airs d’opéra de Rossini et Donizetti, où le héros du soir sait tout autant pouvoir tranquillement triompher. L’air de Narciso, tiré de Il turco in Italia (on trouve l’extrait du concert en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=J-fFupozJ_c), montre des dons d’équilibriste ébouriffants. Dans l’air de Gennaro, extrait de Lucrezia Borgia de Donizetti, même topo (https://www.youtube.com/watch?v=7E536xyvXpU): « T’amo qual s’ama un angelo », sans doute une déclaration généralement admise.
Autre climat avec les chansons françaises qui suivaient au programme. Henri Duparc appelle davantage de finesse que d’éclat. Cette Chanson triste sonne encore trop comme un air de belcanto qui s’attarde des éléments précédents. L’invitation au voyage de même, nous menait trop vers le sud et l’Italie exposée à l’éclat du soleil brûlant. Le bleu manoir de Rosemonde ne voyait pas mourir celui dont on devait suivre la trace au sang répandu à la morsure de l’amour. Avec l’extrait du Faust de Gounod, ce salut à la demeure chaste et pure (https://www.youtube.com/watch?v=0V-JAe0ovKM), la présence d’une âme innocente et divine semble très loin des finesses que peut y mettre un Jonas Kaufmann. Il y avait ici trop de richesse en cette pauvreté, trop de félicité en ce réduit, un éclat trop facile en terrain conquis, alors que l’on aurait préféré davantage de charme et une meilleure compréhension des nuances de la langue.
Edgardo, qui terminait le récital sur l’air tiré de Lucia di Lammermoor, de Donizetti, nous ramenait à un éclat jamais abandonné (https://www.youtube.com/watch?v=SVc51dDesdM).
Les trois bis espagnols sont irrésistibles et Juan Diego Flóres en rajoute des tonnes, arrivant la guitare à la main (retour au Marechiare précédent dont les deux derniers vers sont : « P’accumpagnà li suone cu la voce, stasera ‘na chitarra agio purtato »), arrache le nœud papillon, ouvre la chemise et déchaîne les passions. Dans sa loge, Luca Pisaroni semble dépassé, agacé par un rival trop démonstratif. Besa me mucho, la Malagueña et, évidemment dirons-nous, Granada. Quiconque chante dans sa langue maternelle y met davantage de naturel que dans toute autre et Juan Diego Flóres y est effectivement renversant. Enfin, retour à Donizetti, avec La fille du régiment. Ah ! mes amis, je vais garder en mémoire ce concert au cours duquel nous avons eu la flamme incomparable d’un chanteur au sommet de son art et qu’importe s’il faudra revenir en entendre d’autre pour retrouver la finesse de certaines mélodies françaises, expédiées ce soir avec bien trop d’éclat (https://www.youtube.com/watch?v=x5aLNi632MY).
4 août 2015

mardi 15 décembre 2015

LA NAISSANCE DE L’AVANT-GARDE DANS L’ESPRIT DE LA MUSIQUE POPULAIRE


Béla Bartók et Gustav Mahler ont des vies qui se chevauchent en partie. A la naissance de Bartók, en 1881, Mahler a déjà vingt-et-un ans ; à sa mort, en 1911, Bartók a atteint la trentaine et est en pleine force créatrice. Tous deux trouvent leurs racines dans cette Europe centrale si riche de traditions musicales, dont Bartók, avec son ami Zoltan Kodaly, parcourra assidument les territoires aujourd’hui hongrois, roumain, ukrainien, serbe ou slovaque, en notant scrupuleusement tous les rythmes et mélodies rencontrés de villages en villages. Il en tirera un métissage très riche présent dans toute son œuvre. Venant de la même région, Ivan Fischer et son Orchestre du Festival de Budapest, fondé il y a trente ans, parlent la même langue musicale. En donnant, le 2 août 2015, dans le Grosses Festspielhaus du Festival de Salzbourg les Images hongroises pour orchestre, Sz97 (BB103), puis le Troisième Concerto pour piano et orchestre, Sz119, avec Yefim Bronfman, de Bartók, avant la Quatrième Symphonie de Gustav Mahler avec Miah Persson, le chef offre le monde qu’il connaît le mieux, le plus intimement.
Cette année 1931 durant laquelle Bartók compose les Images hongroises voit également la publication de nombreux articles sur la musique folklorique en Hongrie et dans différents pays européens. C’est également cette année-là que la Société hongroise d’ethnographie élit le compositeur comme membre honoraire, ce qui lui donne l’opportunité de prononcer une conférence sur le titre : Musique tsigane ? Musique hongroise ? Il multiplie alors les transcriptions pour piano de ses pièces et puise dans divers recueils antérieurs le remploi des matériaux à ses Images hongroises. Les deux premières, Soirée chez les Sicules et la Danse de l’Ours, proviennent des Dix pièces faciles de 1908. Mélodie, le mouvement central, du deuxième des Quatre Nénies. Un peu gris est la deuxième des Burlesques et la dernière pièce, la Danse des porchers d’Ürög, est empruntée au volume hongrois de Pour les enfants. L’orchestration de ces pages leur donne une saveur nouvelle, surtout la première, dont le caractère se trouve ainsi souligné, entre une complainte transylvanienne (tempo rubato) et les airs de flûte paysans sur un vif tempo giusto, que l’orchestre passe à la grande flûte puis à la flûte piccolo. Avec la Danse de l’Ours, le grotesque fait son apparition dans une orchestration très imaginative où cors, tuba et percussions prennent le devant de la scène. La Mélodie centrale est  d’une mélancolie poignante sur une mélopée pentatonique qui n’est pas sans rappeler la sixième porte du Château de Barbe-Bleue, ce lac de larmes, ni préfigurer par ailleurs l’élégie du Concerto pour orchestre. C’est le cœur d’un schéma typique chez Bartók, en cinq mouvements organisés de manière symétrique autour d’un noyau central. Le quatrième mouvement répond ainsi à la sauvage Danse de l’Ours par un scherzo piquant, Un peu gris, dont l’orchestration donne au Burlesque dont il est issu un tour parodique grâce à l’inventivité de l’écriture des cordes. Enfin cette Danse des porchers d’Ürög présente un hoquet médiéval à la clarinette avec un accompagnement rustique sur une orchestration de plus en plus fournie jusqu’à la fin de l’œuvre. C’est à Budapest justement que cette œuvre a été créée, partiellement, sans le quatrième mouvement, le 25 janvier 1932, et à Budapest également qu’interviendra la première audition complète, le 26 novembre 1934. Dans une lettre du 15 août 1931, Bartók écrit au sujet de ces pièces : « Cela forme à présent une petite suite orchestrale, que j’ai composée pour des raisons d’argent : étant donné que c’est une musique plaisante, pas très difficile à jouer et qu’elle émane d’un compositeur ‘connu’, elle sera certainement jouée abondamment, à la radio etc. Enfin, nous verrons bien » (cité par Claire Delamarche, Béla Bartók, Fayard, 2012, p. 649).
Avec le Troisième concerto pour piano, l’on se situe à la toute fin de la vie créatrice du compositeur, alors exilé aux États-Unis. Les trois concertos pour piano de Bartók ont des personnalités bien marquées. Le premier, au piano très percussif, adopte un langage rythmique et dissonant assez ardu. Le deuxième tente de séduire davantage le public, offrant une structure symétrique en arche et des fanfares éclatantes, il est d’une grande vitalité et emporte un pouvoir expressif extraordinaire. Le troisième n’a plus cette modernité, la partie soliste y est moins éprouvante que dans les deux premiers et le piano s’y fait plus mélodique, nettement moins percussif ; enfin, la structure est classique dans ses trois mouvements. Presque mozartien dans son premier mouvement, la forme sonate y est limpide. Le mouvement lent central ne semble pas touché, comme c’est pourtant souvent le cas chez Bartók, par les angoisses du mouvement précédent. Très simple, il peut être rapproché du mouvement central du Concerto en Sol de Maurice Ravel, même si Bartók s’y tourne davantage vers Bach et Beethoven que Mozart. Ainsi, les commentateurs rapprochent le premier élément du troisième mouvement du quinzième Quatuor à cordes de Beethoven, opus 132, mais Bartók y donne aussi la parole à la nature, par un chant d’oiseau noté au cours de l’été 1944 avec une méticulosité qu’on lui connaît bien dans ses notations de chants populaire, mais qui n’est pas sans rappeler la démarche que Messiaen tournera plus systématiquement vers les oiseaux. Ce chant, titré « séparation en paix » forme un chant d’adieu. Claire Delamarche note : « que signifie pour Bartók ce chant d’adieu confié à un oiseau ? Se sachant condamné à brève échéance, cherche-t-il une dernière fois le réconfort auprès de la nature aimée ? Le ‘religioso’, comme la divinité beethovénienne invoquée précédemment, forment-ils l’ultime expression du panthéisme bartókien ? Car dans cette peinture de la nature, il ne s’agit plus des bruissements étranges et angoissants de la nuit qu’avaient traduits tant de mouvements lents, mais plutôt de l’éveil d’une nature exubérante par quelque matin de printemps ensoleillé » (op. cit., pp. 887-888). Enfin, le concerto se termine sur un Allegro vivace plein de verve et d’esprit, qui ne laisse pas penser que le compositeur vivait ses dernières heures. L’on y retrouve une percussion plus présente dans cette forme de rondo. Ce ne sont plus des réminiscences de chants populaires auxquelles Bartók nous confronte, mais un retour à Bach, dans une parfaite maîtrise contrapuntique. Comment deviner que l’auteur de ces pages y laissait ses dernières forces, qui l’abandonnèrent avant qu’il ne parvînt à les terminer ? Dix-sept mesures restaient à orchestrer à sa mort. L’œuvre ne sera pas créée par son épouse Dita, qui longtemps refusa de jouer ses pages qui lui rappelaient la mort de son époux, mais par György Sandor et Eugène Ormandy, à Philadelphie, le 8 février 1946. Le 26 septembre 1047, Janos Ferencsic présentera l’œuvre à Budapest.
La Quatrième symphonie de Gustav Mahler, composée en 1900-1901, ne cesse d’étonner dans la création de ce compositeur, dont c’est le seul ouvrage qui respire de bout en bout le bonheur et la joie de vivre, sans comporter de marches funèbres que l’on retrouve autrement dans toutes ces œuvres. Bien que née dans une période de mauvaise santé et d’angoisse face à sa force créatrice, le caractère de ces pages a toujours été mal compris et cette symphonie a été, du vivant du compositeur, la plus décriée de ses œuvres. Attendait-on de nouvelles pages titanesques, aux dimensions sidérales, après les trois premières symphonies, au point de ne rien comprendre à ce style soudain naïf, humoristique, trop simple au point de sembler au public d’alors superficiel. Mahler avait néanmoins conscience d’y avoir atteint un stade plus avancé de sa création, lequel n’a rien à voir avec la régression néo-classique que les critiques de l’époque ont voulu entendre. Concision des mouvements mais richesse d’invention et, finalement, audaces bien plus grandes, Mahler ne cesse de varier, d’inverser, d’augmenter, de combiner les motifs originaux, de les transférer d’un thème à un autre. Quand arrive le lied final, si frais et pur, d’une si grande richesse d’invention mélodique, une seule conclusion s’impose sur cette musique : « Elle nous apprend aussi que les âmes tourmentées et divisées comme celle de Mahler, que les êtres qui, comme lui, ont voulu assumer pleinement dans leur vie et dans leur art les frustrations, les crève-cœurs, les tragédies de la condition humaine, ainsi que ses doutes, ses incertitudes et ses ambiguïtés, peuvent aussi prétendre à pénétrer dans le Royaume du Ciel. Qu’importe si ce paradis, ‘dépeint sous les traits d’un anthropomorphisme paysan’, paraît ici trop concret, trop rassurant pour que l’on y croie totalement » (Henry-Louis de La Grange, Gustav Mahler, t. 1, Fayard, 1979, pp. 1066-1067).
Face à de telles œuvres, que l’essai de Mark Schulze Steinen, dans le programme du soir, place à la naissance d’une avant-garde sortie de l’esprit de la musique populaire, la performance de l’orchestre et des musiciens est en tout point remarquable. Le chef Ivan Fischer a, depuis trente ans, inscrit son orchestre au sommet des phalanges européennes au moins et les enregistrements qu’il donne régulièrement des symphonies de Mahler sont le plus souvent fort bien reçues. Dans la Quatrième, au disque comme ce soir, il est à l’aise dans ce qu’il présente comme une charmante vision du Paradis, s’intéresse, dans une approche chambriste, tant à l’abîme qui menace de s’ouvrir sous sa baguette qu’au calme apparent de sa surface, refusant de déployer d’importants volumes sonores. Il propose ainsi une combinaison d’excitation naïve face à une menace indéfinissable, qu’il soutient tout au long des trois premiers mouvements, vers la vision finale d’un paradis froidement exprimé, Miah Persson s’y montrant drôle, sauvage et insupportablement triste. Dans Bartók, il parle sa langue maternelle, celle de cette Europe centrale au carrefour des cultures sans cesse sillonnées par les compositeurs, et trouve dans la clarté du jeu et du son les fondements de mélodies originales dans les Images hongroises. Le jeu de Yefim Bronfman est fait de couleurs délicates dans le concerto, avant que le finale de la septième sonate de Prokofiev, donné en bis, ne plonge plus profondément vers des plaques tectoniques qui s’entrechoquent. Dans la plus classique des symphonies romantiques – selon l’expression de Mark Schulze Steinen, Miah Persson s’avance lentement à travers les rangs de l’orchestre dès la fin du troisième mouvement, Ruhevoll (Poco Adagio) pour ne pas interrompre l’enchaînement vers le Finale et la vie céleste qu’il recèle dans sa voix pour terminer cette grande soirée :
« Wir geniessen die himmlischen Freunde,
Drum tun wir das Irdische meiden,
Kein weltlich Getümmel
Hört man nicht im Himmel,
Lebt alles in sanftester Ruh…

5 août 2015


mardi 10 novembre 2015

UN SIECLE ET TROIS EPOQUES


Un programme de concert de Grigory Sokolov reflète en général et en lui-même bien plus qu’une liste d’œuvres jouées à la suite les unes des autres. Il y a toujours la volonté de construire une réflexion, de présenter certaines évolutions, pour nous mener à parcourir l’histoire du piano. Le programme donné le 1er août 2015 au Grosses Festspielhaus de Salzbourg n’échappe pas à la règle, nous présentant des œuvres couvrant quasi exactement un siècle de composition et trois époques de la musique, avant la flopée de bis rituelle, hors programme. De la première Partita de Jean-Sébastien Bach, composée en 1726, jusqu’aux Six Moments musicaux pour piano, op. 94, D780, de Franz Schubert, composés entre 1823 et 1828, en passant par la Septième sonate, en ré majeur, opus 10 N°3, de Ludwig van Beethoven (1796-1798) et la sonate opus posthume 143, en la mineur, D784, de Franz Schubert encore (1823), Sokolov se fait successivement baroque, classique et romantique avec un égal bonheur.
Comme le souligne le programme du soir, durant la période baroque, la Partita, ou suite, était une forme très appréciée, composée de danses stylisées dans la même tonalité. Jean-Sébastien Bach en a porté la forme à sa perfection. Beethoven passe déjà à un clavier plus puissant, appelé en Allemagne à cette époque Hammerklavier, et développe la forme classique de la sonate à son point culminant. Schubert fera de la sonate comme d’autres formes de profonds moments romantiques. Dans son essai intitulé Von objektiver Unterhaltung zur subjektiven Miniatur, Walter Weidringer place l’évolution au-delà des écoles : les délices de l’esprit (« Gemüths Ergoetzung ») avec Jean-Sébastien Bach, dont il souligne l’excellence dans la composition pour clavier, l’éclat, l’humour (« Humor ») et la tristesse (ce dernier mot en français dans le texte), pour les pages de Beethoven, enfin le caractère orchestral de l’écriture pianistique de Schubert dans sa sonate et ses Moments musicaux, au tournant de la petite forme (programme du soir, pp. 6 et ss). Pour sa part, Tim Perry place la soirée « From Refreshment to Contemplation », soulignant la noblesse de l’agilité de Bach, la profonde tragédie et la « gentle defiance » de Beethoven, pour terminer sur la morosité auto-révélatrice qu’il trouve en Schubert.
Sokolov n’a cure sans doute de ces analyse car seule compte à ses yeux, certainement, celle qu’il en fait lui-même, dans la recherche qu’il remet sans cesse sur le clavier, concert après concert. Des programmes très construits, un jeu très réfléchi donnent à ses interprétations une dimension particulière. Dans Bach, il exploite totalement les possibilités du piano, sans regard vers d’autres claviers, par exemple le clavecin. Son approche n’est pas baroque, même s’il n’en ignore pas les travaux et sans doute son jeu possède-t-il une certaine dimension d’orgues monumentales. La profondeur de son analyse peut rappeler un Glenn Gould pour le fait de s’y livrer, en aucun cas pour le résultat obtenu. Les lenteurs de la Sarabande peuvent apparaître a priori un brin conceptuelles, mais elles ne déparent pas la clarté de l’ensemble ni les délices de l’esprit.
Dans la sonate de Beethoven, les blocs sont là et Sokolov avance de l’un à l’autre de manière linéaire. Il trouve toutefois des articulations insoupçonnées la plupart du temps, dans cette manière que nous lui avons déjà entendue dans ces sonates, d’amener un mouvement vers le suivant, d’ouvrir vers les pages qui suivent des esquisses anticipées qui leur donnent des lueurs nouvelles. Dans le deuxième mouvement, Largo e mesto, il rend une poésie ineffable, dont il nous fait miroiter a posteriori les sources dans le Presto précédent et les suites à venir dans le Minuetto & Trio : Allegro, avant le Rondo final.
Les œuvres de Schubert trouvent sous ces doigts une réalisation mémorable. La Sonate en la mineur déploie ses formes amples comme une invite à de plus courts moments musicaux qui suivront, plus intimes, essentiels, toujours granitiques pourtant. Son Andante n’est-il pas le plus parfait des impromptus, selon les mots d’Alfred Einstein (Schubert, portrait d’un musicien, tel, Gallimard, 1958, p. 374)? Sokolov appuie la sonate sur une force tellurique aux contrastes saisissants, sans jamais perdre la transparence des sonorités, éléments qui resteront dans les Six Moments musicaux. Ceux-ci s’éloignent sans doute d’une certaine intimité que l’on trouve sous d’autres doigts et que d’aucuns tendent sans doute à trouver plus schubertienne. Le moment musical de Schubert n’est pas ébauche mais forme simple, parfaite en sa réalisation, sur laquelle se termine le programme proposé.
3 août 2015.

lundi 17 août 2015

J’AI SOUVENT CRU QU’ILS ETAIENT SIMPLEMENT SORTIS…


Cédons à la tradition du Liederabend salzbourgeois, dont le disque a gardé d’innombrables repères magnifiques, parmi lesquels je puis citer quelques uns de mes préférés : une soirée consacrée à Schubert par Sviatoslav Richter accompagnant Dietrich Fischer-Dieskau, le 29 août 1977, une Winterreise où le même chanteur se faisait accompagner par Maurizio Pollini, le 23 août 1978, un Italienisches Lierdebuch de Wolf par Irmgard Seefried, Dietrich Fischer-Dieskau, accompagnés d’Eric Werba, le 26 août 1958, une soirée plus récente avec un récital Wolf et Strauss de Christa Ludwig et Erik Werba également, le 7 août 1984, pour n’en citer que quelques uns, mais encore cette soirée Schumann, du 13 août 1977, quand Brigitte Fassbänder et Erik Werba donnaient notamment les Frauenliebe und leben ou les Gedichte der Königin Maria Stuart comme jamais. Cette année, le disque nous rend une nouvelle soirée exceptionnelle de lieder : un programme Schubert, avec notamment le Schwannengesang, par Hermann Prey et Gerald Moore, ce soir du 14 août 1964 ; magique ! Force est souvent de revenir sur terre, hélas. Le plus souvent données au Mozarteum, ces soirées débordent de plus en plus régulièrement vers des écrins moins intimes, la Haus für Mozart (nous y étions l’an passé pour le récital Notturno de Thomas Hampson) ou l’immense Grosses Festspielhaus, dont l’acoustique se prête à qui ne la craint pas.
Ce 27 juillet 2015, Christian Gerhaher et Gerold Huber consacrent leur programme, donné à la Haus für Mozart, à Gustav Mahler, dans trois cycles successifs, le second dans des extraits choisis. Le lied a traversé l’œuvre de Mahler, non seulement sous sa forme accompagnée au piano ou orchestrée (souvent les deux pour les mêmes pièces), mais aussi à travers toutes les premières symphonies, celles que l’on nomme de la période de création qui puise dans le recueil Des Knaben Wunderhorn et dont les pages formeront le centre et le pivot du programme de la soirée.
Commençons néanmoins par le début, les Lieder eines fahrenden Gesellen, ces chants d’un compagnon errant, bien connus. Ces poèmes ont été composés entre le 15 décembre 1884 et le 1er janvier 1885, sur une courte période donc, même s’il est vraisemblable que la période de composition musicale se prolongeât au-delà. Mahler a très tôt songé à orchestrer l’accompagnement de ces lieder conçus comme un cycle, le premier du genre puisque, des lieder avec orchestre qui existaient avant cela, ni ceux de Liszt, ni les Nuits d’été de Berlioz ne forment de cycles en tant que tels. Tant la version pianistique que la version orchestrale ont été publiées en 1887, mais elles diffèrent sur de nombreux points de détail. Les textes adoptés par Mahler proviennent du recueil d’anthologie publié par Arnim et Brentano de ce fameux recueil du Cor enchanté de l’enfant. Il n’en a rien changé, mais a ajouté quelques vers personnels. Quand ma bien-aimée se marie, Mahler ajoute au texte initial quelle se marie gaiement : « Wenn mein Schatz Hochzeit macht, Fröliche Hochzeit macht… ». Le second lied, Ging’ heut’ morgen übers Feld, ce matin, j’ai traversé la prairie, nous offre la mélodie que Mahler développera pour en faire tout le matériau du premier mouvement de sa première symphonie. Ich hab’ ein glühend Messer, j’ai un couteau brûlant, est plus rapide et furieux, avant de revenir aux doux yeux bleus de la bien-aimée, Die zwei blauen Augen.  
Christian Gerhaher entame parfaitement son récital, la voix est chaude, le texte phrasé idéalement et l’accompagnement d’un pianiste qu’il connaît depuis leurs études communes, depuis lesquelles ils ne sont jamais quittés, ajoute à clarté du propos par l’intimité d’un échange consruit sur le ong terme. C’est un atout majeur dans le lied que cette profonde connaissance mutuelle du chanteur et de son accompagnateur, dont la place est essentielle.
Le recueil Des Knaben Wunderhorn enserrera l’entracte, avec si lieder avant, puis quatre après. Cette anthologie de poèmes, découverte par Mahler au tournant des années 1887-1888 est un recueil de textes populaires qui va combler ses aspirations créatrices durant quelques années déjà miraculeuses. Ce recueil de textes se trouvait être, à l’époque, un phénomène culturel de première importance. Politiquement, le traité de Lunéville, en 1802, va être ressenti en Allemagne comme une douloureuse blessure, qui va éveiller une conscience nationale que l’on ira chercher en se replongeant dans le passé d’une époque plus noble. Dès 1803, Ludwig Thiek publiait une anthologie de Minnelieder, puis Clemens Brentanno se prit à interroger les vielles gens de toutes classes pour recueillir les poèmes dont leur mémoire avait pu garder le souvenir. Il y a une tendance romantique qui recouvre le folklore ainsi mis par écrit avec le soin de celui qui fixe la coutume d’un pays. Ce recueil va facilement trouver le chemin de la nostalgie profonde de Mahler pour l’enfance, pour son monde de naïveté et de simplicité. Se tourner vers cette époque médiévale, c’est aussi réfléchir à une période où l’art prend conscience de sproblèmes de style et remet en question son rôle au cœur de la société. La création du XIXème siècle retourne à la nature par le chemin du peuple, Mahler par celui de l’enfance et de ses créations spontanées. Henry-Louis de la Grange a relevé chez Mahler en ce temps-là la beauté de la nature, la naïveté de l’enfance, mais aussi la cruelle destinée des soldats, des exilés ou des victimes du destin. Mahler a écrit vingt-quatre lieder sur ce recueil, y compris ceux qui figurent dans les deuxième, troisième et quatrième symphonies. Ils forment la seule source d’inspiration en la matière pour lui, de 1888 à 1901, à la notable exception de la référence à Nietzsche pour la troisième symphonie.
Christian Gerhaher commence par la question : Wer hat dies Liedlein erdacht ?, avant d’enchaîner sur Ablösung im Sommer, Ich ging mit Lust durch einen grünen Wald, Um schlimme Kinder artig zu machen, Rheinlegendchen, cette jolie petite légende du Rhin et Der Schildwache Nachtlied. Après l’entracte, il poursuivra par Lied des Verfolgten im Turm, ce prisonnier dans la tour, en forme rondo comme toutes les chansons dialoguées, puis Das irdische Leben, avant Zu Strassburg auf der Schanz’ et Wo die schönen Tromepeten blasen, qui forme le dernier lied composé du recueil. Mahéer imagine son héros vivant mais figurant sa mort au champ de bataille, là où sonnent les fières trompettes. Celui dont le site internet porte la mention de Goethe comme une devise : « Am farbigen Abglanz haben wir das Leben » ne pouvait que mettre des couleurs dans sa voix.
Plus sombres devenait-elle pour le dernier cycle, consacré à ces enfants morts, sur des poèmes de Friedrich Rückert. Les Kindertotenlieder sont un immense chant de douleur du poète à la mort de ses enfants. Rückert en a écrit quatre cent vingt-trois, dont cent soixante-six ont été publiés en 1872. Mahler en a retenu cinq, en a composé trois en 1901, puis les deux derniers en juin 1904. Ils sont conçus comme un véritable cycle, qui commence et se termine sur le même ton de ré. Nun will die Sonn’ so hell aufgehen, le Soleil va maintenant se lever à nouveau laisse penser à un retour à la vie après la perte des enfants. Toutefois, l’enchainement avec Nun seh’ ich wohl, warum so dunkle Flammen, enfin je comprends pourquoi de si sombres flammes jaillissent de vos yeux commence dans une rare instabilité tonale chez Mahler, sorte de Sehnsucht tristanesque. C’est le père qui découvre la lumière de ce regard se tournant déjà vers la source de toute lumière. Wenn die Mutterlein décrit, lorsque la petite mère rentrait dans la chambre, le regard qui se tourne vers le petit coin, près du seuil, ou paraissait le cher visage de l’enfant disparu. Oft denk’ ich, sie sind nur ausgegangen dit tout l’espoir déçu, l’absence de ceux dont on croit trop souvent qu’ils sont simplement sortis jouer dehors, alors qu’ils ne rentreront plus. Sous l’averse violente se termine ce cycle sombre, In diesem Wetter, in diesem Braus, par ce temps, par cette tempête, je n’aurai bien sûr jamais laissé sortir les enfants, mais la crainte est maintenant vaine, qu’ils ne sont plus là. Il faut donner corps sans larmoyer à ces textes que les critiques littéraires de l’époque ne trouvaient pas remarquables, mais auxquels la musique de Mahler donne une profonde mélancolie, de cette délicatesse de celui qui aussi – comme beaucoup en ces temps où la mortalité infantile est élevée, a perdu un enfant.
Pour terminer un programme très apprécié, Christian Gerhaher restait sur Mahler et nous donnait Urlicht, ce poème qui vient au chœur de la deuxième symphonie, avant le grand finale portant résurrection. Cette lumière originelle, c’est celle dans laquelle gît une humanité d’une très grande misère, d’une très grande souffrance, avant que ne vienne la Lumière : « Ach nein ! Ich lass mich nicht abweisen : ich bon von Gott,und will wieder zu Gott ! Der liebe Gott wird mir ein Lichtchen  geben, Wird leuchten mir bis in das ewig selig Leben ! ». Dans une salle de concert, la lumière qui se rallume à la fin du récital n’a pas cette qualité, même si, dans la magie d’une soirée de lieder, l’on peut vouloir se laisser surprendre sur le chemin du retour.
17 août 2015

dimanche 16 août 2015

LORSQUE LE CONTENU DEPASSE LA FORME


En cette année qui marque le 90ème anniversaire de Pierre Boulez, lequel n’apparaît plus au pupitre depuis déjà quelque temps, les hommages se multiplient. Le Festival de Salzbourg s’y prêtait également en programmant, ce 30 juillet 2015, l’une de ses œuvre au programme du concert de l’ORF Radiosymphonieorchester Wien, sous l’excellente direction de son jeune directeur musical, Cornelius Meister. Le concert s'inscrit dans la programmation Salzburg Contemporary, cette année largement consacrée à l’œuvre de Boulez. En joignant à la pièce du Maître la première symphonie de Gustav Mahler, l’on ajoutait celle d’un compositeur qui lui est cher depuis longtemps et duquel il a donné et gravé de mémorables interprétations avec divers orchestres, notamment à Salzbourg. Je me souviens en effet encore de la Quatrième Symphonie qu’il y donna il y a une dizaine d’années maintenant. Pourtant, le choix de la pièce interroge, pour ne pas dire surprend : Rituel In memoriam Bruno Maderna. L’on peut certes marquer l’anniversaire d’un compositeur enjouant sans n’importe laquelle de ses œuvres, mais celle-ci ayant été écrite à l’occasion du décès de Bruno Maderna, en sa mémoire, donne l’impression que l’on fête un mort et non un vivant. Était-ce vouloir rappeler que l’œuvre survit à son créateur comme à son interprète ? Je ne sais.
In memoriam Bruno Maderna pour orchestre en huit groupes est une œuvre intéressante de Pierre Boulez. Créée le 2 avril 1975 à Londres, elle marque sa proximité avec un collègue trop tôt disparu, qui fut l’un des compositeurs marquant, mais aussi un chef important du XXème siècle. Le disque qui a gardé la mémoire de la direction par Maderna à Londres de la Neuvième Symphonie de Mahler nous permet de profiter encore aujourd’hui d’une interprétation lumineuse, sans doute la meilleure (à mon goût) de toutes celles existant au disque. Le programme de la soirée souligne d’ailleurs les trois figures de compositeurs et chefs d’orchestre dont les noms sont au programme. Bruno Maderna, Pierre Boulez comme Gustav Mahler partagent le fait d’être tous trois de grands compositeurs et de grands chefs, qui ont marqué la musique de deux siècles successifs. L’orchestre de Pierre Boulez est réparti en huit groupes de deux à seize musiciens chacun, qui sont coordonnée de manière très complexe. Répartis tout autour du public dans la Felsenreitschule qui donnait également ces soirs là l’opéra de Wolfgang Rihm Die Eroberung von Mexico, qui exige le même genre de spatialisation, le chef se plaçait au centre de la salle pour diriger tous les pupitres. C’est aussi à Gruppen de Karlheinz Stockhausen ou à Quadrivium de Bruno Maderna que l’on peut penser, avec ce genre de partition de l’orchestre en plusieurs entités coordonnées. La direction de Boulez m’a toujours semblé d’une grande précision, faite de rigueur et de simplicité du geste. Celle de Cornelius Meister également ce soir, même si elle se dessinera plus expressive après l’entracte, dans la symphonie de Mahler. Il est vrai que dans cette configuration, il donne le signal à chaque groupe qui est dirigé par un percussionniste, qu’il ne dirige pas ainsi chacun des groupes comme il le fera dans l’orchestre rassemblé pour l’œuvre de Mahler.  
Ces musiques de Boulez et Mahler sont présentées par Walter Weidringer, dans le programme du soir, sous le titre Trauerritual und triumphaler Durchbruch. L’on sait en effet la place des éléments de marches funèbres dans l’œuvre de Mahler, que l’on retrouve dans quasiment toutes ses partition, sauf peut-être la quatrième symphonie. L’on relèvera que la pièce de Boulez se construit en sept parties, représentant les sept lettres du nom de Maderna, auxquels les percussions de chaque groupe impulsent des tempi individualisés, leur donnant une indépendance rythmique sous la direction du chef. Longue d’environ une demi-heure, la pièce impressionne dans l’espace de la Felsenreitschule.
La première symphonie de Mahler qui suit, est surnommée Titan, d’après le roman de Jean-Paul, auteur très à la mode à l’époque dans le monde germanique et qui marqua nombre de compositeurs.  A l’époque de sa composition, Mahler a vingt-huit ans et est déjà un chef d’orchestre renommé, dirigeant à Leipzig, où il est l’assistant d’Artur Nikisch. Poème symphonique vulgaire et insensé qui défie toutes les lois de la musique, cette œuvre fut mal accueillie à sa création. Ce caractère novateur est sans doute un point commun supplémentaire entre les trois noms au programme de ce soir. L’œuvre se place entre intimité et théâtralité, elle reprend, comme toutes les premières symphonies de Mahler, des structures de lieder, ici notamment celle que l’on retrouvera dans les Lieder eines fahrenden Gesellen et bien sûr, dans le troisième mouvement, le célèbre canon de frère Jacques. C’est comme de la nature que vient son premier mouvement (« Wie ein Naturlaut »), qui pose clairement la question de savoir comment une symphonie doit commencer. De la nature que l’on retrouvera également, comme la mort, tout au long de la vie de Mahler dans ses compositions, l’on se dirige vers un Finale impressionnant que, dans l’une de ses déclarations, Mahler disait tiré de L’enfer de Dante.
Le titan de la soirée restera portant Cornelius Meister, qui réussit le tour de force de parfaitement rendre la très difficile partition de Boulez, puis de donner une solide première de Mahler, avec une qualité de timbres et d’orchestre qui laissent admiratif. Heureuse la ville qui peut compter autant de formations musicale de cette ampleur et de ce niveau, autant de musiciens et de chefs capables de telles performances. A trente-cinq ans aujourd’hui, Cornelius Meister dirige l’orchestre depuis cinq ans déjà, dans un répertoire très large qui comprend beaucoup d’œuvres peu jouées et de créations, en plus du répertoire habituel. C’est cette expérience qui parle ce soir dans l’assurance de l’exécution des deux œuvres données.
16 août 2015.

AU REVOIR, LES ENFANTS


La scène commence dans une école française au cours de la seconde guerre mondiale, alors sous occupation allemande. L’on y voit quelques soldats de la Wehrmacht armés dans la cour et les enfants se mettre en rangs avec leurs instituteurs pour reprendre la classe. Puis entrent des hommes que l’on identifie sans mal comme un groupe de résistants à l’occupant, qui viennent là ourdir quelque plan de bataille. Nous sommes sur la scène de la Haus für Mozart, dans le cadre du Festival de Salzbourg, en ce soir de première du 31 juillet 2015. La mémoire de la seconde guerre mondiale demeure ouverte à Salzbourg, que ce soit sur ce pont qui garde en plusieurs langues l’hommage aux travailleurs forcés contraints de le reconstruire au risque de leur vie, après un bombardement allié, ou sur la porte de ce cloître dans la vieille ville, qui fait encore mention de sa transformation d’alors en quartier général local de la Gestapo. Chaque fois qu’une mise en scène d’opéra transfert l’action dans un cadre rappelant ces tristes années noires du nazisme, l’on sent que la plaie n’est pas refermée, que le travail de mémoire, de dénazification dit-on aussi, n’a pas été mené des deux côtés de la frontière, en Allemagne et en Autriche, de la même manière.
Quel est toutefois le propos d’une telle transposition ? Patrice Caurier et Moshe Leiser l’adoptant ce soir dans une reprise de leur production au même endroit, au Festival de Pâques 2013, ne semblent guère l’avoir approfondi et la facilité apparaît bien vite. C’est de la mise en scène de Norma, opéra de Vincenzo Bellini, qu’il s’agit. Norma est, aux temps antiques des Gaulois, la grande prêtresse des Druides, celle qui guide par ses conseils l’action des hommes opposés alors à l’occupation romaine. Certes, le parallèle peut sembler évident entre l’occupation de la Gaule par les aigles romaines de l’Antiquité et celle de la France par les aigles nazies entre 1939 et 1945. Cette évidence ne résiste toutefois pas à un questionnement plus approfondi. L’on pousse l’idée à son terme en tondant Norma à la fin, sanction que la populace à la Libération imposa aux femmes françaises qui avaient couché avec des Allemands. Néanmoins, au fond, la transposition ne colle pas, elle n’apporte rien au propos et, de fait, l’essentiel de l’opéra est présenté en avant-scène sur fond d’un rideau noir tendu qui forme le huis-clos dans lequel Norma se débat avec ses responsabilités. Trop facile, la transposition n’emporte pas l’adhésion, rappelle irrémédiablement à l’ouverture du rideau le film de Louis Malle sans pourtant approfondir le lien potentiel entre ces écoliers et les enfants que Norma abandonne à la fin à la garde de son père. Elle ne gêne pas non plus le spectateur et apparaît finalement comme neutre, suffisamment pauvre pour, au fond être ignorée tout au long de la soirée.
Ce qui marque en effet, c’est l’incarnation de la grande prêtresse druidique qu’offre Cecilia Bartoli. Comme en son temps Maria Callas, qui marqua le rôle de manière indélébile, la Bartoli se l’approprie aujourd’hui pleinement. Le titre de l’opéra ne dit finalement rien d’autre que le nom de son héroïne, Norma. Le nom de la Bartoli aujourd’hui se confond avec elle. Peu importe en somme ce qu’il y a autour, mise en scène, tenants des autres rôles, somme toutes tous secondaires, orchestre et direction. La fusion Norma-Bartoli occupe seule toute les sensations. A juste titre d’ailleurs, tant Cecilia Bartoli donne du rôle une interprétation saisissante. L’on connaît ses qualités de tragédienne et l’on sait à quel point sa présence sur scène est puissante. Elle offre une interprétation très travaillée, jamais ne se laisse aller à la facilité d’ornementations qui pourrait facilement provoquer l’adhésion du publique. 

Ce rôle est largement considéré comme l’un des plus difficiles du répertoire de soprano. Il y faut une grande technique et des qualités de tragédienne, il faut des graves solides pour rendre la noirceur de la situation et une agilité totale dans l’aigu aussi. Le célèbre air à la déesse de la lune, première entrée de la cantatrice, Casta Diva, chaste déesse, offre une leçon de belcanto. La longueur du souffle y est exigée comme la précision de vocalises qui poussent par trois fois au contre-ut. La Bartoli nous présente un travail de chaque nuance, une maîtrise de chaque note, pensée dans une lumière sélène qui rendrait presque le visage de Greta Garbo dans Mata Hari. Nulle facilité dans cette approche faite d’intériorité, dans cette invocation à la chaste déesse par sa grande prêtresse qui se sait depuis longtemps fautive et traître à ses engagements. Il y a une prière pour elle-même, rentrée, désespérée, autant qu’une invocation aux oracles à transmettre aux hommes qui attendent les armes à la main, de savoir s’ils doivent fondre sur l’ennemi ou bien encore supporter le joug de l’occupant étranger. Dans le bouleversant arioso qui ouvre le second acte, l’on retrouve toute la densité de l’interprétation dans laquelle s’immerge totalement la Bartoli. Elle sait aussi libérer sa fureur face à la trahison de Pollione, laisser éclater sa virtuosité dans les fameuses coloratures di bravura éxigées par Bellini. Les deux terribles sauts d’une octave et demie, qui concluent l’air Oh, non tremare sont exemplaires ici de maîtrise et de projection. La fin du récitatif au Temple d’Irminsul lance un contre-ut de feu. La présence de Norma sur scène ne se limite de loin pas  aux airs que lui confie Bellini, car les récitatifs qu’il compose sont aussi dotés d’un relief particulier. Bartoli instaure un ton certes altier et souverain qui convient au Sediziose voci, mais teinté de sa propre faute et de ses doutes dans une phrase déclamatoire qui se fait fragile. Elle présente la fragilité de la femme et l’affection de la mère qu’elle est devenue, les deux faces de la même médailles, dans les subtilités qu’elle met au Vanne e li celi entrambi. Elle doute dans le Teneri figli, particulièrement dramatique face à l’infanticide auquel elle pense vouloir, superbe mélodie dont Chopin fera l’une de ses études pour piano. Enfin, elle sait se mettre à nu face aux hommes pour confesser sa faute, sur un sol a capella dans l’aveu final qui mettra un terme au drame. Face aux exigences d’une telle partition, une grande Norma ne peut adopter les facilités des metteurs en scène de ce soir ; elle y perdrait la pureté de son chant et la quintessence du drame. La Bartoli s’y refuse heureusement et nous offre la plénitude d’une grande incarnation. Elle assure le triomphe de la soirée et finalement, repousse cette mise en scène au second plan, elle est seule le feu qui la ronge et peu importe la manière dont on peut habiller l’action qui l’entoure. En ne s’inscrivant que dans le rôle, elle ne contredit pas la mise en scène ni ne l’habite, elle la dépasse, use avec intelligence de la vacuité du propos pour élargir son interprétation et occuper la scène en toute liberté.
Autour d’elle se meuvent les autres rôles, somme toute tous secondaires. Rebeca Olvera est une bonne Adalgisa, jamais une rivale ; elle occupe son rôle à sa juste place, sans jamais nous faire quitter du regard la présence de Norma. Le Pollione de John Osborne est un superbe ténor qui peut sembler manquer d’un certain éclat belcantiste, mais qui donne par là à son rôle plus d’humanité aussi. Il n’est pas un vainqueur triomphant mais un chef qui déroge à ses devoirs par ses amours clandestines et successives, qui a déjà perdu la ferveur des siens et la confiance de ses supérieurs, qui l’ont rappelé à Rome. Michele Pertusi campe un excellent Oroveso, père de Norma mais chef d’armée avant tout, qui imposera le respect des règles et le sacrifice de sa fille sans faiblir, sauf in extremis pour en sauver les fils. Cette basse assume pleinement son autorité vocale et théâtrale. La Clotilde de Liliana Nikiteanu accompagne sa maîtresse en formant les transitions nécessaires et le Flavio de Reinaldo Macias complète une distribution équilibrée autour de la figure de Norma mais jamais à son niveau. Cet opéra met en scène la figure transcendante de la grande prêtresse de la Lune, qui se place, jusqu’au sacrifice final, au-dessus des hommes, et Cecilia Bartoli l’incarne ainsi, au-dessus du reste d’une distribution cohérente, à laquelle on ne peut rien reprocher. Ce n’est pas tant Norma que Bartoli que l’on vient entendre ce soir. Ce n’est pas contraire à la dramaturgie de cet opéra et pleinement justifié par la performance de l’actrice qui la chante. Dans la fosse, un excellent Orchestra La Scintilla, sous la baguette experte de Giovanni Antonini. Les Chœurs de la Radiotélévision suisse complétant agréablement le tableau. Une superbe soirée autour d’un nom, Norma ou Bartoli, Bartoli ou Norma, fusion incandescente d’une interprète et d’un rôle, qui se donne en ce soir de première qui est aussi une nuit de pleine lune et permet de trouver en sortant dans la lumière de cette belle la nuit d’été ainsi éclairée la plénitude de l’ombre de la terre.
15 août 2015

samedi 15 août 2015

LES FRESQUES DE PIERO DELLA FRANCESCA


Dans le cadre du Festival de Salzbourg, sorte de résidence d’été des Wiener Philharmoniker depuis 1920, cet orchestre donne cette année des œuvres qui ont marqué son histoire, essentiellement parce qu’il les a créées, soit à Vienne, soit même à Salzbourg. Nous retrouvons donc au programme des concerts philharmoniques les deux symphonies centrales de Johannes Brahms ou la huitième de Bruckner, créées alors sous la direction de Hans Richter, mais en particulier ce soir du 25 juillet 2015, deux œuvres confiées à la baguette de Yannick Nézet-Séguin. Tout d’abord, de Bohuslav Martinů, les Fresques de Piero della Francesa, créées ici-même (enfin presque, le Grosses Festspielhaus n’existait pas encore et ce fut la Felsenreitschule, juste à côté, qui abrita l’événement), le 26 août 1956, par Rafael Kubelik, à qui la partition est dédiée et qui complétait le programme ensuite d’une sixième symphonie de Tchaïkovski. Le disque en a gardé le souvenir. Ce soir, Yannick Nézet-Séguin complète son programme d’ouverture spirituelle avec une autre pièce créée par l’orchestre, le 16 juin 1872, à Vienne, la Troisième Messe d’Anton Bruckner.
Piero Della Francesca est un artiste majeur de la Renaissance italienne de la seconde génération des peintres humanistes, dont les fresques de la basilique San Francesco d'Arezzo ont assuré le passage à la postérité. Aujourd’hui surtout connu comme peintre, il fut en son temps également un mathématicien et un géomètre réputé, maitre de la perspective et de la géométrie euclidienne. Dans son inspiration, l’on retrouve la perspective géométrique éclairée par une lumière intense, qui met en valeur les ombres et sature les couleurs ; parmi les clés de son expression poétique, la simplification géométrique des volumes, des gestes cérémoniaux figés dans l’immobilité et surtout une attention toute particulière portée à la vérité humaine. Sa production picturale est perçue comme l’expression d’une recherche rigoureuse de la perspective, de la monumentalité des personnages et d’une utilisation expressive de la lumière. Ces fresques, peintes entre 1452 et 1466, le feront connaître au-delà des monts et des siècles. S’inspirant de la Légende dorée de Jacques de Voragine et plus précisément de l’épisode de la légende de la Vraie Croix, elles illustrent un thème présent de manière traditionnelle dans l’iconographie franciscaine et ornent donc les murs de cette église dédiée à Saint François d’Assise. « Sous le nom de l’Invention de la Sainte Croix, l’Eglise fête l’anniversaire du jour où a été retrouvée la croix de Notre-Seigneur. Cet événement eut lieu plus de deux cents ans après la résurrection du Christ », commence Jacques de Voragine, pour dire que l’on rapporte que ladite Croix eût été constituée de quatre bois différents, de palmier, de cyprès, d’olivier et de cèdre, qu’après la Passion elle demeura cachée sous terre pendant près de deux cents ans, pour être finalement retrouvée par Hélène, mère du premier empereur romain chrétien, Constantin (Jacques de Voragine, La Légende dorée, LXVI L’invention de la Sainte Croix (3 mai), Points, Seuil, Paris, 1998, pp. 310 et ss).
Si l’on parle de l’usage de la lumière, dans un traitement riche et innovant, comme d’un chromatisme clair et délicat, en tout point admirable, l’on pourra tout autant considérer les fresques picturales que la partition de Bohuslav Martinů, qui cherchait à rendre l’émotion ressentie à la découvertes de ces murs, lors d’une visite en 1950. Compositeur trop peu joué par rapport à l’importance de son œuvre, notamment symphonique, Martinů réussit avec ces fresques orchestrales à retrouver l’enthousiasme des premiers lecteurs de Jacques de Voragine, qui firent le succès de ses vies de saints, légendes d’or, qui entourent la vie mais surtout la mort exemplaire des saints de la Chrétienté. Faits épars dans une foule d’écrits, de chroniques et de biographies dispersées, ces légendes sont écrites sans aucun souci de critique historique mais pour édifier, par l’exemple magnifique évoqué, ceux qui veulent marcher  à la suite du Christ. Martinů réussit de même à ressusciter l’admiration des premiers visiteurs de la basilique San Francesco d'Arezzo, qui découvrirent émerveillé les couleurs chatoyantes des fresques de Piero della Francesca. Sa composition et son orchestration suivent certaines des fresques. Le premier mouvement, Andante poco moderato est inspiré de deux éléments représentant la Reine de Saba, voyant d’un bois abattu par le Roi Salomon le support futur du supplice du Sauveur de l’Humanité. Le mouvement central, Adagio, est choisi du motif du rêve de Constantin, qui voit dans les cieux, la veille d’une bataille importante, une croix apparaître avec la mention « In hoc signo vinces », par ce signe tu vaincras, qui provoqua sa conversion à la foi chrétienne après la victoire acquise au Pont Milvius, en 313. Le Finale, Poco Allegro, en arrive à l’invention, donc la découverte (de invenire, trouver, en latin) de la vraie Croix, découverte que se disputent dans la fresque comme dans la partition, les armées de l’Empereur romain Héraclius et celle de l’Empereur des Perses, Khosrow.
L’orchestre, qui n’est pas revenu souvent à cette partition depuis sa création il y déjà près de soixante ans, y garde une incroyable luminosité dans la richesse d’un traitement presque pictural. La direction de Yannick Nézet-Séguin comme le pinceau de Piero della Francesa, maîtrise les perspectives en simplifiant les volumes géométriques et sature les couleurs pour mieux mettre les ombres en valeur, dans une battue qui épure les gestes cérémoniaux et donne une singulière portée à la vérité humaine.
La troisième messe de Bruckner s’enchaînait sans entracte, ajoutant la voix du chœur et des solistes à la peinture édifiante tirées de la Légende dorée. Sergiu Celibidache aimait à voir dans cette immense partition (qu’il dirigeait dans ses tempi bien connus en plus d’une heure et quart) le caractère tourné vers l’intérieur, intériorisant, du motif descendant d’une quarte, qui ouvre le Kyrie, noté Moderato, tout comme le Requiem de Verdi. L’on sait que le compositeur lui-même avait visé l’unité du vécu, l’intégration des parties dans une entité d’ordre supérieur, insaisissables par des catégories intellectuelles, par le développement de formes cycliques. Ainsi, reviennent dans le Dona nobis pacem la thématique du Kyrie comme des motifs du fugato que l’on trouve au passage In gloria Dei comme dans le Credo central. Il y a dans cette partition la perception d’une essence intemporelle de l’acte musical. Là où Celibidache voyait une source constante de la plus intense félicité, Yannick Nézet-Séguin nous entraîne dans une joie de vivre qui n’est pas sans rappeler les gospels les plus entraînant chers aux églises nord-américaines. L’énergie déployée tout au long de la partition et un choix de tempi nettement plus allant que le modèle de Celibidache donne à l’orchestre l’opportunité d’exprimer la beauté de tous ses timbres en multiples couleurs d’airain. Surtout, la direction nous entraîne très clairement vers les revendications symphoniques de ce qui n’est pas écrit uniquement comme musique d’église. Les solistes de ce soir, Dorothéa Röschmann, Karen Cargill, Christian Elsner et Franz-Josef Selig, sont intégrés à la masse symphonique, placés derrière l’orchestre, en avant de l’exceptionnel Chor des Bayerischen Rundfunks et non sur le devant de la scène comme c’est davantage l’usage. A cette place, ils s’intègrent au tout pour dépasser la somme des parties, mais Christian Elsner peine à convaincre alors que Franz-Josef Selig ouvre de magnifiques profondeurs à ses interventions. Celui qui porterait ainsi tous les pêchés du monde ne serait sans doute pas si loin de la paix recherchée dans cet Andante finale : Miserere nobis ; Dona nobis pacem.
15 août 2015
(voir la partition en ligne des Fresques de Piero della Francesca : http://www.universaledition.com/Bohuslav-Martinu/composers-and-works/composer/459/work/2559)