A Salzbourg, plus qu’ailleurs encore, Fidelio n’est pas seulement un opéra mais un véritable hymne à la liberté. C’est le sens que lui donnait Toscanini lorsqu’il l’y dirigeait en 1935, 1936 et 1937, littéralement à la porte d’une Allemagne nazie dont il savait que, en s’engageant dans la voie du national-socialisme, elle avait aliéné, comme l’Italie fasciste avant elle, sa liberté. Le Vice-chancelier d’Autriche Starhemberg, dans le contexte tendu à l’époque de l’assassinat du chancelier Engelbert Dollfuss, déclarait à la radio, le 27 juillet 1934 : « Um deutsch zu sein, brauchen wir deutschen Österreicher keinen Nationalsozialismus. Ich erkläre hier im eigenemem Namen und im Namen der gesamten Bundesregierung als ein heiliges Vermächtnis unseres toten Führers, niemals den gerigsten Kompromiss mit dem Nationalsozialismus einzugehen » (cité in Robert Kriechbaumer, Zwischen Österreich und Grossdeutschland, Eine politische Geschichte der Salzburger Festspiele, 1933-1944, Böhlau Verlag Wien, 2013, p. 113). Il ajoute en ce qui concerne la reprise en 1935 par Arturo Toscanini de la production de Fidelio : « Die aus dem Jahr 1928 stammende Produktion war zuvor von Franz Schalk, Clemens Krauss und Richard Strauss dirigiert worden. Die Oper war nicht nur aus finanziellen Gründen auch 1935 im Programm der Festspiele, sondern auch aus politischen. Beethovens Freiheitsoper, die nach dem Tod von Franz Schalk von den sich mit dem Nationalsozialismus arrangierenden Richard Strauss und Clemens Krauss geleitet worden war, bildete nunmehr unter der Leitung Toscanini seine künstlerische Kampfsage gegen den Nationalsozialismus von hoher symbolischer Bedeutung » (ibid., p. 124).
La première du 4 août 2015 représentait la cent unième représentation de
l’œuvre au Festival de Salzbourg, c’est dire si elle n’y est pas rare. La
production de 1938 devait encore être dirigée par Toscanini. Après l’Anschluss
du 12 mars 1938, il refusa de revenir diriger dans un pays tombé sous le
contrôle du nazisme et c’est Hans Knappertsbusch, grand chef dans ce répertoire
s’il en fut, mais plus accommodant avec les autorités germaniques de l’époque,
qui assura la production. Il fallut ensuite dix ans pour revoir la pièce sur
scène, entre 1948 et 1950, dans une production que marqua tant l’empreinte de
Furtwängler. En 1957, Karajan offrait une nouvelle production aux accents d’un
immense oratorio. Ente 1968 et 1970, Karl Böhm y dirigeait la Léonore de
Christa Ludwig, le Florestan de James King et le Don Fernando de Hans Hotter,
rien que ça. Puis ce furent Lorin Maazel en 1982-1983, Horst Stein en 1990, Sir
Georg Solti en 1996 Michael Gielen en 1998 et Daniel Barenboïm en 2009. A
l’exception de cette dernière production confiée au West Eastern Divan
Orchestra, toutes les autres ont vu les Wiener Philharmoniker en fosse. Cette
année 2015, ils sont à nouveau là, sous la direction de Franz Welser Möst, dans
une nouvelle production signée Claus Guth qui, comme souvent les soirs de
première en ces lieux, divisa le public.
Le projet de Claus Guth est extraordinaire et magnifique en tout point,
radical aussi. Les espaces sont immenses, les murs d’une hauteur sans fin, les
cachots d’une profondeur insondable, la grandeur de l'humanité palpable. Les ombres démesurées donnent aux
personnages des dimensions irréelles, grâce à des jeux de lumières
supérieurement pensés et maîtrisés. Le double muet de Léonore, qui dialogue
avec elle en langage des signes dit ce qu’elle ne peut entendre. Les
personnages sont en noir, sauf Léonore en veste beige et Florestan en chemise
vert sombre. Les dialogues sont supprimés, ils n’apportent rien à l’action, et
sont remplacés par des sons amplifiés qui en reprennent des bribes déformées.
Ce monde est irréel, la disparition de Florestan est celle de la liberté dans
les mains de l’arbitraire. De toutes les transpositions possibles de l’œuvre,
celle choisie par Claus Guth, dans l’intemporel et l’irréel, est la seule
susceptible de réussir vraiment. Elle a surtout le mérite de ne pas se
satisfaire d’une transposition nazillonne trop facile, qui, après la Norma de ces derniers jours, n’aurait
vraiment rien apporté au propos.
Il n’y a rien de banal dans Fidélio, rien dans la mise en scène de Claus
Guth. Il n’y a rien de banal dans l’enlèvement et la disparition d’un homme
pendant plus de deux ans, maintenu au secret dans une citerne, sa nourriture
restreinte et sa mort décidée par un gouverneur sans humanité. Ce que subit
Florestan, c’est ce que le droit actuel nomme disparition forcée. Ce
phénomène, dont la première apparition date de la seconde guerre mondiale,
Hitler décidant dans le Décret Nuit et Brouillard (« Nacht und Nebel Erlass »), de faire disparaître purement et
simplement certains opposants ou résistants, afin de créer autour d’eux une
terreur liée à l’incertitude du sort qui leur était réservé. Ces termes de
« Nacht und Nebel » ont
également une source lyrique, puisqu’ils sont puisés par Hitler et ses sbires
dans l’introduction à la Tétralogie de Richard Wagner. Dans L’Or du Rhin, Alberich invoque la nuit
et le brouillard dans lesquels il disparaît grâce au heaume magique forgé par
Mime et depuis lesquels il peut librement, sans être perçu, persécuter son
monde. Les chercheurs qui ont étudié les phénomènes de disparitions forcées de
personnes mis en place à larges échelles en Amérique latine ou dans d’autres
régions du monde, au Maroc ou en Algérie notamment, l’ont décrit comme une
disparition de l’être sur les deux versants que sont ceux de la vie comme de la
mort. L’on ne sait pas, l’on ne sait rien de ce qui leur est advenu ;
nulle part où chercher, pas de corps à inhumer, pas de deuil possible.
Il n’y a rien de banal non plus dans l’attachement de Léonore à
retrouver son époux et l’on devine que la longue quête qui s’étale sur plus de
deux ans, l’a profondément épuisée mais nullement découragée. Il ne lui restait
que cela, découvrir le sort de Florestan. Ce « rien », qu’elle lui répond avoir fait pour lui est un tout
insondable que seules les profondeurs de la réflexion de Claus Guth, qui nous mène résolument dans ce « Salon des Unbewussten », ont pu
sonder avec mérite. C’est dans ce rien, infiniment supérieur au tout de la vie
et de la liberté, de l’amour et de la justice, que le chant d’Adrianne
Pieczonka développe un personnage immense. Elle a tout des grandes interprètes
du rôle, la voix, la puissance, la présence scénique. Son personnage est
construit aux tréfonds des expériences de ces Mères ou Femmes de la Place de
Mai. Elle y retrouve le plus grand des Florestan, celui dont l’incantation à
Dieu pour son premier mot, relève du souffle infini de la vie, lorsqu’il
s’attache à la survie, quand c’est tout ce qui subsiste à l’homme persécuté. Lui
non plus ne sait rien, rien du lieu où il est retenu, rien surtout des efforts
de sa femme pour le retrouver, efforts incessants du premier jour de la
disparition au dernier de la libération. Il est écrasé par le poids de la
détention, les privations subies, mais l’esprit de liberté le maintient en vie,
car cette liberté c’est l’image de Léonore qui rassure ses nuits vidées de tout
sommeil. Thomas Koneiczny est un Pizarro redoutable, Hans Peter König un Rocco
secourable. Le Don Fernando de Sébastian Holecek a les qualités que l’on attend
de lui. Si la Marzeline d’Olga Bezmertna est maintenue dans l’ignorance et
l’incompréhension des dessous des lieux, son Jaquino est la seule fausse note
de la distribution, tant Norbert Ernst peine à lui donner voix et corps.
Dans la fosse, l’orchestre est fabuleux et déploie toutes les subtilités
de la partition, le chef étant visiblement inspiré par le cadre qui lui était
offert. Même le maintien, avant le Finale, de l’Ouverture Léonore III, alors
que derrière le rideau un immense lustre était placé pour éclairer la scène
finale des retrouvailles avec la liberté, prenait une dimension dramatique
essentielle. Seul reproche à formuler depuis la salle – et au parterre, la
direction d’un tel orchestre couvrait souvent un peu le plateau, sans cependant
et heureusement lui nuire. Ce feu prométhéen que mentionnait le chef dans un
entretien reproduit au programme du soir éclairait d’un tel éclat la liberté
rendue à l’homme qu’il prenait le dessus sur tout le reste. C’est l’art d’un
homme des Lumières, Beethoven, éclairé à l’orchestre comme à la mise en scène,
comme il doit toujours l’être face aux ombres menaçantes et actuelles de la barbarie.
6 août 2015
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