Dans le cadre du
Festival de Salzbourg, sorte de résidence d’été des Wiener Philharmoniker depuis 1920, cet orchestre donne cette année
des œuvres qui ont marqué son histoire, essentiellement parce qu’il les a
créées, soit à Vienne, soit même à Salzbourg. Nous retrouvons donc au programme
des concerts philharmoniques les deux symphonies centrales de Johannes Brahms
ou la huitième de Bruckner, créées alors sous la direction de Hans Richter,
mais en particulier ce soir du 25 juillet 2015, deux œuvres confiées à la
baguette de Yannick Nézet-Séguin. Tout d’abord, de Bohuslav Martinů, les Fresques
de Piero della Francesa, créées ici-même (enfin presque, le Grosses
Festspielhaus n’existait pas encore et ce fut la Felsenreitschule, juste à
côté, qui abrita l’événement), le 26 août 1956, par Rafael Kubelik, à qui la
partition est dédiée et qui complétait le programme ensuite d’une sixième
symphonie de Tchaïkovski. Le disque en a gardé le souvenir. Ce soir, Yannick
Nézet-Séguin complète son programme d’ouverture spirituelle avec une autre
pièce créée par l’orchestre, le 16 juin 1872, à Vienne, la Troisième Messe
d’Anton Bruckner.
Piero Della
Francesca est un artiste majeur de la Renaissance italienne de la seconde
génération des peintres humanistes, dont les fresques de la basilique San
Francesco d'Arezzo ont assuré le passage à la postérité. Aujourd’hui surtout
connu comme peintre, il fut en son temps également un mathématicien et un
géomètre réputé, maitre de la perspective et de la géométrie euclidienne. Dans
son inspiration, l’on retrouve la perspective géométrique éclairée par une
lumière intense, qui met en valeur les ombres et sature les couleurs ; parmi
les clés de son expression poétique, la simplification géométrique des volumes,
des gestes cérémoniaux figés dans l’immobilité et surtout une attention toute
particulière portée à la vérité humaine. Sa production picturale est perçue
comme l’expression d’une recherche rigoureuse de la perspective, de la
monumentalité des personnages et d’une utilisation expressive de la lumière.
Ces fresques, peintes entre 1452 et 1466, le feront connaître au-delà des monts
et des siècles. S’inspirant de la Légende
dorée de Jacques de Voragine et plus précisément de l’épisode de la légende
de la Vraie Croix, elles illustrent un thème présent de manière traditionnelle
dans l’iconographie franciscaine et ornent donc les murs de cette église dédiée
à Saint François d’Assise. « Sous le
nom de l’Invention de la Sainte Croix, l’Eglise fête l’anniversaire du jour où
a été retrouvée la croix de Notre-Seigneur. Cet événement eut lieu plus de deux
cents ans après la résurrection du Christ », commence Jacques de
Voragine, pour dire que l’on rapporte que ladite Croix eût été constituée de
quatre bois différents, de palmier, de cyprès, d’olivier et de cèdre, qu’après
la Passion elle demeura cachée sous terre pendant près de deux cents ans, pour
être finalement retrouvée par Hélène, mère du premier empereur romain chrétien,
Constantin (Jacques de Voragine, La
Légende dorée, LXVI L’invention de la
Sainte Croix (3 mai), Points, Seuil, Paris, 1998, pp. 310 et ss).
Si l’on parle de
l’usage de la lumière, dans un traitement riche et innovant, comme d’un
chromatisme clair et délicat, en tout point admirable, l’on pourra tout autant
considérer les fresques picturales que la partition de Bohuslav Martinů, qui cherchait à rendre l’émotion ressentie à la
découvertes de ces murs, lors d’une visite en 1950. Compositeur trop peu joué
par rapport à l’importance de son œuvre, notamment symphonique, Martinů réussit avec ces fresques orchestrales
à retrouver l’enthousiasme des premiers lecteurs de Jacques de Voragine, qui
firent le succès de ses vies de saints, légendes d’or, qui entourent la vie
mais surtout la mort exemplaire des saints de la Chrétienté. Faits épars dans
une foule d’écrits, de chroniques et de biographies dispersées, ces légendes
sont écrites sans aucun souci de critique historique mais pour édifier, par
l’exemple magnifique évoqué, ceux qui veulent marcher à la suite du Christ. Martinů réussit de même
à ressusciter l’admiration des premiers visiteurs de la basilique San
Francesco d'Arezzo, qui découvrirent émerveillé les couleurs chatoyantes des
fresques de Piero della Francesca. Sa composition et son orchestration suivent certaines
des fresques. Le premier mouvement, Andante
poco moderato est inspiré de deux éléments représentant la Reine de Saba,
voyant d’un bois abattu par le Roi Salomon le support futur du supplice du
Sauveur de l’Humanité. Le mouvement central, Adagio, est choisi du motif du rêve de Constantin, qui voit dans
les cieux, la veille d’une bataille importante, une croix apparaître avec la
mention « In hoc signo vinces »,
par ce signe tu vaincras, qui provoqua sa conversion à la foi chrétienne après
la victoire acquise au Pont Milvius, en 313. Le Finale, Poco Allegro, en arrive à l’invention, donc la découverte (de invenire, trouver, en latin) de la vraie
Croix, découverte que se disputent dans la fresque comme dans la partition, les
armées de l’Empereur romain Héraclius et celle de l’Empereur des Perses,
Khosrow.
L’orchestre, qui
n’est pas revenu souvent à cette partition depuis sa création il y déjà près de
soixante ans, y garde une incroyable luminosité dans la richesse d’un
traitement presque pictural. La direction de Yannick Nézet-Séguin comme le
pinceau de Piero della Francesa, maîtrise les perspectives en simplifiant les
volumes géométriques et sature les couleurs pour mieux mettre les ombres en
valeur, dans une battue qui épure les gestes cérémoniaux et donne une
singulière portée à la vérité humaine.
La troisième messe
de Bruckner s’enchaînait sans entracte, ajoutant la voix du chœur et des
solistes à la peinture édifiante tirées de la Légende dorée. Sergiu Celibidache aimait à voir dans cette immense
partition (qu’il dirigeait dans ses tempi bien connus en plus d’une heure et
quart) le caractère tourné vers l’intérieur, intériorisant, du motif descendant
d’une quarte, qui ouvre le Kyrie,
noté Moderato, tout comme le Requiem
de Verdi. L’on sait que le compositeur lui-même avait visé l’unité du vécu,
l’intégration des parties dans une entité d’ordre supérieur, insaisissables par
des catégories intellectuelles, par le développement de formes cycliques.
Ainsi, reviennent dans le Dona nobis
pacem la thématique du Kyrie
comme des motifs du fugato que l’on
trouve au passage In gloria Dei comme
dans le Credo central. Il y a dans
cette partition la perception d’une essence intemporelle de l’acte musical. Là
où Celibidache voyait une source constante de la plus intense félicité, Yannick
Nézet-Séguin nous entraîne dans une joie de vivre qui n’est pas sans rappeler
les gospels les plus entraînant chers aux églises nord-américaines. L’énergie
déployée tout au long de la partition et un choix de tempi nettement plus
allant que le modèle de Celibidache donne à l’orchestre l’opportunité
d’exprimer la beauté de tous ses timbres en multiples couleurs d’airain.
Surtout, la direction nous entraîne très clairement vers les revendications
symphoniques de ce qui n’est pas écrit uniquement comme musique d’église. Les
solistes de ce soir, Dorothéa Röschmann, Karen Cargill, Christian Elsner et
Franz-Josef Selig, sont intégrés à la masse symphonique, placés derrière
l’orchestre, en avant de l’exceptionnel Chor
des Bayerischen Rundfunks et non sur le devant de la scène comme c’est
davantage l’usage. A cette place, ils s’intègrent au tout pour dépasser la
somme des parties, mais Christian Elsner peine à convaincre alors que
Franz-Josef Selig ouvre de magnifiques profondeurs à ses interventions. Celui
qui porterait ainsi tous les pêchés du monde ne serait sans doute pas si loin
de la paix recherchée dans cet Andante
finale : Miserere nobis ; Dona
nobis pacem.
15 août 2015
(voir la partition
en ligne des Fresques de Piero della
Francesca : http://www.universaledition.com/Bohuslav-Martinu/composers-and-works/composer/459/work/2559)
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