Un programme de concert de Grigory Sokolov reflète en général et en
lui-même bien plus qu’une liste d’œuvres jouées à la suite les unes des autres.
Il y a toujours la volonté de construire une réflexion, de présenter certaines
évolutions, pour nous mener à parcourir l’histoire du piano. Le programme donné
le 1er août 2015 au Grosses Festspielhaus de Salzbourg n’échappe pas
à la règle, nous présentant des œuvres couvrant quasi exactement un siècle de
composition et trois époques de la musique, avant la flopée de bis rituelle,
hors programme. De la première Partita
de Jean-Sébastien Bach, composée en 1726, jusqu’aux Six Moments musicaux pour piano, op. 94, D780, de Franz Schubert,
composés entre 1823 et 1828, en passant par la Septième sonate, en ré majeur,
opus 10 N°3, de Ludwig van Beethoven (1796-1798) et la sonate opus posthume 143,
en la mineur, D784, de Franz Schubert encore (1823), Sokolov se fait
successivement baroque, classique et romantique avec un égal bonheur.
Comme le souligne le programme du soir, durant la période baroque, la Partita, ou suite, était une forme très
appréciée, composée de danses stylisées dans la même tonalité. Jean-Sébastien
Bach en a porté la forme à sa perfection. Beethoven passe déjà à un clavier plus
puissant, appelé en Allemagne à cette époque Hammerklavier, et développe la forme classique de la sonate à son
point culminant. Schubert fera de la sonate comme d’autres formes de profonds
moments romantiques. Dans son essai intitulé Von objektiver Unterhaltung zur subjektiven Miniatur, Walter
Weidringer place l’évolution au-delà des écoles : les délices de l’esprit
(« Gemüths Ergoetzung »)
avec Jean-Sébastien Bach, dont il souligne l’excellence dans la composition
pour clavier, l’éclat, l’humour (« Humor »)
et la tristesse (ce dernier mot en français dans le texte), pour les pages de
Beethoven, enfin le caractère orchestral de l’écriture pianistique de Schubert
dans sa sonate et ses Moments musicaux, au tournant de la petite forme
(programme du soir, pp. 6 et ss). Pour sa part, Tim Perry place la soirée
« From Refreshment to Contemplation »,
soulignant la noblesse de l’agilité de Bach, la profonde tragédie et la « gentle defiance » de Beethoven,
pour terminer sur la morosité auto-révélatrice qu’il trouve en Schubert.
Sokolov n’a cure sans doute de ces analyse car seule compte à ses yeux, certainement,
celle qu’il en fait lui-même, dans la recherche qu’il remet sans cesse sur le clavier,
concert après concert. Des programmes très construits, un jeu très réfléchi
donnent à ses interprétations une dimension particulière. Dans Bach, il
exploite totalement les possibilités du piano, sans regard vers d’autres claviers,
par exemple le clavecin. Son approche n’est pas baroque, même s’il n’en ignore
pas les travaux et sans doute son jeu possède-t-il une certaine dimension
d’orgues monumentales. La profondeur de son analyse peut rappeler un Glenn
Gould pour le fait de s’y livrer, en aucun cas pour le résultat obtenu. Les
lenteurs de la Sarabande peuvent apparaître a priori un brin conceptuelles,
mais elles ne déparent pas la clarté de l’ensemble ni les délices de l’esprit.
Dans la sonate de Beethoven, les blocs sont là et Sokolov avance de l’un
à l’autre de manière linéaire. Il trouve toutefois des articulations
insoupçonnées la plupart du temps, dans cette manière que nous lui avons déjà
entendue dans ces sonates, d’amener un mouvement vers le suivant, d’ouvrir vers
les pages qui suivent des esquisses anticipées qui leur donnent des lueurs
nouvelles. Dans le deuxième mouvement, Largo
e mesto, il rend une poésie ineffable, dont il nous fait miroiter a
posteriori les sources dans le Presto
précédent et les suites à venir dans le Minuetto
& Trio : Allegro, avant le Rondo
final.
Les œuvres de Schubert trouvent sous ces doigts une réalisation
mémorable. La Sonate en la mineur
déploie ses formes amples comme une invite à de plus courts moments musicaux
qui suivront, plus intimes, essentiels, toujours granitiques pourtant. Son Andante n’est-il pas le plus parfait des
impromptus, selon les mots d’Alfred Einstein (Schubert, portrait d’un musicien, tel, Gallimard, 1958, p. 374)?
Sokolov appuie la sonate sur une force tellurique aux contrastes saisissants,
sans jamais perdre la transparence des sonorités, éléments qui resteront dans
les Six Moments musicaux. Ceux-ci
s’éloignent sans doute d’une certaine intimité que l’on trouve sous d’autres
doigts et que d’aucuns tendent sans doute à trouver plus schubertienne. Le
moment musical de Schubert n’est pas ébauche mais forme simple, parfaite en sa
réalisation, sur laquelle se termine le programme proposé.
3 août 2015.
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