Année du
bicentenaire de Richard Wagner, 2013 est aussi celle de celui de Giuseppe
Verdi. Les commémorations se sont donc succédé dans toutes les programmations
et il ne pouvait en aller autrement dans celle du Festival de Salzbourg, quand
bien même la présence d’ouvres de Verdi au programme a toujours été plus ou
moins délicate. L’on sait à quel point Arturo Toscanini a dû batailler ferme
pour imposer son idée d’y monter Falstaff
en 1937 et 1938, comment Wilhelm Furtwängler à passé en force également pour y
donner Otello en 1950, comment enfin
Herbert von Karajan, revenant au Falstaff
de Toscanini, se vit critiqué sur ce point en 1957. Toutes ces productions,
documentées au disque, ont été des succès publics phénoménaux et restent
aujourd’hui des enregistrements de référence. Depuis, les choses se sont
calmées et il n’est sans doute plus personne pour considérer qu’il soit
incompatible avec l’esprit du lieu d’y donner des œuvres du Maître italien. Y
donner cette année Don Carlos n’avait
donc rien de scandaleux, mais il est juste, avec le programme de la soirée, de
rappeler combien cette œuvre, plus que toute autre de Verdi, à servi à une
forme de renaissance dans les pays germaniques.
Œuvre complexe, le
plus long opéra de Verdi est fondé sur une pièce de Schiller, qui ajuste aux
goûts du romantisme alors triomphant les faits de l’Histoire du monde. Cette
Histoire du monde qui se voulait, en termes hégéliens le tribunal de ce même
monde, est revue pour ajuster les caractères à l’esprit du temps. Ecrit et
composé en français sur une commande de l’Opéra de Paris, traduit ensuite pour
la scène scaligère de Milan, sa structure formelle a beaucoup varié. Donné en
cinq ou quatre actes, des scènes et des airs ont été supprimés, ajoutés ou
modifiés en fonction des contingences liées aux lieux comme aux personnes
engagées. C’est la structure originale en cinq actes qui a été donnée cette
année à Salzbourg et que nous avons vue ce soir du 19 août 2013. Plus encore,
c’est une version qui se veut complète car l’on y retrouve toutes les scènes
qui en ont, à un moment ou un autre de l’histoire de l’œuvre, été retranchées.
Souci de complétion, d’exactitude pour monter une Gesamtauführung digne d’un tel jubilée certes, mais qui n’a jamais
été monté dans cette ampleur là, au point que l’on puisse légitimement se poser
la question de savoir ce que l’œuvre peut y gagner dans la compréhension ou
l’idée.
Sur la base d’un
traditionnel triangle adultérin, l’action se complexifie pourtant très rapidement.
Tout d’abord, les deux éléments masculins du triangle sont le fils, Don Carlo,
et son père, le Roi d’Espagne Philippe II, face à la princesse Elisabeth de
Valois, fille du Roi de France Henri II. Destinée à épouser Don Carlo pour
mettre un terme à une grande guerre dans le cadre des Traités du
Cateau-Cambrésis, elle épousera finalement son père, Philippe II, opportunément
devenu veuf. Si les femmes de haute noblesse n’avaient pas à l’époque voix au
chapitre dans le choix de leurs époux, Verdi offre à Elisabeth ce choix qui
n’en est pas un. Philippe ne voulant la devoir qu’à elle-même, il requiert
formellement ce consentement qu’elle ne peut que donner : « l’heure fatale a sonné… ». Néanmoins,
le terme adultérin reste faux en l’espèce car, une fois son choix marqué,
Elisabeth l’assume et ne reviendra pas en arrière. Dans son rôle de reine, elle
ne cèdera pas à ses sentiments pour Carlo, pas même au moment du Finale
énigmatique qui rappelle les mânes de Charles Quint. Dans sa dignité de femme
qui demeure malgré tout fidèle, elle n’est pas seule dans l’univers verdien et
l’on peut rappeler également le rôle d’Amélia dans Un Bal masqué.
A ceci s’ajoute le
conflit entre le père, Philippe II, et le fils, Don Carlo, autour de la
situation du Brabant et de la Flandre, certes, mais plus largement dans une
vision de l’Etat et de sa réforme nécessaire. A l’époque de Philippe II, ces
régions flamandes, patrimoine familial premier du souverain espagnol, subissaient
la dure répression du Duc d’Albe, qui noyait dans le sang tout esprit de
rébellion et toute velléité d’indépendance. Le caractère conservateur de
Philippe II, monarque absolu réfractaire à toute libéralisation des royaumes
sur lesquelles il règne dans la paix que son autorité leur garanti, cette
terrible « paix des cimetières »
selon le mot de Posa. Don Carlo apparaît en contrepoint le symbole d’une
nouvelle génération porteuse d’espoir pour les peuples opprimés, l’esprit des
novateurs que lui transmet Posa rentrant de Flandre. Forçant la décision, Don
Carlo amènera les députés du Brabant et de la Flandre publiquement aux pieds de
son père, qui les traiterai en rebelles avec toute la dureté qu’il estime
convenir à la posture royale. Au vu du conflit précédent, comment ne pas
percevoir dans l’engagement de Carlo une volonté de briller également aux yeux
de celles qu’il aime, Elisabeth, de prendre la place de son père sur le trône
pour la reprendre à ses côtés, dans une union que jamais l’Eglise ne pourra
accepter, la considérant comme incestueuse. Cette deuxième dimension de la
lutte, celle du père contre le fils, prend avec le rôle du Marquis de Posa une
dimension plus réellement politique, car c’est lui qui répand cet esprit
novateur, libéral, à la Cour, lui qui gagne par son franc-parler l’oreille du
roi isolé dans « un grand désert
d’hommes », qui en fera son favori.
Troisième dimension
dans l’opposition, celle de l’Eglise du Grand Inquisiteur et de l’Etat.
Opposition formidable dans le fameux duo du quatrième acte qui oppose ces deux
basses dans le cabinet de travail du Roi. Le pouvoir de la foi, la puissance
terrifiante du Calvaire justifie l’éradication de toute forme d’hérésie afin de
maintenir l’unité de l’Eglise et donc de l’Etat. Rappelant les règnes
traversés, le Grand Inquisiteur se pose en garant ultra-conservateur de la
continuité d’un Etat fondamentalement religieux, consubstantiel à l’Eglise qui
assure le rachat des âmes. Le Roi pliera devant l’Eglise, consentant au meurtre
du fils, ce rebelle armé contre le roi, au sort duquel la piété filiale le
jetait dans un doute profond où ressurgit le mélange du souverain et du père
dans les différentes dimensions conflictuelles qui s’opposent et s’additionnent
dans ce livret complexe.
Face à de tels
enjeux, les personnages sont des caractères finalement assez habituels, ténor
pour Don Carlo, soprano pour Elisabeth et basse pour Philippe II. Là où les
lignes se développent, c’est lorsque les différentes dimensions des opposition
relevées permet à Verdi de composer des duos entre baryton et basse, ou entre
basses, alors très inhabituels, et dans lesquelles il trouvera certaines de ses
plus belles pages. Il faut entendre les échanges entre Philippe II, basse, et
Posa, baryton, pour comprendre les couleurs que l’on peut mettre à de tels
moments. La scène brutale entre Philippe II et le Grand Inquisiteur, deux
basses, est toujours particulièrement impressionnante lorsque l’on a la chance
d’y entendre de grandes voix (l’opposition entre le Philippe II de Nicolaï
Ghiaurov et du Grand Inquisiteur de Martti Talvela dans le célèbre
enregistrement dirigé par Solti, par exemple).
Philippe II
nécessite une voix puissante, de grands moyens pour asseoir son autorité face à
sa femme, son fils, sa cour, ses Etats et l’Eglise. Vieillissant, Matti
Salminen n’en avait plus l’ampleur et son autorité s’en ressentait, même s’il
demeure chez ce grand chanteur une présence réelle. Le Grand Inquisiteur de
même, lequel trouvait incarnation à sa hauteur avec Eric Halfvarson. Rodrigue,
Marquis de Posa, doit incarner, dans la lumière d’un beau baryton, tous les
espoirs d’un monde meilleur. En Thomas Hampson, il trouvait pleinement sa voix,
riche, ample, aux multiples nuances, capable de dialoguer avec tous dans une
fidélité absolue à son rôle, sans jamais céder le pas au Don Carlo superlatif
de Jonas Kaufmann. Ce soir, l’interprétation est pleine tout au long de ce rôle
éprouvant. L’on a écrit partout à quel point l’incarnation de Don Carlo – comme
souvent celles de Jonas Kaufmann – relevait de l’exceptionnel et c’est vrai. A
l’entendre, il est difficile de parler de lui autrement qu’en superlatifs, car
il allie à la beauté naturelle d’un timbre fabuleux une puissance et une
souplesse qui lui permettent tout. Il restait à Elisabeth à trouver une
incarnation réelle à ce niveau là et Anja Harteros y réussissait pleinement.
Femme amoureuse mais fidèle, elle ne cède pas et reste d’une dignité constante
qui fait toute sa grandeur tout au long de l’œuvre. Superbe voix dans tous les
registres, elle est une Elisabeth souveraine et touchante, idéale pour se
trouver confrontée au niveau des interprétations de Jonas Kaufmann et de Thomas
Hampson. Reste à saluer la Princesse Eboli de la mezzo Ekaterina Semenchuk,
incendiaire dans sa passion non partagée pour Carlo et la force qu’elle en tire
lorsqu’elle perce son amour pour la reine. Sans atteindre aux sommets passés
d’une Grace Bumbry dans ce rôle, elle le hissait au niveau du reste de la
distribution dont le seul point faible, tout relatif, restera finalement le
Philippe II de Matti Salminen.
A la direction des Wiener Philarmoniker, Antonio Pappano nous offrait une belle interprétation, parfaitement maîtrisée et d’une grande lisibilité. Nous n’y avons cependant pas trouvé de quoi nourrir des réflexions nouvelles sur cette œuvre du répertoire dont il nous a restitué la totalité sans jamais la dépasser. Orchestre superlatif à son aise dans tous les répertoires, en ce soir là comme le lendemain dans Die Meistersinger, les Wiener Phialrmoniker restent une source constante de grande satisfaction. La mise en scène enfin, de Peter Stein, fait le pari entièrement gagné du classicisme. Don Carlo fait partie de ces opéras à la trame historique parfaitement datée et située, de la Forêt de Fontainebleau aux palais royaux de Madrid, de l’Escurial en particulier. Le règne de Philippe II (1556-1598) est celui de la renaissance, de la contre-réforme, d’une époque d’une grande richesse, siècle d’or de la puissance espagnole. L’épure des décors et la somptuosité de costumes d’époques donnaient à une fine direction d’acteur toute l’intensité d’une grande interprétation. La scène du deuxième acte, dans les jardins de la reine était simplement superbe, autour de ce grand bassin recouvert de l’ombre rafraichissante de frondaisons suggérées, lui donnant des teintes d’émeraude. Une très grande soirée.
20 août 2013.
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