dimanche 20 juillet 2014

LES ECOLES DES AMANTS SELON MOZART : LA TRILOGIE DA PONTE A SALZBOURG


Cette année 2011, mon séjour salzbourgeois s’ouvre sur un classique local, le Don Giovanni de Mozart, donné ici pas moins de 199 fois entre 1922 et 2010, un peu moins que Le Nozze di Figaro et quasiment à égalité avec Cosi fan tutte ! Mozart à Salzbourg garde toujours une saveur particulière, la ville étant littéralement placée sous son patronage. Seul Richard Strauss sans doute, en tant que compositeur et fondateur du Festival, et Herbert von Karajan, en tant qu’interprète natif du lieu, peuvent tenter de rivaliser avec la présence du génie. 
Les trois opéras de Mozart sur un livret de Da Ponte sont au programme cette année, tous trois dans des mises en scène de Claus Guth qui ont pris le temps de mûrir sur quelques saisons. Le calendrier ne nous a pas permis de voir le premier volet de la trilogie et c’est donc avec Don Giovanni, le deuxième, confié à la jeune baguette canadienne de Yannick Nézet-Séguin, à la tête des Wiener Philarmoniker que l’expérience a commencé, le 23 août 2011, avant de se poursuivre quelques jours plus tard, le 26 août 2011, avec Cosi fan tutte, Les Musiciens du Louvre-Grenoble étant placés sous la baguette de leur fondateur, Mark Minkowski. 

Le travail de l’œuvre Don Giovanni
Il y avait quelque chose de frappant dans la mise en scène de Claus Guth, comme dans la direction de Yannick Nézet-Séguin, qui semblait nous faire découvrir l’œuvre pour la première fois. Passé un premier moment de surprise et d’inquiétude, face aux tempos extrêmement vifs adoptés par le chef et les premières images troublantes sur scène, un cri de Donna Anna qui en est vraiment un, faux et inégal, découvrant le cadavre de son père… Bien vite tout semble pensé, pesé, dans les moindres détails. Chaque note, chaque inflexion de la voix de chaque rôle est travaillée avec une telle précision pour s’intégrer dans l’ensemble d’une vision régénératrice, qu’aucune réserve ne demeure, ne laissant que l’évidence d’une lecture moderne d’un mythe intemporel. Il n’est pas jusqu’à la réécriture intelligente des continuos qui se lient finement avec l’orchestre en assurant la pleine continuité de la ligne musicale pour dépareiller une telle réussite. L’Orchestre est superlatif sous une direction aussi inspirée et nous donne à entendre des violoncelles qui rappellent, jouant les basses continues, un style baroque pas si lointain de la création de l’œuvre, ou tirant parfois la modernité de la partition jusqu’à nous faire envisager une certaine proximité de la seconde Ecole de Vienne, surtout avec Lulu. Si l’on pouvait penser que Berg pût avoir un côté mozartien dans la finesse de son écriture, la préfiguration s’est ce soir laissée entendre avec le rare plaisir de la découverte. 
L’on pourrait dire que, au premier acte, Don Giovanni, Leporello, Masetto et Zerlina se font tourner un joint, que, au second et juste avant l’entrée de la Statue du Commandeur, Leporello, qui a un côté petit délinquant de banlieue, jeune vivant aux rythmes du rap, s’injecte de l’héroïne, que Don Ottavio et Donna Anna se déplacent en voiture et que la première apparition de Donna Elvira se situe sous un abribus de campagne et l’on passerait à côté du travail de l’œuvre.
Don Giovanni est moderne et il l’a toujours été. En rendant cette modernité, Claus Guth et Yannick Nézet-Séguin n’ont effectué aucune transposition de la pièce à une époque actuelle, ils ont montré le mythe universel, celui qui convient à toute époque et en tous lieux. Il y a du Faust et du Machiavel dans cette lecture décapante qui ose même, ce qui pourrait être une hérésie suprême en ces lieux mais a été applaudi debout par toute la salle, s’arrêter à la mort de Don Giovanni et donc couper la dernière scène où les survivants se retrouvent tous pour nous dire en quelque sorte la morale de l’histoire, revenir ainsi à la version initiale de l’œuvre, telle que jouée à sa création. J’ai toujours pensé, pour ma part, que cet opéra devrait se terminer sur la mort de Don Giovanni, moment très fort de théâtre que la dernière scène fait retomber comme un soufflé. Le voyant se terminer là pour la première fois confirme la puissance dramatique du Commandeur s’emparant du corps comme de l’âme de Don Giovanni. 

A voir et écouter ce Don Giovanni, comment ne pas relire et reprendre ici les premières lignes, celles sur lesquelles Claude Lefort ouvrait son ouvrage Le travail de l’œuvre Machiavel ? « Qui pensera qu’un interprète est mû tant par le désir d’évincer ses rivaux que par celui de conquérir un savoir dont témoignent la propriété qu’il s’adjuge du sens d’une œuvre et l’autorité qu’il y gagne de capter la faveur de tout lecteur futur, peut-être tiendra-t-il pour un simple raffinement de ce désir le souhait d’interroger à la fois l’écrivain et sa postérité, la tentative de surprendre le mouvement continué par lequel l’œuvre échappe aux prises de ses interprètes, de dévoiler la complicité dont sont faits leurs conflits, et de nouer avec elle une liaison inédite – telle qu’elle demeure à distance, au plus intime du dialogue, comme un autre dont on sait qu’il parle au-delà de ce qu’on en entend, ou telle que soi-même on recueille, avec le savoir qu’on en tire, un trouble, on fasse jusqu’au bout l’épreuve d’un doute, on renonce à la trouvaille qui scellerait le discours ». Comme Lefort, Guth et Nézet-Séguin ont proposé une nouvelle lecture de Mozart qui ne ressemble à aucune autre, interprétation de l’œuvre mais également interprétation des interprétations qu’elle a suscitées depuis sa création. L’on y trouve une réflexion sur l’œuvre en tant que telle et sur l’interprétation comme telle, sur le temps qui sépare et rapproche le compositeur d’alors de l’auditeur d’aujourd’hui. Cette lecture exigeante ne dissimule pas la présence et l’apport des interprètes mais elle n’écarte pas le moins du monde l’auteur d’une musique sublime, qui réalise la symbiose d’un texte parfait. Il nous faut absolument, à la sortie de la salle, revenir à Mozart et reformuler la question : qu’est-ce que mettre en scène Don Giovanni ici et maintenant ? La réponse en vient immédiatement, c’est ce que Guth et Nézet-Séguin nous ont proposé, nous questionnant profondément pour nous mener à ne trouver qu’en eux les réponses qu’ils ne donnent pas. 
Le rôle titre était confié au baryton canadien Gérald Finley, qui fut précédemment sur cette scène, en 2007 et en 2009 le Comte des Nozze di Figaro. Blessé par le Commandeur dès la première scène, il traine sa blessure comme Amfortas tout au long de la pièce, mais finit bien par en mourir. Elle lui arrache des souffrances récurrentes, même si elle n’altère jamais son désir de séduction ni sa course à l’abîme. La voix chaleureuse colle parfaitement à cette vision du personnage et le rend particulièrement touchant. Ce n’est pas un Don Giovanni triomphant mais les faiblesses que l’on entend ça et là sont celles d’une interprétation supérieurement maîtrisée et ne trahissent en rien de supposées insuffisances du chanteur. Son Leporello était ce soir là, 23 août 2011, la jeune basse roumaine Adrian Sâmpetrean, les autres soirs le remarquable Erwin Schrott, que l’on pouvait également entendre cette année en Figaro. Le duo fonctionnait parfaitement, s’équilibrait au point que, lors de la scène où Don Giovanni et Leporello échangent leurs vêtements, le transfert d’identité apparaissait complet, le spectateur lui-même ne sachant plus qui était qui. Se singeant l’un l’autre ensuite, ils étaient tous deux drôles et convaincants. Dépendant mais pas poltron, ce Leporello-là avait choisi son maître comme on se laisse avoir par une drogue. L’allusion au cannabis et à l’héroïne soulignait cette dépendance à la substance de Don Giovanni comme elle expliquait que l’on pût entendre la statue tombale d’un mort parler et accepter une invitation à dîner sans avoir recours à un surnaturel suranné. Le Commandeur était, avec une profondeur sépulcrale qui convenait à merveille, incarné d’outre-tombe par Franz-Josef Selig, que l’on a pu entendre ces dernières années en des rôles wagnériens à Genève et qui fera l’an prochain ses débuts à Bayreuth dans le rôle de Daland. Il apportait au rôle la grandeur et la puissance propres à abattre Don Giovanni. 
La suédoise Malin Byström était une Donna Anna ambiguë dans son attirance pour Don Giovanni, son mariage à Don Ottavio et surtout sa fidélité à la mémoire de son père. L’on sent bien, à l’entendre, qu’elle ment à son mari et qu’elle a cédé complaisamment à Don Giovanni, que c’est elle peut-être qui l’a conquis, qu’elle partage sans doute pour une part au moins ce désir de séduction avec lui. Ce n’est pas pour autant qu’elle est prête à accepter en lui l’assassin de son père. Sachant se mettre en péril sur sa première apparition, elle offre à ce rôle une belle présence. Joel Prieto offrait son beau timbre et sa jeunesse à Don Ottavio. Il a chanté à Salzbourg, en tant que participant au Young Singers Project, Ferrando en 2009 et déjà Don Ottavio en 2010. Bel homme au timbre sensuel, on le sent tout de même en infériorité face à Don Giovanni, sans doute meilleurs mari qu’amant pour Donna Anna. 
Donna Elvira traverse l’œuvre en ne faisant que courir après son espoir de voir Don Giovanni finalement lui revenir, en prenant soin d’avertir toutes les autres femmes des félonies du séducteur, sans doute montrant aussi par là une forme de jalousie lui faisant refuser le partage de cet homme avec toute autre conquête qui ne serait à ses yeux que l’usurpatrice de son amour privilégié. Dorothea Röschmann y était superbe et éperdue, jusque dans les bras de Leporello, prête à tout confondre pour se rendre désirable. 
Les jeunes paysans étaient incarnés par Christiane Karg, une Zerlina avec la tête sur les épaules, ouverte à s’en laisser conter mais pas à céder, coquette sans minauder, jolie interprète du rôle. Son Masetto n’était point lourdaud et n’avait aucune peine à la garder fidèle. Dans la voix d’Adam Plachetka, il avait de la tenue voire même de la noblesse, plus honnête homme sans aucun doute que Don Giovanni et Leporello. 
Le joyeux drame de l’école des amants
Cosi fan tutte ossia la scuola delli amanti est également noté Dramma giocoso, comme Don Giovanni. Cette Ecole des amants ferait un sous-titre tout aussi approprié aux deux autres opéras écrits par Mozart sur des livrets de Da Ponte. Le mariage de Figaro et de Suzanne, les jalousies du Comte et les jeunes élans de Cherubino qui peuvent troubler la Comtesse ne sont rien d’autre que l’expression d’une école dont on ne sort pas. Don Giovanni en mériterait tout autant le titre, tant les aventures du séducteur et de son serviteur, les égarements d’Elvira, les tentations d’Anna et de Zerlina, la franchise de Masetto en offre des aspects complémentaires. Enfin, le jeu se fait mordant sous des dehors plus philosophiques dans l’enseignement de Don Alfonso, dans lequel les deux couples vont se mélanger, se perdre sans savoir s’ils se retrouvent vraiment à la fin. 
Dans le même esprit moderne que Don Giovanni, Claus Guth poursuit intelligemment le travail de l’œuvre et nous offre une scène toute blanche en deux étages, munie de portes fermées, sorte d’huis-clos que Sartre n’aurait pas renié. Tout de noir vêtus, Don Alfonso et Despina mènent le bal des amants. Le couple Guglielmo-Fiordiligi était vêtu de gris et d’orange, pour elle une jupe orange et un pull gris, pour lui un pantalon orange et pull gris, alors que l’autre couple de Ferrando et Dorabella tirait sur les bleus, seules touches de couleurs nettes. Très vite les couleurs s’estompent et se salissent, les deux hommes revêtent le noir pour entrer dans le jeu de Don Alfonso et s’y perdre. 

La distribution, belle et bien équilibrée, nous rappelait néanmoins qu’il est aujourd’hui difficile de distribuer idéalement Mozart. Aucun des chanteurs ne tirait son rôle vers les sommets de distributions antérieures. Il est vrai que rivaliser, par exemple, avec la distribution de 1957 qui voyait sur scène Irmgard Seefried, Christa Ludwig, Erich Kunz, Anton Dermota, Rita Streich et Paul Schöffler sous la direction de Karl Böhm, ou de 1962 avec Elisabeth Schwartzkopf, Christa Ludwig, Hermann Prey, Waldemar Kmentt, Graziella Sciutti et Karl Dönch sous la même baguette, n’est pas à l’ordre du jour. Peu importe, l’équilibre de cette jeune distribution était correct et chaque rôle parfaitement chanté. Même à Salzbourg il est bon de se souvenir que l’on ne peut toujours atteindre au génie. 
Maria Bengtsson était une belle Fiordiligi, la première à céder, un peu plus mutine que sa sœur, Dorabella, incarnée par la mezzo-soprano Michèle Losier, aux rondeurs vocales attachantes. Le jeune ténor Alek Schrader campait un fort beau Ferrando, à la voix comme au physique, passant d’un look de jeune premier, style étudiant sage à lunettes, un brin intello, à un personnage plus sombre cherchant comme à regret à tester une certaine maturité sentimentale dont il ne reviendra pas indemne. Christopher Maltman chantait un Guglielmo plus mûr que son comparse, plus sûr de ses victoires aussi mais non moins déstabilisé par son succès auprès de sa belle. Bo Skovhus nous offrait un Don Fernando grave et profond, auquel il manquait sans doute un peu de souplesse pour suivre toutes les inflexions de Mark Minkowski. La Despina d’Anna Prohaska était jeune et intéressante, mais elle manquait à réellement incarner le médecin ou le notaire au point que l’égarement des demoiselles n’était pas très crédible. Comment ne pas la reconnaître en effet derrière une certaine incapacité à se travestir, comme le faisait par exemple à merveille une Emmy Loose. 
Les Musiciens du Louvre-Grenoble, fondés par Mark Minkowski en 1982, sont l’un de ces ensembles emblématiques de la résurrection des interprétations baroques sur instruments anciens, bien qu’ils outrepassent aujourd’hui parfois allègrement les limites de ce répertoire pour s’attaquer à Berlioz, Bizet ou Offenbach, avec succès. Dans Mozart, ils offrent une approche instrumentale très différente de celle des Wiener Philarmoniker, au point de compléter heureusement la palette des coloris sonores et ne pas offrir d’angle de comparaison. Il est vrai que les Wiener Philarmonilker sonnent à l’opéra comme nul autre orchestre. Sans rivaux dans leur genre, seul un orchestre jouant sur instruments anciens pouvait éviter une confrontation directe qui lui eût été sans nul doute défavorable. Les Musiciens du Louvre-Grenoble peuvent donc briller dans leur partie comme les Wiener Philarmoniker dans la leur sans se porter mutuellement ombrage et sans que l’on ait à faire le choix de préférer l’un ou l’autre. 
Les deux soirées étaient superbes et complémentaires, fête constamment renouvelée de Mozart dans sa ville.
19 septembre 2011

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