L’an passé, j’avais terminé mon séjour annuel
au Festival de Salzbourg sur le concert de clôture donné par le Philharmonique
de Berlin et Sir Simon Rattle, en me disant qu’il était intéressant de terminer
par un tel concert, dont la qualité ne permettait sans doute pas d’envisager
d’en entendre d’autres ensuite sans éprouver d’une manière ou d’une autre une
part de déception, forme de retour sur terre, d’abandon de sphères
inaccessibles, de course à jamais de l’instant, fût-il sublime, qui ne
s’arrête. Les hasards de la programmation de cette année 2012, font que c’est
par ce même Orchestre Philharmonique de Berlin, dirigé par Sir Simon Rattle, que
je commence mon séjour cette fois, ce dimanche 26 août 2012. Le sentiment de
qualité inatteignable, d’être en face du meilleur orchestre du monde – quoi que
cette expression galvaudée puisse bien signifier, de moment unique est bien là.
Au programme de ce soir, le même que donné deux jours avant à la Philharmonie
de Berlin, en ouverture de saison : de Johannes Brahms, le Deuxième Concerto pour piano et orchestre
sous les doigts de Yefim Bronfman, puis, en seconde partie, de Witold
Lutoslawski, la Troisième symphonie.
Le programme demeure dans la ligne des
recherches constantes que Sir Simon offre à la tête de sa phalange,
d’ouverture, de croisement des répertoires, de perspectives à travers les âges
et les genres. Déjà il y a deux ans, il nous avait offert un programme composé
des pièces pour orchestre de Schoenberg, Webern et Berg, dans cet ordre, nous
les présentant comme une imaginaire onzième symphonie de Mahler. Le parcours
suggéré s’avéra passionnant. En mêlant ce soir une œuvre du grand répertoire à
une symphonie contemporaine, il suggère un nouveau parcours riche d’enseignements
à celui qui souhaite écouter plus loin qu’avec les oreilles du moment.
Sa vision du concerto de Brahms tout d’abord,
sans conteste novatrice. Manifestement, Rattle sait exactement ce qu’il veut
entendre dans cette œuvre et il l’obtient d’un orchestre à l’unisson, prêt à le
suivre sur tous les chemins. Les cordes sont éblouissantes de présence et de
timbre. Une référence à Karajan, dans les années 1960, vient immédiatement à
l’esprit, mais ce n’est évidemment pas suffisant. Le son est autre et la recherche
n’est pas la même. Les basses sont très présentes, les contrebasses surtout,
donnant à l’œuvre un air de Fliegende
Holländer, assez sombre parfois, qui font descendre sur Vienne les brumes
de la mer du Nord. Rattle semble également avoir pris le pari de vouloir tout
nous faire entendre dans cette œuvre quasi-symphonique, trop peut-être pour
certains habitués aux interprétations classiques de cette œuvre. Il donne
parfois l’impression, comme Héliogabale, de vouloir étouffer ses invités sous
des pluies de violettes. Ses tempi sont amples mais pas lents, la partition
respire. Dans une lecture assurément moderne, certainement symphonique, il
tourne ces pages vers l’avenir et donc la suite du programme, assurant par
là-même sa cohérence interne, comme si, dans un sens, Brahms avait anticipé les
orchestrations de Schoenberg en étant bien plus que l’antimoderne que certains
ont voulu voir en lui. C’est un retour à la compréhension de Schumann, qui,
dans un article justement intitulé Neue
Bahnen, dans la Neue Zeitschrift für
Musik, exposait le génie de celui qu’il venait de recevoir.
A ce jeu, seul un pianiste en symbiose pouvait
espérer tirer son épingle du jeu, un musicien qui s’intègre dans le projet du
chef sans chercher à se mettre en avant comme soliste. La cohésion qu’offre
Yefim Bronfman avec la vision de Rattle est flagrante. Il le suit sans état
d’âme et s’il ne partage pas sa vision, au moins lui accorde-t-il d’avoir un
sens suffisant à s’y associer pleinement. Ce n’est donc pas la virtuosité de la
partie pianistique qui est mise en avant, mais bien une intégration dans
l’orchestre pour assumer avec une grande élégance une réalisation musicale de
premier plan. Les mots de Max Nyffeler, dans le programme de la soirée, au
sujet de la partition, s’appliquent pleinement à ce que nous en avons
entendu : « Es ist eine
wohlkalkulierte, satztechnisch begründete Virtuosität und keine, die aus einem
naturlichen körperlichen Schwung heraus entsteht. Dieses
durch den Intellekt gefilterte Klavierspiel wurde Brahms gelegentlich
angekreidet, und in einer etwas behäbigen Heiterkeit und Idyllik der letzten
beiden Sätzen wollte man auch eine rückwärtsgewande Haltung erkennen. Solche
Einwände verkennen jedoch eine wesentliche Qualität dieses Werks: die
satztechnischen Verfahren, die hier ein Höchstnass an Differenziertheit
erreichen. Sie sind das wahre Zukunftpotenzial von Brahms‘ Musik ».
En seconde partie, la Troisième Symphonie de
Witold Lutoslawski demeure une œuvre contemporaine à défendre, commande de
l’Orchestre symphonique de Chicago, à la tête duquel Sir Georg Solti la créa le
29 septembre 1983. Lorsque l’on parle de Lutoslawski, c’est la notion de
contrepoint aléatoire qui vient à l’esprit, soit une façon de créer
rythmiquement un phénomène musical qui ne serait pas complètement déterminé.
Pour Esa-Pekka Salonen – auteur d’un excellent enregistrement de cette œuvre
avec l’Orchestre Philharmonique de Los Angeles, « la véritable ampleur de l’innovation de Lutoslawski se définit
autrement : par l’harmonie contrôlée dans un contexte musical complexe,
par sa manière très personnelle d’élaborer une forme musicale (‘forme
psychologique’, comme il le disait parfois lui-même) ». Bien que la
partition soit entièrement notée, le compositeur y a introduit des mesures de
contrepoint aléatoire, dans lesquelles des groupes de notes thématiquement
dérivées et apparentées sont jouées par des instruments individuels ou en
ensembles. La liberté exprimée par le terme de hasard est contrôlée à la fois
par le ton, les formes rythmiques et le temps total attribué à un passage
donné. Le contrepoint aléatoire apparait ainsi comme un aspect de
l’orchestration, du son musical, et il constitue une partie fondamentale de la
structure totale. Le compositeur s’exprima ainsi à son sujet : « La forme que j’ai pu donner à la Troisième
Symphonie découle de l’expérience que j’ai acquise en écoutant pendant de
longues années (…) en particulier des œuvres de grandes proportions. Si la
technique extraordinaire dont disposait Beethoven dans ce domaine m’a toujours
particulièrement fasciné et m’a été une leçon suprême d’architecture musicale,
c’est cependant à la symphonie pré-beethovenienne, et en particulier de Haydn,
qui a constitué pour moi le véritable modèle de la grande forme, parfaitement
équilibrée et agencée. J’apprécie toujours les compositions de grande envergure
de Brahms, mais je dois avouer qu’après avoir écouté une symphonie, un concerto
ou même une sonate de ce dernier, je me sens régulièrement épuisé –
probablement du fait que ses œuvres contiennent du mouvements principaux, le
premier et le dernier ». Il conçut donc cette symphonie en deux
mouvements, de manière à ce que le premier soit une préparation du second, qui
doit être quelque chose de plus important, et qui débute par l’idée centrale de
toute la composition. Ce second mouvement peut être compris comme une évocation
d’un allegro de sonate, se caractérisant par l’emploi de thèmes nettement contrastés
qui, par une série de tutti mène au point culminant de l’œuvre. Après une sorte
de post-scriptum, un adagio intercalé alterne entre récitatifs dramatiques aux
cordes et vaste cantilène pour s’achever sur une rapide coda, très brève. Joués
sans interruption, ces mouvements donnent l’impression d’une symphonie d’un
seul tenant, d’ailleurs seulement intitulée Troisième
Symphonie, sans aucune autre indication.
Sous une direction aussi précise que celle de
Rattle, l’on pourrait a priori se demander ce qu’il pourrait rester de cette
dose aléatoire voulue par le compositeur. Cessant de diriger dans ces moments
là, il rend aux musiciens, en lesquels il sait avoir toute confiance, une
liberté qui leur permet de s’exprimer avec toutes leurs qualités, presque comme
autant de solistes. Qualifié de classique moderne par le programme de la
soirée, Lutoslawski se tourne alors vers les classiques peut-être davantage
encore que Brahms vers les modernes dans des termes rappelés en allemand :
« Ich wollte etwas konstruktives und
nicht Destruktives schaffen, soweit man das im gegenwärtigen historischen
Moment eben kann. Ich reihe mich nicht in die Armee des
Zerstörer ein ». L’approche
de Rattle est également très constructive et, basée sur les timbres
exceptionnels de l’Orchestre, il présente ainsi une interprétation mémorable de
cette œuvre, très appréciée par un public qui sait estimer ce genre de
programme.
2 septembre 2012
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