dimanche 20 juillet 2014

ACTION INVISIBLE


Genève a décidé de marquer le bicentenaire de la naissance de Richard Wagner par un Festival courant du 26 septembre au 5 novembre 2013 et offrant une richesse d’approche montrant parfaitement l’importance du compositeur, qui a marqué toutes les formes d’art. Le détail du programme nous a semblé cependant assez peu intéressant pour que nous le suivions pas à pas. Monter la version de Paris de 1841 du Vaisseau fantôme avec un orchestre rassemblé pour l’occasion sous la dénomination ad hoc d’Orchestre du Wagner Geneva Festival manquait singulièrement d’envergure pour marquer dignement un tel anniversaire, même si la critique en a été globalement excellente (voir : http://tempsreel.nouvelobs.com/culture/20131101.OBS3633/festival-wagner-un-vaisseau-fantome-au-romantisme-echevele.html). Si nous avons négligé ce programme, nous avons par ailleurs clairement tourné le dos à la soirée consacrée au procès de Wagner, dans lequel son antisémitisme lui aurait été reproché et pour lequel il se serait défendu, où la parole pro et contra était offerte à Me Marc Bonnant et à Bernard-Henri Lévy. Mettre ainsi face-à-face la suffisance et la vacuité sur un thème volontairement choisi pour être polémique nous aurait davantage appris sur la médiocrité ambiante que sur l’art du Maître de Bayreuth. Inutile.
Seul concert à sortir à nos yeux du lot par ses promesses d’un regard nouveau et l’idée d’aller y apprendre quelque chose, celui donné par l’Ensemble Intercontemporain sous la direction de Matthias Pintscher au Bâtiment des Forces Motrices (BFM), ce 1er novembre 2013. Au programme, la Siegfried-Idyll pour petit orchestre, douce sérénade composée à Tribschen, sur les bords du Lac des Quatre-Cantons, et donné en aubade à Cosima le 25 décembre 1870, comme cadeau d’anniversaire et en présence de Nietzsche, alors encore un ami de la famille. D’une grande délicatesse, la direction de Pintscher révèle dans cette courte pièce la tendresse d’un homme qui s’apprête, avec le Ring, à consumer un monde dans un fracas inextinguible. Les timbres délicats de l’orchestre nous rappellent également que la musique contemporaine ne tourne pas le dos à la beauté du son et de la mélodie.
Suivaient la première Symphonie de Chambre, op. 9, d’Arnold Schönberg. L’Orchestre et le chef en donnent une lecture contemporaine, faisant le lien entre Wagner et Sciarrino, nous rappelant que si Schönberg peut être vu comme la naissance de l’avant-garde musicale, le vrai révolutionnaire demeure néanmoins Richard Wagner. Singulière dans l’œuvre de Schönberg, cette symphonie, par sa forme comme par son langage, est l’une des œuvres les plus importantes du siècle, point d’ancrage de toute une génération, elle forme dans l’évolution de l’écriture du fondateur de la seconde Ecole de Vienne comme dans l’enchainement du programme de ce soir un point de condensation, d’équilibre entre deux états de l’art.
 Enfin, de Salvatore Sciarrino, une pièce intitulée Lohengrin, Action invisible pour soliste, instrument et voix. Dans cette pièce composée à Milan entre 1982 et 1984, Sciarrino ne retient du mythe d’Elsa de Brabant que la seule scène hallucinatoire, oubliant tout le reste de l’action et notamment la présence de Lohengrin arrivant dans une nacelle tirée par un cygne blanc, naviguant sur l’Escaut. L’Elsa de Sciarrino est un îlot au cœur d’un espace de solitude et de silence. Elsa est le silence de l’action invisible. Sur un poème de Jules Laforgue démonté en prétexte originel, Sciarino jette la jeune fille hors d’elle-même. Les mots n’ont plus de sens mais la perception acoustique d’un message haché remplace le langage. Prononciation, souffle, accent, timbre, babil inabouti ou onomatopées, Elsa ne parvient pas à s’exprimer, à sortir du fusionnel dans une crise thérapeutique ratée. C’est la révélation par la musique de l’Idée au sens platonicien du terme, cette Idée que Schönberg cherchait également à exprimer jusque dans Moïse et Aaron, dont l’arrivée au pouvoir des nazis en janvier 1933 empêcheront la finition, l’expression.  
Cette Elsa interroge d’abord et avant tout le langage dans sa capacité à exprimer un état sinon un être. Jamais pastiche d’une œuvre wagnérienne plus ample à tous égards, cette pièce nous permet au contraire d’ouvrir les perspectives tracées par le programme du Festival, qui regroupe des textes et des illustrations souvent bien plus intéressants que la programmation artistique qu’il propose sur les diverses scènes. Du lied à la mélodie infinie, un premier article de Hélène Cao nous parle du langage wagnérien, dont Sciarrino atteindra à la déconstruction son par son. L’exposition Wagner, l’opéra hors de soi permet à Christophe Imperiali de poser que rien d’humain n’est étranger à l’art, ce qui nous ramènerait à penser l’homme comme seule forme aboutie d’œuvre d’art totale pour chanter le monde. Autre exposition, L’œuvre d’art de l’avenir ou le temps dilaté permet de poser la persistance de l’apport de Wagner à l’art contemporain, y compris par ailleurs dans l’analyse de l’influence de Wagner sur le cinéma, alors que Michael Jarell, dans la création Siegfried, nocturne, voit au contraire le héros comme l’incarnation d’un héritage culturel en perdition, interpelant les figures du passé par un personnage hors temps. Sur un poème d’Olivier Py finissant sur l’immobilité du Rhin qui voue l’homme à l’attente alors que l’ange de l’histoire marche à reculons. « Le Rhin est immobile et ma présence est de moins en moins réelle. Pour moi il ne peut y avoir aucune autre image ».
2 novembre 2013.

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