Hésitant entre la
qualification d’un songe d’une nuit d’été façon Bidermeier et celle d’une comédie comme idée du drame, le programme
de cette soirée salzbourgeoise identifiait ainsi les principales facettes d’une
œuvre sans équivalent dans la production de son auteur, qui quittait pour une
fois les drames cosmiques pour offrir une franche comédie restant l’une des
préférées du public, notamment viennois. Die
Meistersinger von Nürnberg sont ainsi à Richard Wagner ce que Falstaff est à Giuseppe Verdi, la seule
comédie d’une carrière dramatique et en même temps l’écriture la plus fine
qu’ils aient proposée. Comme celle de Verdi, la présence de Wagner au programme
du Festival de Salzbourg est toujours restée problématique. Si le Festival a
été fondé sur l’idée de proposer des interprétations de référence des œuvres de
Mozart et de Richard Strauss, il a longtemps été pensé que celles de Wagner
outrepassaient largement les capacités des salles disponibles, au moins jusqu’à
la construction du Grosses Festspielhaus
à l’initiative de Karajan, qui changea la donne. C’est alors que l’on vit la
création du Festival de Pâques et du fameux Ring
qu’y donnèrent Karajan et le Philarmonique de Berlin. Au-delà de Karajan, c’est
à Toscanini que revint la première apparition à Salzbourg tant d’une œuvre de
Richard Wagner, en l’occurrence ces mêmes Meistersinger,
que de Verdi, Falstaff justement.
Dans les deux cas, le Maestrissimo
dut batailler ferme pour imposer ses choix, tous deux documentés au disque dans
ce qui reste des interprétations de légende, datant de l’édition 1937 du
Festival.
Il était donc
naturel que le programme de Salzbourg, en cette année de double bicentenaire,
revînt au premier opéra de Wagner monté en ces murs, avec les mêmes forces des Wiener Philarmoniker. La surprise est
néanmoins plus grande de se souvenir que ces Meistersinger ne sont ainsi apparus, à ce jour, qu’à deux reprises
au programme, les premières fois entre 1936 et 1938, dans la production dirigée
par Arturo Toscanini et mise en scène par Herbert Graf, puis seulement en cette
année 2013, sous la direction de Daniele Gatti et dans la mise en scène de
Stefan Herheim. Entre les deux, trois quarts de siècle d’absence. Cette
nouvelle production revêtait donc un caractère tout particulier, à ne pas
manquer, même si, dans la communication du Festival et dans la presse
internationale, elle se faisait assez largement voler la vedette par la
production sœur du Don Carlo de
Verdi.
Fête de la
Saint-Jean lumineuse qui couronne les amours contrariées de Walter von Stolzing
(admirable jeu de mots de Wagner sur le mot stolz,
fier, en allemand, pour dépeindre une certaine arrogance de la noblesse d’épée)
et d’Eva, fille du plus riche des Maîtres, l’orfèvre Pogner, symbole d’une
réussite bourgeoise davantage encore qu’artistique. Il faut évidemment à ce
couple qui se forme dès la première scène (« Euch oder keiner » sans équivoque d’Eva à Walter), un
empêcheur de s’aimer tranquillement, que Wagner dépeint sous les traits bornés
du greffier Beckmesser, caricature du fonctionnaire incapable de comprendre une
règle qu’il ne peut qu’appliquer bêtement, sans jamais la questionner. C’est
bien le rôle de la règle qui occupe la place centrale de cet opéra jouissif où
la transgression, mais la transgression constructive, est mise en avant. Il ne
s’agit pas en effet d’abolir purement et simplement toute règle. Au contraire,
il s’agit d’exposer la règle en la soumettant régulièrement à la sanction
populaire – élan démocratique qui n’est pas sans rappeler le Wagner de la
Révolution de 1848, celui qui se trouvait sur les barricades, de la questionner
pour vérifier sa légitimité dans une dynamique qui ne peut qu’assurer le
développement de l’art par la transmission d’un savoir renouvelé. C’est aussi
poser comme principe la légitimité de chacun à proposer ses propres règles.
L’invite à Walter est ainsi parfaitement claire, au troisième acte, lorsque
Sachs lui dit que le secret réside dans le fait de fixer d’abord la règle
soi-même, avant que de l’appliquer. Hans Sachs demeure la figure emblématique
de ces Maîtres chanteurs, le plus parfait poète, celui que tous respectent, qui
ne se départit jamais d’une profonde simplicité. Contrairement à l’orfèvre
Pogner ou à l’officier public Beckmesser, il est cordonnier mais son art lui
permet de chausser les uns comme les autres, Eva surtout, dans un soulier digne
de son rang. Il n’en demeure pas moins que sa boutique ne saurait rivaliser en
éclat avec celle de l’orfèvre notamment et que la simplicité de sa mise va de
paire avec celle de ses mœurs, lui qui n’hésite pas à favoriser Eva dans un
amour plus fort que le sien.
Dans sa mise en
scène, Stefan Herheim place toute l’action dans la tête de Hans Sachs, qui
commence par écrire en bonnet de nuit sur un secrétaire l’histoire de ces
maîtres chanteurs. Puis, par un effet de projection vidéo sur un grand rideau
blanc, le secrétaire prend des dimensions gigantesques pour se transformer en
temple protestant pour la première scène et le premier acte. Dans la même idée,
le deuxième acte se déroulera dans les étagères remplies de boîtes à chaussures
de l’atelier de Sachs. Le troisième acte revient à la réalité des personnages
dans la célébration finale de la Fête de la Saint Jean. Meistersinger rêvés, Meistersinger
de rêve, la mise en scène de Stefan Herheim apparaît ainsi comme une totale
réussite. Très novatrice dans l’idée première de ces jeux de perspectives et en
mettant l’accent sur l’écriture poétique de Sachs, elle demeure très classique
dans l’esthétique globale et le choix des costumes. Transposition onirique
pleinement réussie.
A ce jeu, sa
direction d’acteur est également réjouissante. Beckmesser et les apprentis sont
de vrais facteurs du comique de l’action, le premier surtout, qui ne sait plus
comment prendre son tableau noir pour marquer les fautes de Walther dans son
premier chant, puis dans tout le second acte jusqu’à la grande bagarre de rue
dont le veilleur de nuit fera les frais, ressortant bien étourdi de la foule en
délire pour sonner la dernière heure de la nuit. Au niveau des voix, l’on
pourrait s’arrêter à mentionner que Michael Volle chantait Hans Sachs. Du rôle
il a tout, l’endurance d’abord, qui lui permet de le chanter de bout en bout
sans baisse d’intensité, et ce n’est pas rien. C’est surtout beaucoup plus dans
les qualités qu’il met à chanter le rôle, comme rarement depuis Paul Schöffler
ou Thomas Stewart on l’a entendu, avec une science des mots et des phrases, de
l’art suprême dont il est le si bon garant car il en assure la survie, par une
constante remise en question, une ouverture sur l’autre et sur l’avenir, qui ne
font nullement de cette œuvre un monument conservateur en faveur de tel grand
art allemand suranné mais bien l’ambassadeur de l’œuvre d’art de l’avenir. Ce
Sachs n’hésite pas à se moquer de lui-même de même que Wagner se moque de
lui-même dans la partition, lorsqu’il cite notamment des passages de Tristan und Isolde pour brocarder le
grand opéra germanique. N’y eût-il que lui seul sur scène, la soirée eût été un
succès magnifique.
Pour le reste de la
distribution, il convient d’être plus mitigé, tant le Walther de Roberto Sacca
apparaît plat, assez peu capable d’incarner celui qui conquiert Eva sur la base
de son seul chant. Si la règle qu’il pose et applique pour son chant vient bien
de lui, il peine à lui donner tout l’éclat qu’elle mérite ; Eva
n’était-elle pas déjà conquise dès avant son apprentissage ? L’Eva d’Anna
Gabler n’a pas non plus marqué le rôle Si
elle peut le chanter, elle n’effacera pas l’idée que l’on a, en lisant les
distribution des années Toscanini, des Eva que furent Lotte Lehmann en 1936,
Maria Reining ensuite, préservée au disque, pour ne rien dire des Schwartzkopf,
Della Casa ou autres Grümmer et Janowitz qui marquèrent le rôle. Le David de
Peter Sonn était excellent, de même que le Beckmesser de Markus Werba, qui,
dans leurs face-à-face respectifs avec Sachs tinrent leurs parties sans déroger.
En Magdalene, Momika Bohinec complètait le quintette fondamental en lui
apportant l’équilibre. Le Pogner de Georg Zeppenfeld avait l’ampleur du rôle et
le Kothner d’Oliver Zwarg était correctement attaché à la Tabulatur. Rassemblés pour l’occasion dans les rôles des apprentis,
les participants au projet Akademie
Meistersinger des Young Singer Project du Festival donnaient à ces rôles
l’engagement qu’ont les étudiants à bien faire et nul doute que l’essentiel
d’entre eux pourra encore occuper les scènes lyriques ces prochaines années en
des rôles plus importants.
Dans la fosse, les Wiener Philarmoniker ont été ce que l’on
attendait qu’ils fussent. Exceptionnels dans une partition qu’ils connaissent
parfaitement pour la jouer régulièrement à Vienne (on dit que c’est là l’opéra
préféré des Viennois), ils ont laissé avec Toscanini, Knappertsbusch ou Reiner
des enregistrements fabuleux de cet opéra. Sous la baguette de Daniele Gatti,
ils avaient toutes les nuances de leur art suprêmement maîtrisé et tous les
élans d’une Fête de la Saint-Jean régénératrice. Entendue, ce 20 août 2013, au
lendemain de la représentation de Don
Carlos, c’est là pour nous le sommet de la programmation de cette année,
moins spectaculaire que la production de la veille, mais parfaitement ciselée pour
porter l’art à travers le temps, des formes anciennes à l’œuvre d’art de
l’avenir.
21 août 2013
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