Avant que de
plonger dans les arcanes de la modernité, Sir Simon Rattle et les Berliner Philarmoniker plongeaient dans une
programmation a priori des plus classiques, offrant les trois dernières
symphonies de Mozart. Souvent présentées comme un triptyque, ces trois œuvres
qui correspondent au sommet symphonique du compositeur ont été composées entre
1788 et 1791, année de sa mort. Donner Mozart à Salzbourg relève de l’habitude,
mais en aucun cas de la routine. Rappelons que l’objectif du festival à sa
création en 1920 était de proposer les meilleures interprétations possibles des
œuvres de Mozart et Richard Strauss. De son côté, Rattle avait programmé ce
triptyque mozartien comme ouverture de sa saison philharmonique à Berlin, lequel
n’était donc pas en tant que tel tourné vers Salzbourg.
Depuis son arrivée
à Vienne en 1781, Mozart n’y avait composé que trois symphonies, la première
destinée à Salzbourg (K385, Haffner), la deuxième à Linz (K425) et la troisième
pour Prague (K504). Avec les trois dernières symphonies, dont nous ignorons
tout de la genèse, Mozart offre un feu solitaire au cœur des ténèbres, un idéal
personnel enfin atteint dans un genre que, avec Haydn, il aura contribué à
fonder et développer et que Beethoven viendra immédiatement révolutionner. C’est d’ailleurs à cette époque de la composition par Mozart de ces œuvres que les francs-maçons
parisiens passèrent commande de six symphonies à Haydn; pourquoi n’auraient-ils
pas suscité également la verve créatrice de Mozart ? Pure conjoncture,
même si les relations entre les trois œuvres en cycle pourraient en soi constituer un
projet maçonnique. Comme le relèvent Jean et Brigitte Massin, « Quand il les écrit, c’est pour échapper à la
solitude et à la misère, pour rétablir sa situation, faire entendre à nouveau
la voix de son cœur ; quand il aura compris qu’il n’y a plus personne pour
l’écouter, il se taira. Avis à la frivolité criminelle des littérateurs et des
critiques qui se félicitent après coup que la détresse et l’incompréhension
aient permis à Mozart d’écrire ses œuvres les plus profondes : elles l’ont
aussi condamné au silence. (…) si la Symphonie en UT, K.551, se trouve être la
dernière, ce n’est pas parce qu’une adorable Providence a décidé qu’elle
clôturait on ne plus dignement l’effort symphonique de son auteur ; c’est
parce que la société dont Mozart dépendait l’a empêché d’aller plus loin, et
cette société n’a rien d’adorable ».
A les composer à
des dates si rapprochées, elles ont été conçues ensemble. La première s’ouvre
seule sur un adagio introductif, la seconde est en mineur, la troisième se
conclut sur un finale d’une importance particulière et d’une forme spéciale. Il
en ressort un ensemble architectural. La première revient au mi bémol,
abandonné depuis longtemps par Mozart, valeur maçonnique par excellence, la
deuxième est en sol mineur, toujours très intime, la troisième s’affirme en ut
majeur, couleur de la limpidité obtenue après un long effort (dans le dernier
des Quatuors à Haydn, K.465) mais aussi tonalité héroïque de la victoire (dans
les deux concertos pour piano K. 467 et 503, comme dans le Quintette K. 515).
L’on y retrouve, toujours selon Jean et Brigitte Massin, d’abord l’espoir et
l’idéal qui animent toute une vie, ensuite la tragédie où se débat furieusement
une existence, enfin la bataille livrée jusqu’au triomphe. Fusion esthétique
d’une Stimmung personnelle et d’une
intention universelle et non anecdote biographique ni théorème de Spinoza. Dans
l’enseignement maçonnique reçu comme cristallisation des Lumières, Mozart sait
qu’il n’est pas séparé de l’univers, qu’il y a une correspondance certainement
un peu baudelairienne entre sa vie intérieure et la marche du monde. Il y a la
victoire de l’humanité dans ces pages qui préfigurent un Beethoven inspiré par les idéaux de la Révolution française.
L’approche de
Rattle est, comme il sait le faire, pensée, réfléchie, c’est le travail de
l’œuvre, de son texte comme des interprétations offertes depuis la création de
ces pages toujours jouées. Réflexion sur l’œuvre et l’interprétation en tant
que telle, lecture exigeante des rapports entre l’œuvre, le compositeur et
l’interprète. Le son des timbales à l’adagio initial, les choix de tempi (dont la vivacité dans la deuxième n'est par ailleurs pas sans rappeler Bruno Walter) comme
le fait de diriger sans baguette disent bien l’assimilation de l’expérience
baroque et des sonorités réapprises des instruments anciens. L’ampleur et la
qualité du son ne tournent pas le dos à une tradition symphonique, à des
cordes et des bois surtout qui sont
aussi l’aboutissement de l’histoire de l’orchestre depuis plus de cent
vingt-cinq ans. Si l’on prétend souvent que Karajan chercha la fusion des
styles de Furtwängler et de Toscanini, ampleur et clarté, Rattle nous montre
que synthèse n’est pas fusion, moins encore confusion. Synthèse de toute
l’histoire de l’œuvre de Mozart comme de l’histoire de son interprétation, là
où il vécut, là où il mourut aussi. Le regard dit le plaisir de jouer ces
œuvres dans un état que nous avons déjà décrit comme étant celui de Mozart,
fusion esthétique d’une Stimmung
individuelle et d’une présence au monde universelle. Rattle atteint en effet
ici à une véritable esthétique, qu’il poursuivait sans doute depuis longtemps. Ces
œuvres sonnent là comme on ne les a jamais entendues, parce qu’elles sonnent
comme Rattle les entend au plus profond de lui. Cette Stimmung n’a guère besoin d’être comprise, ni même d’être suivie,
il suffit qu’elle soit partagée pour se faire universelle et s’imposer comme un
pur dessein d’humanité.
26 août 2013.