dimanche 7 février 2016

IOLANTA



Iolanta est la fille aveugle du Roi René de Provence. Autour d’elle, chacun choisit de rester aveugle à sa situation et lui cache le monde tel qu’il est, pour éviter qu’elle ne se rende compte qu’il existe autour d’elle quelque chose qu’elle ne peut pas voir. Evidemment, le Roi cherche le médecin qui sera capable de guérir sa fille en lui rendant la vue. Afin que personne ne la voie, il la cache donc, soustrayant l’aveugle à la vue de sa cour. Le Comte de Vaudémont pourtant parviendra jusqu’à elle et en tombera follement amoureux, sans savoir qui elle est. C’est devant cet amour pur que Iolanta recouvrera la vue pour découvrir tout à la fois le visage de son époux comme de son père, qu’elle aimait jusque là sans les voir. Surtout, c’est la prise de conscience de son mal qui va lui permettre de le surmonter. Pour ne pas la démoraliser, son père lui avait en effet caché son état, qu’elle découvre en même temps qu’elle découvre un homme qui l’aime pour ce qu’elle est réellement, sans s’attarder à l’obstacle de l’infirmité. Il y a là toute une symbolique du monde et de sa représentation, et c’est de son incapacité à discerner la couleur des roses que la cécité de Iolanta est révélée à Vaudémont. Il est intéressant de noter que c’est un médecin  - on disait à l’époque un physicien et le terme est resté dans la langue anglaise notamment en ce sens, est un Maure du nom de Ibn-Hakia. En effet, la médecine arabe traditionnelle a connu une période particulièrement faste au milieu du Moyen-Âge, soit au cours de la période représentée ici sur scène, avec notamment Rhazès et Avicenne. Surtout, elle est alors à l’origine de progrès importants dans le domaine de l’ophtalmologie, d’où la présence de ce Maure à la cour de Provence, dont le Roi cherchait évidemment à s’attacher les services des meilleurs spécialistes.
Créé le 18 décembre 1892 au Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg, l’opéra de Tchaïkovski l’est en même temps que son ballet Casse-Noisette. De cette histoire assez simple d’un déni collectif à la cour du Roi René de Provence, racontée par l’écrivain danois Henrik Hertz dans sa pièce La Fille du roi René, que Tchaikovski découvre presque dix ans avant la création, le compositeur en fait un rite de passage de la nuit à la lumière, du mensonge à la vérité. Le Théâtre du Bolchoï à Moscou, redonne pour sa deux cent quarantième saison les deux œuvres jouées ensemble, la Suite de Casse-Noisette servant d’ouverture au court opéra écrit en un seul acte, qui s’enchaîne sans interruption.
Le décors simple figure une maison séparée en deux en son milieu, la moitié noyée dans le noir pour représenter le monde de Iolanta, l’autre moitié en blanc dans la lumière, celui du reste de la cour. Pendant toute l’interprétation de la suite de Casse-Noisette, Iolanta est seule dans la nuit, se représentant ce monde idéal dans lequel les jouets s’animent le soir de Noël et le casse-noisette se transforme en prince. Lorsque commence l’opéra, Iolanta doit quitter ses rêves et se retrouver confrontée à la réalité d’une vie quotidienne dont elle ignore tout puis à la révélation de l’amour, de sa cécité pour finalement s’ouvrir au monde réel en recouvrant la vue.
Pour qui, ce soir de première du 28 octobre 2015, entre pour la première fois dans la salle du Théâtre Bolchoï de Moscou, dans cette salle qui, après un immense chantier de réfection retrouve tout son lustre d’antan y compris dans la loge impériale surmontée fièrement de la couronne des Romanov, les ors recouvrent tout d’un éclat joint à la pourpre. Des nombreuses fois précédentes où je venais à Mosou, je n’avais encore jamais saisi l’opportunité d’une soirée à l’opéra, car je ne souhaitais pas y voir autre chose en ces lieux qu’une œuvre russe idéalement l’une des grandes fresques historiques que peuvent être soit Le Prince Igor de Borodine, soit, évidemment, Boris Godounov, de Moussorgsky. Pour faire la fine bouche avec Tchaïkovski, Eugène Onéguine ou une Dame de Pique nous eût davantage emballé. Néanmoins, il y a toujours dans la musique russe jouée par des russes, quelque chose d’impossible à entendre ailleurs. Même si la musique de Tchaïkovski a beaucoup appris de sa confrontation au monde musical germanique, viennois en particulier, il lui demeure un caractère, un je-ne-sais-quoi qui forme les couleurs d’une histoire musicale nationale. Chacun ce soir et en ces lieux s’exprime dans sa langue maternelle et cela donne au tout une fluidité et une authenticité que l’on ne trouverait évidemment pas ailleurs. Il va de soi que l’on peut partout et fort bien jouer la musique de Tchaïkovski comme de n’importe quel autre compositeur, mais il n’en demeure pas moins que dans son écrin d’origine, elle prend des couleurs particulières.
Sous la direction sans génie mais issue de la plus pure école russe (avec néanmoins un passage comme obligé par Salzbourg) d’Anton Grishanin, la mise en scène très simple de Sergey Zhenovach évite tous les pièges et donne à voir avec simplicité une action à laquelle il ne cherche pas à ajouter une quelconque dimension métaphysique. Ekaterina Morozova incarne Iolanta dans la grande tradition du chant russe. Le Roi René de Provence est incarné par la basse Vyacheslav Pochapsky, le baryton IIgor Golovatnko incarne le Duke Robert de Bourgogne, le ténor Oleg Dolgov prenant le rôle du Comte de Vaudémont. La nurse de Iolanta, Marta, est interprétée par le chaud contralto d’Evgenia Segenyuk, le médecin maure par le baryton Elchin Azizov. Qu’importe alors que ce soir de première ne soit sans doute pas celui qui marquera l’histoire de ces lieux, le fait d’être pour la première fois dans cette salle est en soi une forme d’événement, dont le souvenir restera attaché à la jolie histoire d’une princesse qui recouvre la vue dans la très belle musique de Tchaïkovski.
30 octobre 2015. 




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