L’avant-dernier
opéra de Richard Strauss est une utopie largement composée durant la seconde
guerre mondiale et destinée à rechercher un monde meilleur. Cette œuvre, qui
devait être créée au Festival de Salzbourg en 1944 pour marquer le quatre-vingtième
anniversaire du compositeur, n’a alors connu qu’une représentation privée sous
forme de répétition générale, Hitler ayant décrété la fermeture des théâtres
pour mobiliser tous les efforts dans une guerre totale d’auto-anéantissement.
Ce n’est qu’en 1952 qu’elle trouva sa création publique, sous la baguette de
Clemens Krauss, avant de refaire une timide apparition sur la scène du Grosses
Festspielhaus en 2002, dirigée par Fabio Luisi. C’était, ce soir du 8 août 2016
la douzième représentation seulement de Die
Liebe der Danae, sans doute l’œuvre de Strauss la moins jouée en ces lieux.
Pourtant,
Die Liebe der Danae n’est pas une
œuvre secondaire à négliger. Issue d’une collaboration qui démarra avec Hugo
von Hoffmanstahl en 1921, soit plus de vingt avant sa création privée, elle
trouve sa source dans la ligne des héroïnes dépeintes dans Elektra (1909), Der
Rosenkavalier (1911), Ariadne auf
Naxos (1916), Die Frau ohne Schatten
(1917), Die Ägyptische Helena (1927)
et finalement Arabella (1932), dernière
coopération entre le compositeur et son meilleur librettiste, mort le 15
juillet 1929, et poursuit la démonstration de l’émancipation de la femme. Cette
émancipation, dans le propos de Richard Strauss, ne possède pas le caractère
tragique que l’on trouve chez Verdi ou Puccini, qui conduisent les
protagonistes de leurs drames à la mort comme seule issue envisageable, mais
ouvre davantage sur un avenir possible au sein d’une société où les femmes
auront gagné leur place.
Die Liebe der Danae a donc été, dans la vie de Richard Strauss un projet développé sur le
long terme, qui, commencé avec son librettiste de prédilection, a dû se
poursuivre sans lui et sans même qu’il ne pût, à cause du nazisme, poursuivre
une coopération entamée sous les meilleurs auspices avec Stefan Zweig (Die schweigsame Frau, créée à Dresde en
1935). C’est donc avec Joseph Gregor qu’il finalisa le livret, sans jamais
trouver avec ce dernier librettiste le niveau de création poétique et théâtrale
rencontré avec les deux précédents, ni la même complicité. Auteur imposé pour
des raisons politiques et non artistiques ou esthétiques, l’apport de Gregor
n’a cependant pas entaché l’idée première développée avec Hofmannstahl.
Sous-titré Heitere Mythologie, c’est
vers une certaine sérénité que nous mène le compositeur (le sous-titre est
couramment traduit par « une joyeuse mythologie », alors que
« sereine » serait sans doute plus proche du sens allemand). L’on
trouve dans ces pages, selon les mots de Bernard Banoun, « juxtaposées plus que fondues en un tout
cohérent, certaines des préoccupations essentielles de Hofmannstahl et des
éléments distrayants à la Offenbach. (…) Les défauts de l’Amour de Danaé
résultent de carences techniques du librettiste, Gregor hésitant constamment
entre deux manières d’aborder la mythologie : les allures offenbachiennes
des dieux de l’Olympe humains, trop humains, banals, voire saugrenus, se
trouvant ici mêlés à un pathos entendu au Walhalla » (Bernard Banoun, L’opéra selon Richard Strauss, Un théâtre et
son temps, Fayard, 2000, p. 459).
L’on
sait tous que Jupiter, dieu volage, lançait la foudre sur terre mais subissait
celles de son épouse, Junon, sur l’Olympe. Ses multiples conquêtes sous
différentes guises pour ne pas apparaître directement dans sa toute puissance
aux pauvres humains comme pour tromper la vigilance de sa femme, sont rappelées
ici dans la scène où, déçu de voir Danaé lui préférer l’amour d’un homme,
Midas, pauvre de surcroît, il se retrouve face à Semele (Maria Celeng), Europe
(Olga Bezsmertna), Alkmene (Michaela Selinger) et Léda (Jennifer Johnston). La
première, mère du dieu Dionysos, avait voulut voir le dieu dans toute sa
splendeur, mais en brûla, Jupiter n’ayant que le temps de retirer de son sein
Dionysos qu’il porta alors dans sa cuisse pour qu’il grandisse ; la
deuxième se fit violer par Jupiter transformé en taureau ; la troisième
fut trompée car le dieu prit les traits de son mari et lui donna
Héraclès ; la dernière céda à un cygne. A l’ouverture du deuxième acte, on
les retrouve remettant Jupiter face à ses multiples tromperies, avec une
certaine acrimonie. Alkmene, (« beleidigt ») :
« So verachtest du nun die frohen
Gestalten » ; Leda : « Schiltst den Schwan, du grösster der Götter ? » ;
Semele (« keifend »):
« Gereut es dich wohl, dass zum
Olymp du zogest auf lustigen Wegen ? » ; Europa :
« Bedauerts des Stieres herrliche
Kraft ? ». Il n’est sans doute pas anodin de retrouver ces quatre
figures, qui rappellent les différentes manières dont Jupiter se prend pour séduire,
qui ne sont guère différentes des méthodes masculines dans la société des
hommes : l’éclat splendide, la violence, la ruse et l’élégance.
L’opéra
de Strauss associe à titre principal deux figures secondaires de la mythologie
grecque, Midas (Gerhard Siegel claironnant, avec un caractère rustique dans le
timbre et l’émission qui rappelle le muletier même sous les ors du roi) et
Danaé, toutes deux associées à l’or. Midas apparaît dans les Métamorphoses d’Ovide dans deux épisodes
qui n’ont rien en commun. Dans le premier, il réussit à capturer Silène, le
cheval-homme qui éduqua Dionysos et lui permit un vœu : Midas veut de l’or
et désormais, tout ce qu’il touche se transforme en or, même ce qu’il mange ou
boit. Pour être délivré de ce sort, il plonge dans les eaux du fleuve Pactole.
Dans le second, il donne la victoire, dans un concours de musique, à la flûte
jouée par Pan contre la lyre d’Apollon ; vexé, ce dernier l’affuble
d’oreilles d’âne. Dans l’opéra de Strauss, l’on a un mélange des deux, puisque
Midas, éleveur d’ânes, tire sa fortune du fait qu’il transforme tout en or, y
compris Danaé à leur premier baiser. Quant à Danaé, elle apparaît dans la
mythologie grecque comme ayant été approchée par Zeus sous la forme d’une pluie
d’or, qui enfanta ainsi Persée.
Au
premier acte, le roi Pollux (Wolfgang Ablinger-Sperrhacke), couvert de dettes
et pressé par ses créanciers, espère marier sa fille Danaé au roi Midas, qui
possède ses richesses de Jupiter. Midas arrive à la Cour déguisé en simple
serviteur (Chrysopher, littéralement le porteur d’or), alors qu’approche
Jupiter (Thomas Konieczny, exceptionnel, qui sait allier le côté débonnaire et
d’une finesse toute relative avec ses anciennes maîtresses, dû à Gregor, et le
caractère plus élevé venant de Hofmannstahl, de dieu d’amour et de vie), déguisé
sous les traits de Midas. Danaé (subjugante Krassimira Stoyanova tout au long
de la soirée) le reconnaît en celui qui l’a visitée sous la forme d’une pluie
d’or. Ce double travestissement, de Midas en Chysopher et de Jupiter en Midas,
est compliqué. Jupiter explique qu’il l’adopte pour tromper Junon : si
celle-ci se doute de quelque chose, elle trouvera bien Midas auprès de Danaé et
la ménagera donc… C’est néanmoins tenter de reproduire la ruse tentée avec
Alkmene, qui ne le délivra pas de la rancœur de Junon. Midas ayant ainsi séduit
Danaé en changeant des objets en or, ils s’enlacent et ce baiser la transforme immédiatement
en statue d’or. Jupiter accepte de la réveiller si Midas consent à perdre son
pouvoir. Malgré tout, Danaé préfère Midas redevenu simple muletier et Mercure
(brillant Norbert Ernst) annonce à Jupiter que son échec en fait la risée de
l’Olympe et que Junon rit bien de ses déboires. La froide Danaé apprend l’amour
humain alors que Jupiter y renonce, sans doute bien à regret, trouvant cette
mythologie sereine du sous-titre de l’opéra.
La
mise en scène d’Alvis Hermanis joue à plein des dimensions du Grosses
Festspielhaus pour présenter un immense mur blanc carrelé sur lequel se
projettent et pendent de toutes parts des tapis persans aux motifs typiques
zoroastriens. Doit-on y voir une référence au nom de Zoroastre ou Zarathoustra,
dont la signification pourrait être l’astre doré, ou bien le rappel que dès la
plus haute antiquité (entre le XVème et le XIème siècle
avant notre ère), un monothéisme apparaît déjà, reléguant les multiples dieux
grecs à quelques avatars humains. En tous les cas, les tapis sont dispersés aux
créanciers. L’arrivée de Midas couvert d’or est pour Pollux l’assurance de
pouvoir payer ses dettes et assurer la richesse de son royaume en lui offrant
sa fille. Les costumes de Juozas Statkevicius nous mènent dans un Orient des
Mille et une nuits, également d’origine persane, qui donnent à la soirée une
dimension de conte oriental très coloré.
Dans la fosse, les Wierner Philharmoniker font couler sur les spectateurs une pluie d'or par la qualité de tous les pupitres. Franz Welser-Möst les dirige avec entrain et porte cette soirée au mémorable. Nous nous trouvions au parterre l'an passé pour son Fidelio de Beethoven et avions trouvé que la fosse couvrait un peu la scène. Nous plaçant cette fois au balcon, l'équilibre est bien meilleur.
Dans la fosse, les Wierner Philharmoniker font couler sur les spectateurs une pluie d'or par la qualité de tous les pupitres. Franz Welser-Möst les dirige avec entrain et porte cette soirée au mémorable. Nous nous trouvions au parterre l'an passé pour son Fidelio de Beethoven et avions trouvé que la fosse couvrait un peu la scène. Nous plaçant cette fois au balcon, l'équilibre est bien meilleur.
Comme
le souligne Bernard Banoun, Die Liebe der
Danaé pose et résout la même problématique que Daphné, le dernier opéra de Richard Strauss. Le dieu est en
rivalité avec l’homme mais il doit apprendre à renoncer à la victoire pour se
retrancher dans sa solitude. Dans cette position éloignée, il pourra
indirectement faire le bien, ce qui peut fournir une variation sur l’allégorie
de l’existence de l’artiste, démiurge jamais victorieux. Comme Daphne, Die Liebe der Danae énonce les principes que le chaos de la
bacchanale, l’éruption de désirs non habités par l’esprit, sont peu à peu
soumis ou réduits à néant par le pouvoir de la transfiguration artistique. A
côté du mythe d’Orphée, qui traite du pouvoir de la poésie et du chant sur le
mal, le temps et la mort, l’histoire de l’opéra est également allégorie de
l’art. Strauss fait triompher, dans ses deux derniers opéras, l’art sur le
temps et l’histoire, à un moment où l’histoire se fait particulièrement sombre
et l’art essentiel à refonder des temps nouveaux. Annulé, pour la seule fois de
son histoire, en 1944, le Festival de Salzbourg reprendra son cours dès l’été
1945, soit deux mois à peine après la fin des combats en Europe et la
destruction complète de l’Allemagne, avant même que les cartes ne se
redessinent clairement. En 1952, avec la création officielle de Die Liebe der Danae, l’Autriche est
encore occupée par les armées alliés et Salzbourg se trouve en zone américaine.
Ce ne sera qu’avec l’accord de paix de 1955 que l’occupation prendra fin et que
l’Autriche retrouvera sa pleine souveraineté, mais de cette histoire de chaos,
le Festival se détachait par la transfiguration artistique.
2
septembre 2016.
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