dimanche 14 août 2016

OU BIEN… OU BIEN…



Au cours de mon séjour annuel au Festival de Salzbourg, les œuvres de Mozart font partie des pièces incontournables, notamment les trois opéras écrits sur des livrets de Lorenzo da Ponte. Le Festival a pris l’habitude, ces dernières années, de confier leur réalisation sous forme de trilogie à un même metteur en scène, variant par contre les équipes pour le reste, de l’orchestre, du chef et des chanteurs pour l’essentiel. Après les remarquables représentations signées Claus Guth, c’est à Sven Eric Bechtolf que l’exercice est confié. Commencée par Cosi fan tutte en 2013, il présentait Don Giovanni en 2014, puis Le Nozze di Figaro l’an passé. Nous nous étions fait l’écho des deux derniers ici, n’ayant manqué que Cosi. Cette lacune est comblée cette année, dans l'après-midi du 6 août 2016, quatrième représentation de cette édition, même si, passant de la Haus für Mozart, réservée usuellement aux représentations des opéras du maître des lieux, à la Felsenreitschule pour l’édition 2016, Bechtolf a revu son travail et proposé une approche mieux adaptée à la dimension bien plus vaste de cette nouvelle scène. Reprise à l’identique au contraire pour le Don Giovanni, resté à la maison et vu le lendemain, 7 août 2016.
Dans ses trois opéras, Mozart enchaine les qualificatifs de comédie pour Le Nozze di Figaro, de Drama gioccoso pour Don Giovanni, pour finalement sous-titrer Cosi fan tutte, ossia la scuola degli amanti. La comédie de départ se fait dramatique puis grinçante dans une esthétique qui avance et comporte aussi une approche éthique et religieuse, notamment dans Don Giovanni, puni de ses péchés par une descente en Enfer très théâtrale. De l’un à l’autre des ces opéras, nous voici confrontés ou bien à la comédie, ou bien au drame, ou bien au drame, ou bien à l’école des amants. Sören Kierkegaard déjà, avait tourné sur lui-même ce Don Giovanni de Mozart dans son premier ouvrage « pseudonyme », publié en 1843 sous le titre Ou bien… Ou bien… Cette obstination autour de la même scène théâtrale, où se joue sans trêve la même œuvre n’est pas loin de celle dans laquelle nous nous laissons entraîner chaque année dans la programmation du Festival puisque, c’est vrai, j’ai souvent vu Don Giovanni, ou bien avec Le Nozze di Figaro, ou bien avec Cosi fan tutte.
Dans son œuvre, Sören Kierkegaard progresse en trois stades principaux, esthétique, éthique et religieux. Frithjof Brandt, dans son introduction à Ou bien… Ou bien… (Gallimard, tel, 1943, p. xii), précise que la caractéristique la plus abstraite des trois stades peut être exprimée en disant que « l’esthéticien » (je dirai plutôt l’esthète) est l’homme qui vit dans l’instant, dans le moment isolé, que le moraliste (« l’éthicien », en danois), dans la continuité vitale, et le religieux enfin dans le rapport avec l’éternité, c’est-à-dire pour lequel l’instant et le temps, le temporel, n’ont d’importance qu’en rapport avec l’éternité. La conception du stade esthétique de Kierkegaard peut être caractérisée comme négative par rapport aux deux stades suivants, éthiques et religieux. Les esthètes se tiennent au premier stade, en dehors de la vie éthique, de la vie sociale et des obligations qu’elle comporte, et bien sûr en dehors des rapports avec Dieu. Trois figures parcourent le stade esthétique de Ou bien… Ou bien…, Don Giovanni, qui représente la jouissance, Faust, le doute, et Ahasvérus, le désespoir. Ce sont là des types humains que l’on peut encore, sous bien des guises, rencontrer dans la vie courante aujourd’hui. Avec ces trois figures, Kierkegaard avance dans sa première partie vers le célèbre Journal d’un séducteur (pp. 235-346). C’est sans doute la dramatisation bourgeoise d’une tentation imaginaire qui tourne ensuite, dans la seconde partie, laquelle dénonce au contraire tout spectacle et toute répétition, mettant le destinataire brutalement personnalisé devant le terrible sérieux d’une décision irrévocable. C’est ou bien l’esthète, ou bien l’époux, ou bien celui qui n’est personne ou bien celui qui est quelqu’un, ou bien l’homme de l’aphorisme, ou bien du sermon, ouvrant là sur le stade religieux déjà, ou bien la dispersion errante de l’Être ou le recueillement solennel de l’Essence.
Certes, l’imaginaire collectif place bien sûr Don Giovanni dans ce premier stade esthétique, tant il est celui qui vit dans l’instant de la conquête, délaissant immédiatement celle conquise pour la suivante, « Così ne consolò mille e ottocento » (Acte 1, scène 5, N°3, Aria de Donna Elvira, dont c’est la première apparition, Layla Claire éperdue courant au désastre avec une belle constance). Donna Anna, Donna Elvira, Zerlina ne sont que des instants de la vie de Don Giovanni, dont seul le scrupuleux Leporello tient la liste des noms. Donna Anna rêverait peut-être de trouver en un seul homme le mari et l’amant et sans doute a-t-elle bien voulu se laisser emporter à le croire. Cet instant du stade esthétique, c’est aussi celui qui ressort de l’amorce du célèbre air du catalogue, lorsque Leporello, ce soir l’exceptionnel Luca Pisaroni, bouscule Donna Elvira : « Eh consolatevi ; non siete voi, non foste, e non sarete né la prima, né l’ultima »… (même scène, juste avant le N°4. Aria de Leporello). Certes encore, l’esthétique semble seul convenir à Don Giovanni, l’esthétique de la femme qu’il regarde et conquiert, l’esthétique qu’il représente personnellement dans sa mise noble et son caractère libertin. Seul un bel homme peut aligner de tels succès et, sur scène, Ildebrando d’Arcangelo, sans doute le meilleur titulaire du rôle aujourd’hui, aligne la beauté du timbre au physique de l’emploi.

Est-ce tout ? Sans doute pas. Se limiter du point de vue de Don Giovanni ou bien à l’une, ou bien à l’autre de ses conquêtes, pour Donna Anna ou bien l’amant, ou bien le mari, pour Donna Elvira ou bien la reconquête ou bien le désespoir, pour Zerlina ou bien céder, ou bien ne pas céder : « Vorrei, e non vorrei, mi trema un poco il cor ; felice, è ver, sarei, ma può burlarmi ancor » (Acte 1, scène 9, N°7, Duettino), ne satisfait pas l’écoute, au plan esthétique, ni l’analyse, au plan éthique, ni le caractère intemporel du mythe, au plan religieux. Don Giovanni nous offre lui-même une projection éthique dans le Finale du second acte, lorsque, face à la statue du Commandeur venant régler ses comptes, il persiste, ne trouvant que dans la répétition de la jouissance de l’instant la continuité vitale de son être. Lorsque, lui saisissant la main et l’entraînant dans les profondeurs d’un ailleurs non identifié, le Commandeur l’emmène dans l’éternité, c’est un moment qui n’a d’importance qu’intemporelle. Pauvre Commandeur ce soir d’ailleurs, en la personne d’Alain Coulombe, qui savonne complètement son entrée qui, de fracassante qu’elle dût être en devient ridicule. Il faut que ces mots « Don Giovanni, a cenar teco m’invitasti, e son venuto » (Acte 2, scène 15), sonnent d’outre-tombe, revêtent une profondeur sépulcrale que j’ai peu entendu dans les différents titulaires du rôle ces dernières années. Néanmoins, c’est la projection dans le dernier stade du religieux, de l’intemporel, Don Giovanni demeurant aujourd’hui moderne, comme il l’a toujours été. Dans sa mise en scène, Sven Eric Bechtolf souligne ce caractère permanent de Don Giovani, le faisant se relever pour poursuivre sans fin des désirs insatiables, hors du temps. Leporello oscille, avec le talent de Luca Pisaroni, entre la tentation de l’instant pour faire comme son maître, qu’il ne peut que singer maladroitement puisqu’il lui manque l’estime de soi au sens de la confiance en ses propres charmes, et la permanence des obligations sociales liées à son statut, auxquelles il demeure attaché dans le souhait de trouver un meilleurs maître pour l’avenir. Enfin, pour les rôles masculins, Don Ottavio n’est jamais dans l’instant mais toujours dans la durée parce qu’il remplit scrupuleusement les obligations sociales du mari attentionné, protecteur (faible) de sa femme et vengeur (raté) des affronts qu’elle subit. Paolo Fanale possède le bel éclat des meilleures incarnations du rôle, mais maintenant avec une certaine maturité, qui fait que ce que l’on perd un peu dans l’éclat (le stade esthétique premier), on le gagne en profondeur de champ (l’installation dans le stade éthique).
Avec Donna Anna aussi, nous ne nous limitons pas au premier stade esthétique. Carmela Remigio nous offre une belle entrée mais faiblit ensuite tout au long de la pièce au point de ne pas recueillir d’applaudissements particuliers d’un public toujours particulièrement formé à ce répertoire, en ce lieu. Était-ce voulu pour nous dire que Donna Anna s’épuise dans la vengeance qui n’aboutit ni de son fait ne de celui de son mari ? Pour elle, c’était en sorte ou bien le désir charnel ou bien celui de vengeance mais n’ayant assouvi ni l’un ni l’autre, son mari n’est plus qu’un choix éthique, une  obligation de la vie sociale en somme pour passer au stade suivant, sans désir. Quant à Zerlina et à son Masetto, Valentina Nafornita et Alessio Arduini, ils forment un couple durable, installé dans les convenances sociales jusque dans les tensions qu’ils rencontrent et le bon sens des petites gens qu’ils représentent fait bien plus dans l’esprit de Mozart pour marquer son temps que les égarements d’une classe nobiliaire qui déroge.
Si l’on change de décors pour Cosi fan tutte, tant dans la salle que dans l’approche, l’on reste en somme sur les mêmes lignes de fond. Le choix des costumes de l’époque de la création, en 1790, un an après le déclenchement de la Révolution française à Paris, dans un décors dépouillé permet à Sven Eric Bechtolf de faire triompher une très fine direction d’acteurs, qui souligne l’aspect comedia dell’arte de ces pages mozartiennes. A ce jeu, le Don Alfonso de Michael Volle est génial, de voix comme d’incarnation, créant l’intrigue et la faisant vivre, surjouant les pleurs, riant sous cape. Le grand plateau laissé quasiment nu permet de jouer des à-côtés et des arrières plans, créant de subtils apartés qui offrent à la Despina de Martina Jankova (entendue l’an passé en Suzanne) des jeux de rôles réussis dans ses travestissements successifs en médecin et en notaire. Sans jamais atteindre le succès et la renommée de Don Giovanni, Cosi fan tutte développe tout de même des thèmes identiques. Là aussi, l’on est dans l’instant esthétique du croisement des rôles et des couples, moment isolé pensé sans aucune continuité dans le temps, les conséquences de ces jeux n’ayant jamais été anticipées.
Les deux sœurs, Fiordiligi (Julie Kleiter) et Dorabella (Angela Brower), sont en couple jusqu’à ce que Don Alfonso vienne brouiller tout ceci. Dans ce rôle Michael Volle offre à Don Giovanni une certaine continuité. Comme lui, il est le jouisseur de l’instant, celui qui met en scène l’inconstance des femmes pour mieux justifier le comportement masculin de les conquérir toutes et se réjouit de les voir céder peu à peu à ce jeu pervers, comme il se réjouit de la leçon de séduction (cette École des amants, dont il est le meilleurs professeur sans doute) qui trouble les deux hommes, Ferrando (Mauro Peter) et Guglielmo (Alessio Arduini, entendu par ailleurs en Masetto le lendemain). Il est vrai que devant les maladresses accumulées dans leurs lamentables prestations amoureuses respectives, les deux amants ne pouvaient rivaliser de rouerie, en restant en quelque sorte à mi-chemin entre le caractère mal dégrossi de Masetto et les fades valeurs sociales du parfait mari incarnées par Don Ottavio.
Surtout, Cosi fan tutte offre un second degré indispensable qui en fait bien plus qu’une comédie libertine sur un air d’échangisme. Ce jeu apparaît d’ailleurs assez vite superficiel, au plan esthétique, face à la critique sociale de mariages arrangés sans tenir compte des inclinations personnelles, au plan éthique des obligations sociales. Ce qui est en effet mis en toile de fond par Mozart et da Ponte est que ces deux couples apparaissent finalement bien mieux assortis croisés que dans leur configuration initiale. Encore faut-il que chacune des quatre personnes en cause puisse – ou veuille, mais dans le cadre des obligations sociales de l’époque, vouloir n’est pas encore pouvoir, accepter cette transposition. C’est lire en quelque sorte Kierkegaard à l’envers mais en boucle, remettre en cause les liens indéfectibles des mariages envisagés (au plan religieux), pour contester les obligations sociales apparemment assumées au départ (au plan éthique), passer par la jouissance du moment (au plan esthétique) pour, peut-être, refonder ces deux couples de meilleure manière et retrouver ainsi les convenances sociales (retour au plan éthique) dans le sacrement de liens librement choisis et donc promis à l’intemporel (aboutissement au religieux).
Relevons encore que le metteur en scène a choisi de projeter, sur le mur de la Felsenreitschule, les emblèmes de la franc-maçonnerie, l’équerre, le niveau, la règle et le compas, qui y resteront tout au long de l’intrigue. C’est clairement, me semble-t-il, dépasser le stade kierkegaardien de l’esthétisme pour envisager le troisième stade du religieux au sens de permanence intemporelle. Bien que Cosi fan tutte ne soit pas a priori la plus citée des œuvres de Mozart franc-maçon, sa création intervient à Vienne six ans après son initiation. Cosi fan tutte poursuit cependant la ligne d’une certaine émancipation des femmes commencée avec Le Nozze di Figaro et l’on sait que la place des femmes dans la tradition maçonnique est complexe, mais certainement pas, dans les années 1790, aussi avancée que Mozart la souhaitait dans la société. Sven Eric Bechtolf ne s’explique pas, dans le programme du soir, sur ce thème ; au contraire semble-t-il s’en éloigner en précisant : « Cosi fan tutte ist nicht aufklärerisch, sondern anarchisch. Der Widerspruch Treue – Untreue, Vernunft – Gefühl löst sich zu einer Perspektive auf, die wir uns wünschten – wenn wir sie uns leisten können ».
Dans ces deux après-midi successives (les représentations sont à 15h00 et 15h30 respectivement), les orchestres sont typiques de ce que l’on peut attendre au Festival de Salzbourg. Les Wiener Philharmoniker pour Don Giovanni sont exceptionnels en tous points, comme ils savent l’être souvent mais surtout dans ce répertoire et en ce lieu. Tous les pupitres sonnent incroyablement et se distinguent par des qualités de timbres uniques des bois, aux vents, aux cordes etc. Les continuos s’insèrent dans l’action sans l’interrompre, servant les récitatifs avec subtilité sous les doigts du chef Alain Altinoglu, qui nous offre une interprétation solide avec des élans romantiques marqués, poussant l’orchestre au-delà d’un Mozart « d’époque ». Sans atteindre les sommets dans lesquels nous avait transporté Yannick Nézet-Seguin en 2011, mais en offrant bien plus que Christophe Eschenbach il y a deux ans lors de la création de cette mise en scène, il partage cette pleine jouissance de l’instant. Avec le Mozarteumorchester Salzburg, pour Cosi fan tutte, orchestre dont Mozart est la raison d’être dans sa ville, l’on touche l’intimité d’une relation étroite entre des musiciens et les œuvres d’un compositeur qui est le leur. Ottavio Dantone, qui le dirige, rythme finement l’action et participe pleinement à la comédie, intervenant même dans la mise en scène, sur un bref échange, très drôle, avec Don Alfonso.
Face à de tels niveaux d’interprétation, comment ne pas s’abandonner à une totale jouissance esthétique de l’instant présent, accepter l’idée qu’une représentation à l’opéra est un moment unique, jamais exactement répétable à l’identique et donc fermé à toute durabilité, sinon dans le souvenir que l’on en peut garder. Du séducteur, de Don Giovanni comme de Don Alfonso, l’on peut effectivement écrire : « Il ne succombait pas sous la réalité, il n’était pas trop faible pour la supporter, non il était trop fort ; mais cette force était une maladie. Aussitôt que la réalité avait perdu son importance comme stimulant il était désarmé, et c’est en cela que consistait le mal qui existait en lui. Il en était conscient, même au moment du stimulant, et le mal se trouvait en cette conscience » (Le journal d’un séducteur, p. 239). Alors, les Donna Anna, Donna Elvira, Zerlina, Fiordiligi ou Dorabella, et bien,… « Son donne, Ma… son tali, son tali… »
14 août 2016


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