Au
cours de mon séjour annuel au Festival de Salzbourg, les œuvres de Mozart font
partie des pièces incontournables, notamment les trois opéras écrits sur des
livrets de Lorenzo da Ponte. Le Festival a pris l’habitude, ces dernières années,
de confier leur réalisation sous forme de trilogie à un même metteur en
scène, variant par contre les équipes pour le reste, de l’orchestre, du chef et
des chanteurs pour l’essentiel. Après les remarquables représentations signées
Claus Guth, c’est à Sven Eric Bechtolf que l’exercice est confié. Commencée par
Cosi fan tutte en 2013, il présentait
Don Giovanni en 2014, puis Le Nozze di Figaro l’an passé. Nous nous
étions fait l’écho des deux derniers ici, n’ayant manqué que Cosi. Cette lacune est comblée cette
année, dans l'après-midi du 6 août 2016, quatrième représentation de cette édition,
même si, passant de la Haus für Mozart, réservée usuellement aux
représentations des opéras du maître des lieux, à la Felsenreitschule pour
l’édition 2016, Bechtolf a revu son travail et proposé une approche mieux
adaptée à la dimension bien plus vaste de cette nouvelle scène. Reprise à
l’identique au contraire pour le Don
Giovanni, resté à la maison et vu le lendemain, 7 août 2016.
Dans
ses trois opéras, Mozart enchaine les qualificatifs de comédie pour Le Nozze di Figaro, de Drama gioccoso pour Don Giovanni, pour finalement sous-titrer Cosi fan tutte, ossia la scuola degli amanti. La comédie de départ
se fait dramatique puis grinçante dans une esthétique qui avance et comporte
aussi une approche éthique et religieuse, notamment dans Don Giovanni, puni de ses péchés par une descente en Enfer très
théâtrale. De l’un à l’autre des ces opéras, nous voici confrontés ou bien à la
comédie, ou bien au drame, ou bien au drame, ou bien à l’école des amants.
Sören Kierkegaard déjà, avait tourné sur lui-même ce Don Giovanni de Mozart dans son premier ouvrage
« pseudonyme », publié en 1843 sous le titre Ou bien… Ou bien… Cette obstination autour de la même scène
théâtrale, où se joue sans trêve la même œuvre n’est pas loin de celle dans
laquelle nous nous laissons entraîner chaque année dans la programmation du
Festival puisque, c’est vrai, j’ai souvent vu Don Giovanni, ou bien avec Le Nozze di Figaro, ou bien avec Cosi fan tutte.
Dans
son œuvre, Sören Kierkegaard progresse en trois stades principaux, esthétique,
éthique et religieux. Frithjof Brandt, dans son introduction à Ou bien… Ou bien… (Gallimard, tel, 1943, p. xii), précise que la
caractéristique la plus abstraite des trois stades peut être exprimée en disant
que « l’esthéticien » (je dirai plutôt l’esthète) est l’homme qui vit
dans l’instant, dans le moment isolé, que le moraliste (« l’éthicien »,
en danois), dans la continuité vitale, et le religieux enfin dans le rapport
avec l’éternité, c’est-à-dire pour lequel l’instant et le temps, le temporel,
n’ont d’importance qu’en rapport avec l’éternité. La conception du stade
esthétique de Kierkegaard peut être caractérisée comme négative par rapport aux
deux stades suivants, éthiques et religieux. Les esthètes se tiennent au premier
stade, en dehors de la vie éthique, de la vie sociale et des obligations
qu’elle comporte, et bien sûr en dehors des rapports avec Dieu. Trois figures
parcourent le stade esthétique de Ou
bien… Ou bien…, Don Giovanni, qui représente la jouissance, Faust, le
doute, et Ahasvérus, le désespoir. Ce sont là des types humains que l’on peut
encore, sous bien des guises, rencontrer dans la vie courante aujourd’hui. Avec
ces trois figures, Kierkegaard avance dans sa première partie vers le célèbre Journal d’un séducteur (pp. 235-346).
C’est sans doute la dramatisation bourgeoise d’une tentation imaginaire qui
tourne ensuite, dans la seconde partie, laquelle dénonce au contraire tout
spectacle et toute répétition, mettant le destinataire brutalement personnalisé
devant le terrible sérieux d’une décision irrévocable. C’est ou bien l’esthète,
ou bien l’époux, ou bien celui qui n’est personne ou bien celui qui est
quelqu’un, ou bien l’homme de l’aphorisme, ou bien du sermon, ouvrant là sur le
stade religieux déjà, ou bien la dispersion errante de l’Être ou le
recueillement solennel de l’Essence.
Certes,
l’imaginaire collectif place bien sûr Don Giovanni dans ce premier stade
esthétique, tant il est celui qui vit dans l’instant de la conquête, délaissant
immédiatement celle conquise pour la suivante, « Così ne consolò mille e ottocento » (Acte 1, scène 5, N°3,
Aria de Donna Elvira, dont c’est la première apparition, Layla Claire éperdue
courant au désastre avec une belle constance). Donna Anna, Donna Elvira,
Zerlina ne sont que des instants de la vie de Don Giovanni, dont seul le
scrupuleux Leporello tient la liste des noms. Donna Anna rêverait peut-être de
trouver en un seul homme le mari et l’amant et sans doute a-t-elle bien voulu
se laisser emporter à le croire. Cet instant du stade esthétique, c’est aussi celui
qui ressort de l’amorce du célèbre air du catalogue, lorsque Leporello, ce soir
l’exceptionnel Luca Pisaroni, bouscule Donna Elvira : « Eh consolatevi ; non siete voi, non
foste, e non sarete né la prima, né l’ultima »… (même scène, juste
avant le N°4. Aria de Leporello). Certes encore, l’esthétique semble seul
convenir à Don Giovanni, l’esthétique de la femme qu’il regarde et conquiert,
l’esthétique qu’il représente personnellement dans sa mise noble et son caractère
libertin. Seul un bel homme peut aligner de tels succès et, sur scène, Ildebrando
d’Arcangelo, sans doute le meilleur titulaire du rôle aujourd’hui, aligne la
beauté du timbre au physique de l’emploi.
Est-ce
tout ? Sans doute pas. Se limiter du point de vue de Don Giovanni ou
bien à l’une, ou bien à l’autre de ses conquêtes, pour Donna Anna ou bien l’amant,
ou bien le mari, pour Donna Elvira ou bien la reconquête ou bien le désespoir,
pour Zerlina ou bien céder, ou bien ne pas céder : « Vorrei, e non vorrei, mi trema un poco il
cor ; felice, è ver, sarei, ma può burlarmi ancor » (Acte 1,
scène 9, N°7, Duettino), ne satisfait pas l’écoute, au plan esthétique, ni
l’analyse, au plan éthique, ni le caractère intemporel du mythe, au plan
religieux. Don Giovanni nous offre
lui-même une projection éthique dans le Finale du second acte, lorsque, face à
la statue du Commandeur venant régler ses comptes, il persiste, ne trouvant que
dans la répétition de la jouissance de l’instant la continuité vitale de son être.
Lorsque, lui saisissant la main et l’entraînant dans les profondeurs d’un
ailleurs non identifié, le Commandeur l’emmène dans l’éternité, c’est un
moment qui n’a d’importance qu’intemporelle. Pauvre Commandeur ce soir
d’ailleurs, en la personne d’Alain Coulombe, qui savonne complètement son
entrée qui, de fracassante qu’elle dût être en devient ridicule. Il faut que
ces mots « Don Giovanni, a
cenar teco m’invitasti, e son venuto » (Acte 2, scène 15), sonnent
d’outre-tombe, revêtent une profondeur sépulcrale que j’ai peu entendu dans les
différents titulaires du rôle ces dernières années. Néanmoins, c’est la
projection dans le dernier stade du religieux, de l’intemporel, Don Giovanni
demeurant aujourd’hui moderne, comme il l’a toujours été. Dans sa mise en
scène, Sven Eric Bechtolf souligne ce caractère permanent de Don Giovani, le
faisant se relever pour poursuivre sans fin des désirs insatiables, hors du
temps. Leporello oscille, avec le talent de Luca Pisaroni, entre la tentation
de l’instant pour faire comme son maître, qu’il ne peut que singer
maladroitement puisqu’il lui manque l’estime de soi au sens de la confiance en
ses propres charmes, et la permanence des obligations sociales liées à son
statut, auxquelles il demeure attaché dans le souhait de trouver un meilleurs
maître pour l’avenir. Enfin, pour les rôles masculins, Don Ottavio n’est jamais
dans l’instant mais toujours dans la durée parce qu’il remplit scrupuleusement
les obligations sociales du mari attentionné, protecteur (faible) de sa femme
et vengeur (raté) des affronts qu’elle subit. Paolo Fanale possède le bel éclat
des meilleures incarnations du rôle, mais maintenant avec une certaine maturité,
qui fait que ce que l’on perd un peu dans l’éclat (le stade esthétique
premier), on le gagne en profondeur de champ (l’installation dans le stade
éthique).
Avec
Donna Anna aussi, nous ne nous limitons pas au premier stade esthétique.
Carmela Remigio nous offre une belle entrée mais faiblit ensuite tout au long
de la pièce au point de ne pas recueillir d’applaudissements particuliers d’un
public toujours particulièrement formé à ce répertoire, en ce lieu. Était-ce
voulu pour nous dire que Donna Anna s’épuise dans la vengeance qui n’aboutit ni
de son fait ne de celui de son mari ? Pour elle, c’était en sorte ou bien
le désir charnel ou bien celui de vengeance mais n’ayant assouvi ni l’un ni
l’autre, son mari n’est plus qu’un choix éthique, une obligation de la vie sociale en somme pour
passer au stade suivant, sans désir. Quant à Zerlina et à son Masetto, Valentina
Nafornita et Alessio Arduini, ils forment un couple durable, installé dans les
convenances sociales jusque dans les tensions qu’ils rencontrent et le bon sens
des petites gens qu’ils représentent fait bien plus dans l’esprit de Mozart pour
marquer son temps que les égarements d’une classe nobiliaire qui déroge.
Si
l’on change de décors pour Cosi fan tutte,
tant dans la salle que dans l’approche, l’on reste en somme sur les mêmes
lignes de fond. Le choix des costumes de l’époque de la création, en 1790, un an après le déclenchement de la Révolution française à Paris, dans un décors dépouillé permet
à Sven Eric Bechtolf de faire triompher une très fine direction d’acteurs, qui
souligne l’aspect comedia dell’arte de ces pages mozartiennes. A ce jeu, le Don
Alfonso de Michael Volle est génial, de voix comme d’incarnation, créant l’intrigue
et la faisant vivre, surjouant les pleurs, riant sous cape. Le grand plateau
laissé quasiment nu permet de jouer des à-côtés et des arrières plans, créant
de subtils apartés qui offrent à la Despina de Martina Jankova (entendue l’an
passé en Suzanne) des jeux de rôles réussis dans ses travestissements
successifs en médecin et en notaire. Sans jamais atteindre le succès et la
renommée de Don Giovanni, Cosi fan tutte développe tout de même des
thèmes identiques. Là aussi, l’on est dans l’instant esthétique du croisement
des rôles et des couples, moment isolé pensé sans aucune continuité dans le
temps, les conséquences de ces jeux n’ayant jamais été anticipées.
Les
deux sœurs, Fiordiligi (Julie Kleiter) et Dorabella (Angela Brower), sont en
couple jusqu’à ce que Don Alfonso vienne brouiller tout ceci. Dans ce rôle
Michael Volle offre à Don Giovanni une certaine continuité. Comme lui, il est
le jouisseur de l’instant, celui qui met en scène l’inconstance des femmes pour
mieux justifier le comportement masculin de les conquérir toutes et se réjouit
de les voir céder peu à peu à ce jeu pervers, comme il se réjouit de la leçon
de séduction (cette École des amants, dont il est le meilleurs professeur sans
doute) qui trouble les deux hommes, Ferrando (Mauro Peter) et Guglielmo (Alessio
Arduini, entendu par ailleurs en Masetto le lendemain). Il est vrai que devant
les maladresses accumulées dans leurs lamentables prestations amoureuses respectives, les deux amants
ne pouvaient rivaliser de rouerie, en restant en quelque sorte à mi-chemin
entre le caractère mal dégrossi de Masetto et les fades valeurs sociales du parfait
mari incarnées par Don Ottavio.
Surtout,
Cosi fan tutte offre un second degré
indispensable qui en fait bien plus qu’une comédie libertine sur un air
d’échangisme. Ce jeu apparaît d’ailleurs assez vite superficiel, au plan
esthétique, face à la critique sociale de mariages arrangés sans tenir compte
des inclinations personnelles, au plan éthique des obligations sociales. Ce
qui est en effet mis en toile de fond par Mozart et da Ponte est que ces deux
couples apparaissent finalement bien mieux assortis croisés que dans leur
configuration initiale. Encore faut-il que chacune des quatre personnes en
cause puisse – ou veuille, mais dans le cadre des obligations sociales de
l’époque, vouloir n’est pas encore pouvoir, accepter cette transposition. C’est
lire en quelque sorte Kierkegaard à l’envers mais en boucle, remettre en cause
les liens indéfectibles des mariages envisagés (au plan religieux), pour
contester les obligations sociales apparemment assumées au départ (au plan
éthique), passer par la jouissance du moment (au plan esthétique) pour,
peut-être, refonder ces deux couples de meilleure manière et retrouver ainsi
les convenances sociales (retour au plan éthique) dans le sacrement de liens
librement choisis et donc promis à l’intemporel (aboutissement au religieux).
Relevons
encore que le metteur en scène a choisi de projeter, sur le mur de la
Felsenreitschule, les emblèmes de la franc-maçonnerie, l’équerre, le niveau, la
règle et le compas, qui y resteront tout au long de l’intrigue. C’est
clairement, me semble-t-il, dépasser le stade kierkegaardien de l’esthétisme
pour envisager le troisième stade du religieux au sens de permanence
intemporelle. Bien que Cosi fan tutte
ne soit pas a priori la plus citée des œuvres de Mozart franc-maçon, sa
création intervient à Vienne six ans après son initiation. Cosi fan tutte poursuit cependant la ligne d’une certaine
émancipation des femmes commencée avec Le
Nozze di Figaro et l’on sait que la place des femmes dans la tradition
maçonnique est complexe, mais certainement pas, dans les années 1790, aussi
avancée que Mozart la souhaitait dans la société. Sven Eric Bechtolf ne
s’explique pas, dans le programme du soir, sur ce thème ; au contraire
semble-t-il s’en éloigner en précisant : « Cosi fan tutte ist nicht aufklärerisch, sondern anarchisch. Der
Widerspruch Treue – Untreue, Vernunft – Gefühl löst sich zu einer Perspektive
auf, die wir uns wünschten – wenn wir sie uns leisten können ».
Dans
ces deux après-midi successives (les représentations sont à 15h00 et 15h30
respectivement), les orchestres sont typiques de ce que l’on peut attendre au
Festival de Salzbourg. Les Wiener Philharmoniker pour Don Giovanni sont exceptionnels en tous points, comme ils savent
l’être souvent mais surtout dans ce répertoire et en ce lieu. Tous les pupitres
sonnent incroyablement et se distinguent par des qualités de timbres uniques
des bois, aux vents, aux cordes etc. Les continuos s’insèrent dans l’action
sans l’interrompre, servant les récitatifs avec subtilité sous les doigts du
chef Alain Altinoglu, qui nous offre une interprétation solide avec des élans
romantiques marqués, poussant l’orchestre au-delà d’un Mozart
« d’époque ». Sans atteindre les sommets dans lesquels nous avait
transporté Yannick Nézet-Seguin en 2011, mais en offrant bien plus que
Christophe Eschenbach il y a deux ans lors de la création de cette mise en
scène, il partage cette pleine jouissance de l’instant. Avec le
Mozarteumorchester Salzburg, pour Cosi fan tutte, orchestre dont Mozart est la raison d’être dans sa
ville, l’on touche l’intimité d’une relation étroite entre des musiciens et les
œuvres d’un compositeur qui est le leur. Ottavio Dantone, qui le dirige, rythme finement
l’action et participe pleinement à la comédie, intervenant même dans la mise en
scène, sur un bref échange, très drôle, avec Don Alfonso.
Face
à de tels niveaux d’interprétation, comment ne pas s’abandonner à une totale
jouissance esthétique de l’instant présent, accepter l’idée qu’une représentation
à l’opéra est un moment unique, jamais exactement répétable à
l’identique et donc fermé à toute durabilité, sinon dans le souvenir que l’on
en peut garder. Du séducteur, de Don Giovanni comme de Don Alfonso, l’on peut
effectivement écrire : « Il
ne succombait pas sous la réalité, il n’était pas trop faible pour la supporter,
non il était trop fort ; mais cette force était une maladie. Aussitôt que
la réalité avait perdu son importance comme stimulant il était désarmé, et
c’est en cela que consistait le mal qui existait en lui. Il en était conscient,
même au moment du stimulant, et le mal se trouvait en cette conscience »
(Le journal d’un séducteur, p. 239). Alors, les Donna Anna, Donna Elvira,
Zerlina, Fiordiligi ou Dorabella, et bien,… « Son donne, Ma… son tali, son tali… »
14 août 2016
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