Avant d’être un opéra de Mozart, Le
Mariage de Figaro est avant tout une pièce de théâtre aux ressorts
particulièrement efficaces. Sur le texte de Beaumarchais, qui en faisait la
suite du Barbier de Séville, mis en musique avec le même succès par Rossini un peu plus tard, Mozart
construit l’un des meilleurs opéra de l’histoire du genre. Point de Mère coupable pourtant qui connût de
succès comparable pour compléter la trilogie de Beaumarchais à la scène lyrique. Brûlot révolutionnaire, le texte de Beaumarchais avait mauvaise presse dans la
Vienne de ces années 1780 et il fallait encore passer la censure, il est vrai à
une époque où le Chancelier Kaunitz ne l’exerçait pas avec la même rigueur que plus
tard Metternich. La Révolution française ni les guerres napoléoniennes ne sont encore
entrées dans l’Histoire, bouleversant de manière fondamentale et définitive le
jeu politique du continent européen. Le librettiste de Mozart, Lorenzo Da
Ponte, jugea néanmoins intéressant de remplacer l’un des passages les plus
critiques contre les privilèges de la noblesse par un grand air de Figaro sur
les cocus, autant il est vrai que de ceux-là le monde n’a jamais manqué et
qu’on les retrouve dans toutes les couches sociales. S’il est un domaine où les
privilèges sont inopérants, c’est bien en la matière ! Cocus, le sont-ils
néanmoins vraiment les hommes de la pièce ? Nullement, ils craignent
l’être seulement, sont remplis de préjugés sur le caractère volage des femmes
en général et de leurs épouses en particulier, mais aucun ne peut ici prendre
sa femme en défaut.
Mozart se lance dans ses écoles des amants selon Da Ponte, dont la
trilogie exceptionnelle traitera successivement dans Le Nozze de Figaro puis Don
Giovanni, enfin dans Cosi fan tutte.
Claus Guth avait présenté la sienne à Salzbourg ces dernières années, j’avais
manqué Le Nozze di Figaro. Sven-Eric
Bechtolf termine la sienne ici, je n’ai pas vu Cosi fan tutte. Mettre en scène ces noces peut sembler a priori
facile : il suffit de suivre le texte et la musique. C’est d’ailleurs là
l’immense succès de Mozart que d’avoir parfaitement compris dans ses trois
opéras, la finesse des ressorts théâtraux. Je crois qu’aucun autre
musicien, sinon peut-être Richard Strauss dans ses meilleurs pages, n’a eu la
même compréhension de la dimension théâtrale de l’opéra. Les numéros
s’enchaînent avec une vitesse folle, sans répit, tout se joue et se remet en
cause constamment par l’irruption impromptu de l’ingénu ou par la rouerie
manquée de l’arrogant. Le génie, de Beaumarchais comme de Mozart, est de ne
jamais nous perdre en route. Dans cette première école, l’on est encore clairement
dans la comédie des sentiments, qui se fera plus dramatique dans Don Giovanni, plus grinçante enfin face
au sort de couples mal assortis, comme il en existe tant, dans Cosi fan tutte. Car dans ce premier
volet, les couples ne sont pas mal assortis, ce que l’on voit parfaitement dans
le finale de l’Acte IV où le Comte tente de séduire … sa femme, sous la guise
de Susanne, laquelle ne songe nullement à passer du valet à son seigneur. En ce
sens et comme après elle Zerlina, elle sait garder les pieds sur terre et ne pas
s’en laisser conter.
A Salzbourg, ces Nozze sont à
demeure, puisque la première de cette année, le 28 juillet 2015, représente la
deux cent quarante-cinquième représentation in
loco, après la première du 16 août 1922, sous la direction de Franz Schalk.
Depuis, l’on y a vu des distributions qui ont marqué les mémoires, sous la
baguette de Clemens Krauss et dans une mise en scène de Lothar Walenstein
(1930-1934), Bruno Walter en 1937 avec le Comte de Mariano Stabile et le Figaro
d’Ezio Pinza, le retour de Clemens Krauss en 1942 avec le Comte de Hans Hotter.
En 1948, Karajan y fait ses débuts avec la Comtesse d’Elisabeth Schwartzkopf et
la Susanna d’Irmgard Seefried, le premier Figaro de Giuseppe Taddei. En 1952,
ce fut Georges London qui incarna le Comte. En 1953, Furtwängler dirige là
l’œuvre pour la première fois (Paul Schöffler, Elisabeth Schwartzkopf, Irmgard
Seefried, Erich Kunz et Hilde Güden). 1957, par sa présence au disque
également, marque ma préférence : Karl Böhm y dirige à son meilleurs une
équipe qui ne me semble jamais avoir été approchée. Dietrich Fischer-Diskau y
campe un Compte brutal face à la sûre Comtesse d’Elisabeth Schwartzkopf ;
le couple Figaro-Susanne est interprété par Erich Kunz et Irmgard Seefried et
Christa Ludwig marque Cherubino d’une emprunte indélébile. Karajan y revient en
1972 dans une mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle, qu’il reprend jusqu’en
1980. Haitink en 1991-1992 offrait la très belle direction qui fit le succès de
sa production enregistrée à Glyndebourne. Harnoncourt y dirige une nouvelle
production confiée à Luc Bondy en 1995, puis une autre, pour commémorer le deux
cent cinquantième anniversaire de la naissance du compositeur, en 2006, dans la
fabuleuse mise en scène de Claus Guth, avec le Comte de Bo Skovhus, la Comtesse
de Dorothea Röschmann, le couple Figaro-Susanne assez glamour d’Ildebrando
d’Arcangelo et Anna Netrebko, le superbe Cherubino de Christine Schäfer. Le DVD
en existe, comme des autres Da Ponte de Guth, et ces spectacles prodigieux doivent
être vus. Daniel Harding reprendra la même production en 2007 puis 2009, avec
Gerald Finley, Dorothea Röschmann, Diana Damrau, Luca Pisaroni et Martina
Jankova. Les Wiener Philharmoniker
ont, à quelques exceptions près,
toujours été en fosse.
Avec cette histoire, un livret pareil et une telle partition, il suffirait donc de
laisser faire, de laisser couler naturellement, telle qu’elles sont écrites la
musique et l’action, mais ce n’est évidemment pas si simple, sinon l’on ne
pourrait rater une mise en scène de cet opéra ; et pourtant… L’an passé,
dans son Don Giovanni, Sven-Eric
Bechtolf avait essuyé, le soir de première, quelques sifflets. Sa transposition
dans un hôtel de luxe de l’action libertine, à l’issue de laquelle Don Giovanni
repart triomphant dans un libertinage gagnant, n’avait pas convaincu tout le
monde. Il faut dire également que, les soirs de première, le public du Festival
de Salzbourg aime bien siffler un peu, parfois davantage, et que l’on a connu
des mises en scène qui le méritaient pleinement. Alors les rares sifflets de ce
Don Giovanni de 2014 ne suffisaient
pas à provoquer d’inquiétude pour Le
Nozze di Figaro de 2015. Qu’on se le dise, le spectacle est prodigieux.
Certes, l’on est dans le temps un peu plus proche de nous, l’action étant
recadrée dans les années 1920 pour les costumes, même si le décors reste celui
d’une gentilhommière, une parfaite demeure comtale, que l’on visite en coupes
intelligentes. Le premier acte centre de plain-pied la nouvelle chambre de
Figaro et de Susanne, avec à sa gauche le cabinet du Comte Almaviva et, à sa
droite, le cabinet de toilette de la Comtesse. Au premier étage, un couloir et
la chambre de Suzanne. A l’acte II, l’on se décale sur la droite, le cabinet de
toilette de la Comtesse est toujours là, mais nous centrons sur sa chambre et
la sortie sur le jardin, par laquelle pourra s’échapper Cherubino. Au III, nous
voici dans les communs, à droite le réfectoire pour le personnel, à gauche en dessus la cuisine, en contrebas les celliers, qui servent à couvrir les dessous
de l’affaire. Pour l’Acte IV enfin, l’orangerie, dans laquelle tout se noue et
se termine sur un banquet fêtant les nouveaux mariés et la réconciliation de
leurs patrons comme de leurs parents. L’action trouve ici son prolongement, puisque le public est
invité à rester autour de cette table, de laquelle, un à un, les convives se
détachent pour les saluts finals. Une
grande réussite qui permettait de montrer tous les ressorts de cette folle
journée aux multiples rebondissements. Il y avait dans cette vision de l’œuvre
une sorte d’arrière-goût proustien et la transposition colle à l’époque de la Recherche du temps perdu. L’on y retrouve
par ailleurs le même milieu nobiliaire attaché à ses oripeaux dégénérés, et les
échanges de classes avec une bourgeoisie qui renverse les rôles et des
domestiques plus autonomes. Par contre, on y prend, perd aussi longuement, son
temps, dans ce qui n’est que la représentation d’un monde qui n’est plus
une réalité, depuis longtemps déjà. Alors c'est vrai, longtemps, l'on a pu se coucher de bonne heure. La folle journée de Proust, c’est Sodome et Gomorrhe, qui nous montre
l’envers du décors et les vices cachés d’un libertinage qui a tout appris de
Sade. Chez Mozart, nul temps de s’alanguir au-delà de ce que requiert le strict
respect des unités de temps, de lieu et d’action des règles du
théâtre classique. L’action resserrée d’une décennie en une journée montre tout, accélère
les enchaînements, ne laisse rien passer, ne permet de rien cacher. Ce
Comte-là, dans la vision de Sven-Eric Bechtolf a néanmoins un petit
je-ne-sais-quoi d’un Prince de Guermantes, qui se rêverait Baron de Charlus
sans pourtant oser déroger.
Le décors ainsi posé, encore fallait-il réunir une équipe capable de
soutenir la pièce et c’est chose faite. Luca Pisaroni, qui chante partout Figaro ces
dernières années, vient au Comte Almaviva pour la première fois et c’est une
réussite majeure. Quel Comte ! Jeune, arrogant, sûr de lui mais point de
sa femme, il préfigure le libertinage de Don Giovanni en ne faisant que
l’ébaucher, puisque, somme toute, il ne touche guère à Susanne ni à d’autres.
C’est un homme qui cherche à se rassurer sur sa capacité de séduction, qu’il
souhaite garder longtemps intacte, et c’est là un trait tellement commun. Dans
la répartition classique des rôles, s’il peut se permettre de regarder
soubrettes et domestiques, il ne laisse bien sûr pas la même liberté à son
épouse, qui se voit immédiatement agressée lorsque Cherubino l’approche, même en
en restant à de gauches balbutiements adolescents.
Sa Comtesse, qui est alitée pour sa première apparition et sa
lamentation, Porgi Amor langoureux,
semble déjà ne plus y croire. C’est elle d’ailleurs qui, tout le long de la
soirée, montrera des réticences à le retrouver, ne considérant ses gestes de
rapprochement puis de tendresse sans doute comme trop superficiels. Elle sera
la dernière à rejoindre la table de la fête finale. C’est elle aussi qui
accepte de tremper immédiatement dans la conspiration pour tenter de prendre
son époux en flagrant délit d’adultère. Annette Fritsch y est moins impériale
que d’autres, comme dans sa Donna Anna de l’an passé, que les critiques locales
avaient injustement assassinée. Néanmoins, et là encore comme pour sa Donna
Anna de l’an passé, elle lui donne une touchante figure féminine, sans doute
plus moderne aussi, et sa composition du personnage est d’une grande cohérence.
Elle ne fait pas l’action, reste en retrait et laisse la main à son époux et à
Susanne dans l’ordonnancement de cette folle journée.
Figaro revenait au solide Adam Plachetka, qui le chante un peu partout
avec succès depuis dix ans, de même que Don Giovanni ou Leporello. La carrure,
physique comme vocale, en impose, même au Comte et surtout à la Comtesse, à qui
il fait accepter sans effort son plan au début de l’Acte II, plan dans lequel
il se trouvera également bien pris malgré lui. Bourru face à Susanne, il garde
les manières du serviteur et il y a, certes en un peu plus distingué tout de
même, du Leporello dans sa tenue. Ses grands airs sont parfaitement maîtrisés
et il leur donne une teinte grave, sombre, là encore en se rapprochant d’un Don
Giovanni dont il se fait le miroir vocal, cherchant ce soir à garder sa femme
là où ailleurs il tenterait avec le même aplomb de forcer celle des autres. Il
se promène avec aisance dans cette folle journée dont il est le pivot.
Sa Susanne revenait à la suissesse Martina Jankova, elle aussi rompue
aux rôles mozartiens. Elle a chanté à Salzbourg ces dernières années Papagena,
Cherubino ou Despina, et débute ce soir en Suzanne. Elle y est moins fraîche
que la Comtesse, plus âgée aussi. Elle a moins tendance à la bouderie
également, tient sans faille à son Figaro. Elle prend le risque de s’en jouer
avec plus de liberté que la Comtesse face à son mari, car elle ne doute pas, ni
de lui ne de son amour pour lui. Finalement, dans le complément qu’elle apporte
à la Comtesse, elle montre que ce sont les hommes qui sont surtout tournés en
ridicule par Mozart et que les femmes tiennent en définitive la maison et,
partant, la structure de base de la société.
Margarita Gritskova incarnait un excellent Cherubino, marquant le rôle
de son timbre grave, très garçon, elle fixe déjà sérieusement le caractère
masculin de cet adolescents aux sens en émoi, plus que d’autres voix féminines
qui, c’est aussi le sens du caractère travesti de ce rôle, le maintiennent
usuellement dans une androgynie qui se voudrait plus troublante. Pourtant, en
marquant une masculinité déjà plus affirmée, elle donne plus de corps à ce rôle
en lui ajoutant une once de maturité, prend toute sa place dans la trame de la
journée, est plus apte à émouvoir la Comtesse et inquiéter le Comte. A ce jeu,
ce Cherubino-là en vient également – et c’est là une touche intéressante de la
mise en scène qui complète le tableau, à émouvoir Don Basilio, jeune et
excellent Paul Schweinester, qui brûle les planches cette années dans ses
débuts successifs à Covent Garden en Brighella (Ariadne auf Naxos de Richard Strauss) ou en Pedrillo, qu’il donne
avec Yannick Nézet-Séguin à Baden-Baden. Faire de cette figure masculine de la
pièce, la seule (avec le trop secondaire jardinier de Don Curzio), qui ne soit
reliée à aucune femme, un rôle homosexuel est intéressant et rajoute un peu de
cet esprit proustien que je soulevais plus haut. La mise en scène le fait
clairement mais avec finesse, sans en rajouter, ce qui ne fait pas tomber ce
maître de musique (et l’on sait la place majeure de la musique dans l’œuvre de
Proust) dans le cliché. Le Non so piu
du Chérubin n’en prend que plus de profondeur.
Les parents retrouvés de Figaro ont l’âge de leurs rôles respectifs et
Anne Murray (qui a débuté ici en 1981 (Annette Fritsch et Margarita Gritskova
n’étaient pas encore nées), est une Marcellina d’expérience, même si la voix
accuse une certaine usure, compensée par une expérience du jeu et de la scène.
Elle est cette mère coupable dont on ne sait pas encore les raisons de
l’abandon de son Figaro à peine né. Son Don Bartolo (Carlos Chausson) évolue
dans le même registre et il pourrait presque reculer avec elle d’une génération,
s’ils ne nous rappelaient pas que l’âge se portait nettement moins bien à la
fin du XVIIIème siècle, où l’on était irrémédiablement vieux la
quarantaine passée.
Restent un orchestre, le Philharmonique de Vienne, extraordinaire comme
toujours dans les fosses slazbourgeoises, et un chef, Dan Ettinger, qui débute
ici avec un succès retentissant. Le chef israélien a commencé comme pianiste et
remporté également des prix dans des concours internationaux de chant en
interprétant notamment le Comte, a dirigé dès 1999 l’Opéra de Tel Aviv, avant
d’être, entre 2003 et 2009, l’assistant de Daniel Barenboïm au Staatsoper de
Berlin. Il connaît tous les enjeux de la partition et assure également les
continuos au pianoforte. Sa direction est vive et fouillée, rafraichissante et
d’une grande précision ; elle prend toute sa part dans l’immense réussite
de la soirée.
1er août 2015
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