Edward Rushton est un compositeur britannique, né en 1972, établi à
Zurich, à qui les concerts Migros ont passé commande d’une œuvre pour leur
soixante-sixième saison. I nearly went
there est présentée dans le programme de la soirée comme une réflexion sur
la Cinquième Symphonie de Gustav Mahler, qui
composera la seconde partie du concert du London Symphony Orchestra,
sous la baguette de Daniel Harding, en ce 30 mai 2015 au Victoria Hall de
Genève. Le compositeur y déclare être fasciné par la clarté du regard de Mahler
et la transparence de sa sonorité orchestrale, qui lui permet d’observer à la
loupte tous les événements. Le point de départ du compositeur serait, esquissé
dans le sens d’une hypothèse de travail, cette fameuse anecdote selon laquelle
Mahler aurait réduit les excès de percussions dans la Cinquième Symphonie à la
demande d’Alma, qu’il venait d’épouser. Ne serait-ce pas là un défi attractif
que de rétablir cet excès de percussions (pour autant qu’il ait jamais existé),
en quelque sorte comme action de sauvetage de l’art victime de compromis
conjugaux ? Telle serait le point de départ de la réflexion du
compositeur, qui aurait ensuite relégué cette idée au second rang, la question
de savoir si une œuvre nécessite ou non l’apport de percussions n’étant finalement
selon lui pas décisive. « Au lieu de
quoi, la recherche d’une sonorité orchestrale chargée d’intensité psychologique
m’a mené, dit-il, vers une autre
particularité – plus importante à mon sens – de la Cinquième Symphonie de Mahler : le manque de clarté
tonale, symbolisé par les tonalités de départ et d’arrivée, soit ut dièse
mineur et ré majeur ». Le programme de la soirée analyse que, du point
de vue des contemporains de Mahler, il eut été difficile de faire abstraction
d’une tonalité principale et que, même avec le recul d’un siècle depuis la
création d’une œuvre qui s’est largement inscrite au répertoire et demeure
l’une des plus jouées du compositeur, il demeure malaisé de percevoir l’unité
symphonique de ces cinq mouvements très différents, sinon divergents. Ainsi,
Edward Rushton se serait situé à ce point précis de la tension accumulée entre
les tonalité de début et de fin de la partition de Mahler, tristesse de la marche
initiale d’une part, joie du rondo final à l’opposé. I nearly went there poursuivrait dès lors un but de compression et
de simultanéité, pour répondre à la question de savoir ce qui serait réalisable
dans l’espace du demi-ton séparant le do dièse mineur du ré majeur. « Tout comme chez Mahler, explique-t-il, une phase de détente, une zone de calme
émotionnelle (sic – j’aurais personnellement laissé l’émotionnel au calme
plutôt qu’à la zone) est aussi chose
possible. En fin de compte, ce sont les puissances divergentes qui pennent le
dessus ». Le programme du soir conclut la présentation de cette
création sur ces derniers mots du compositeur : « Cette musique n’a rien d’un réconfort,
malgré le passage du mineur au majeur, malgré la dissolution de la tonalité
initiale de do dièse dans celle de ré. C’est de cet état précaire que parle I
nearly went there ».
Sur sa page Facebook[1],
le compositeur met en exergue ce qu’il présente comme « One reviewer
understood my piece! », en lien avec
une critique de Colin Anderson parue sur www.classicalsource.com. Le critique y mentionne ainsi que la pièce de Rushton serait
son impression de l’impression qu’Alma ressenti à la création de la Cinquième
Symphonie de Mahler. Colin Anderson poursuit en ces termes : « Maybe what follows will raise a Rushton
eyebrow in terms of my reaction, although
he should be immediately consoled that I liked it hugely. The ten-minute I
nearly went, there opens in brazen and gaudy style, the rhythms gawky, the pace
wild, the music full of exciting incident, not least for bassoons in their
highest register. It’s something of a cartoon-strip (I thought of
Shostakovich’s opera The Nose and, later, Erik Satie’s Parade). If I say
‘bizarre’ it is meant as praise, so too the satisfying complexity that reminds
of Berg. The music has plenty of everything (not just the afore-mentioned
references), and also the capability to beguile and be enigmatic, and is
handled in a highly individual and virtuoso way. In short, in this incisive and
pulsating account, I nearly went, there made a terrific impression. Sadly it
wasn’t recorded, but I really want to hear it again »[2].
Pour mieux cerner le
compositeur et son œuvre, restons sur sa page pour faire mention de ce qu’il
qualifie de « Hilarious review of
premiere of recent piece "I nearly went, there" », en lien
avec la critique d’Irène Hubschmid, qui eut, sans doute avec les meilleurs
intentions, le toupet de s’exprimer en ces quelques lignes : « Der Auftakt von Edward Rushtons Uraufführung
war gewaltig, furios, keineswegs harmoniereich. Das zahlenmässig grosse, im
Jahre 1904 gegründete sehr routinierte Orchester spielte fulminant. Der
begeisternd auf die Konzertbühne springende Edward Rushton zeigte sich
zufrieden mit der Interpretation seiner zeitgenössischen melodielosen
Komposition, man hörte keine Klangharmonien. Er
liess sich von Mahler inspirieren. Nur hat es bei Mahler eben Harmonien »[3].
Qu’il est confortable de venir après les déclarations
publiques du compositeur, qui éclaire ce qu’il convient de penser de son œuvre
selon lui, distribuant les bons et mauvais points aux commentateurs. Certes,
les conflits entre compositeurs et les critiques ne sont pas nouveaux et ce que
disait Eduard Hanslick de la musique de Gustav Mahler peut aussi aujourd’hui,
passer pour hilarant, sinon ridicule parfois, quoique… Chacun a évidemment sa
perception d’une œuvre, laquelle peut évoluer avec le temps et les
interprétations auxquelles il peut être confronté. Si l’on peut aujourd'hui se
targuer d’avoir un avis autorisé sur la Cinquième Symphonie de Mahler, grâce
aux multiples commentaires en tout genre qui accompagnent l’œuvre depuis sa
création en 1905, la confrontation à la création désarme par la nouveauté. Exprimer
un jugement définitif à la première écoute, surtout lorsque celle-ci ne
s’accompagne pas d’une analyse de la partition (pour ceux qui seraient en
mesure de mener pareille analyse), c’est se hasarder dans l’inconnu. Il n’en
demeure pas moins que, c’est l’évidence même, celui qui compose l’œuvre n’en
aura jamais la même perception que celui qui la joue ou que celui qui l’écoute.
L’œuvre d’Edward Rushton, en ce qu’elle porte sur sa perception d’un élément
central de la Cinquième Symphonie de Gustav Mahler, sert en toute hypothèse
d’introduction intelligente et permet de rappeler le caractère novateur un peu
émoussé d’une œuvre qui s’est inscrite au répertoire, un peu plus de cent dix
ans après sa création.
Cette Cinquième Symphonie de Mahler qui suivait, après le
bel mais un peu sage intermède que constituait le Concerto pour violon et orchestre en mi mineur,
opus 64, de Felix Mendelssohn Bartholdy sous l’archet très propre de Janine Jansen,
venait comme la pièce de résistance de la soirée. La direction de Daniel
Harding y était très attendue et a été très applaudie. Elle ne se
tourne jamais vers les excès que peut appeler cette partition ni ne cherche à résoudre d'éventuels conflits conjugaux. Le premier
mouvement, Trauermarsch, est ainsi
noté In gemessenem Schritt. Streng, wie
ein Kondukt et Harding y trouve toute la mesure propre à apporter à ce cortège
funèbre la tenue qui convient. Dans le deuxième mouvement, Stürmisch bewegt, avant la mention très explicite Mit grösster Vehemenz, Daniel Harding
contrôle les éléments, ne lâche pas la bride à une véhémence que certains
auraient souhaité entendre, trouvant dans la direction du chef une battue ici
trop lente et manquant de ce mouvement tempétueux que la partition appelle. Il
y avait cependant dans la retenue choisie nul refus de la véhémence mouvementée
de ces pages ni même, à les entendre couver sous la cendre, la volonté d’en
contenir les éruptions les plus dévastatrices, mais l'expression d'une profonde musicalité dans une interprétation dont les accents ne sont pas sans rappeler ceux d'un Ivan Fischer à Budapest. La baguette polit finement le marbre resplendissant des pages mahlériennes, matière rare, lourde, fragile et précieuse que seuls les meilleurs maîtres savent travailler. L’Adagietto nous emmenait mourir à Venise et trouvait une quiétude
plus grande encore à succéder à la véhémence contrôlée offerte par le chef. Le Rondo-Finale – Allegro giocoso terminait
la soirée sur une note qui retrouvait une joie contenue, que Daniel Harding,
trop conscient de cet état précaire d’un monde peint par Gustav Mahler, ne pouvait laisser s’épancher totalement. La
parfaite maîtrise qu’il offre de la partition comme la clarté de son analyse
portent la sonorité orchestrale à une grande transparence et nous ramènent à une
chanson de Pétrarque dans laquelle Amour le conduit entre de beaux et cruels
bras, qui le torturent sans raison, son martyre redoublant s’il s’en plaint.
C’est, entre la tristesse de la marche funèbre initiale et la joie du Rondo
final, tout un monde d’amour qui peut exister dans l’espace d’un demi-ton, de
Pétrarque pour Laure ou de Gustav pour Alma, et la beauté de la direction de
Daniel Harding nous permet de conclure en persistant dans nos espérances :
« je ne puis rien emporter par mon
génie du beau diamant dont est formé son cœur si dur ; le reste est d’un
marbre qui se meut et respire ».
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