Il est souvent surprenant, lorsque l’on fréquente de manière assidue les
salles de concerts et les programmes classiques, de voir à quel point des
compositeurs essentiels demeurent non seulement peu joués, mais pour
l’essentiel inconnu des spectateurs. Il suffit en effet, à Genève en l’espèce,
mais plus généralement ailleurs, le plus souvent, aussi, de programmer un
compositeur vivant pour susciter la méfiance sinon la désertion d’une partie du
public. Pourtant, avec les moyens dont chacun peut disposer aujourd’hui, rien
ne serait plus aisé que de prendre quelques minutes pour se renseigner sur
l’œuvre que l’on vient entendre, l’écouter à l’avance si on ne la connaît pas
encore pour s’en faire une première idée, et briser les barrières de
l’ignorance. L’on peut aussi se laisser guider par les plaisirs de la
découverte en venant dans la salle de concert l’oreille sauve mais ouverte.
John Adams était au programme de la seconde partie du septième concert
de la série d’abonnement Symphonie de l’OSR, le 29 avril 2015, dans ses Harmonielehere. Le compositeur américain, né en 1947, ne devrait
plus être un inconnu, du fait d’une carrière déjà prestigieuse, qui compte
notamment des opéras qui ont attiré l’attention mondiale, Nixon in China et The Death
of Klinghofer, pour ne citer que deux œuvres parmi de très nombreuses
autres dans tous les genres. Celle donnée ce soir date de la première période
du compositeur (1984-1985) et a permis d’asseoir la réputation de John Adams en
tant que compositeur très accessible au grand public. Pourtant, l’on remarquait
clairement que la salle s’était vidée à l’entracte, après Siegfried-Idyll de Richard Wagner et le Concerto pour violon de
Sibelius, donné par Leonidas Kavakos.
Dans cette œuvre luxuriante, l’OSR se révèle en grande forme et rappelle
l’importance de la musique contemporaine et de la création dans son histoire
bientôt centenaire, comme le regret de ne pas voir davantage ce genre de
programmation proposée. John Adams s’y montre dans une nouvelle phase
d’inspiration, les trois mouvements de l’œuvre, Premier mouvement, The
Anfortas Wound et Meister Eckhardt
and Quackie, représentent ses sentiments au cours de la composition, qu’il
présente comme la libération, le malaise spirituel et la grâce. Le titre reprend
celui du traité qu’Arnold Schoenberg publiait en 1911 amis Adams qualifie la
musique dodécaphonique ou sérielle et en particulier celle de Schoenberg, de
laide. L’œuvre d’Adams n’est pas une parodie ni même une critique de l’écriture
de Schoenberg, mais davantage une référence à la première période du compositeur allemand, celle d’avant la musique dodécaphonique, qui se réclame
aussi des compositeurs romantiques tardifs. Elle représente ainsi cet équilibre
que le compositeur présente comme extrêmement délicat, entre passé et futur,
qui explique selon lui que sa musique trouve régulièrement l’accueil du public.
Le premier mouvement sans titre particulier est très minimaliste, en
forme d’arche, il commence et finit par la répétition d’accords en mode mineur,
qui fait fonction de leitmotiv constant. Au milieu coule une Sehnsucht toute germanique, longue
cantilène au violoncelle, qui ancre la création du compositeur américain dans
une référence à cette forme d’émotion qui donna au romantisme allemand son caractère
particulier. Si la blessure d’Amfortas vient ensuite symboliser le malaise
spirituel du compositeur, c’est davantage les ombres de Mahler et de Sibelius
que l’on repère dans l’écriture, qui forme un paysage musical central. C’est
l’Amfortas du psychiatre suisse Carl Gustav Jung et non celui du Parsifal de Wagner, qui guide John Adams.
Dans le contexte des analyses du fondateur de la psychiatrie analytique, la
blessure inguérissable du roi malheureux représente la maladie de l’âme humaine
dans tout ce qu’elle a d’impuissant et de dépressif, cette psychologie des
profondeurs qui sonde l’inconscient, qu’Adams traduit par un solo élégiaque de
la trompette qui flotte sur une texture délicate d’harmonies en constante
évolution dans son parcours d’un bloc orchestral à l’autre. La tension musicale
ne se résoudra pas et Adams ne propose pas de refermer la blessure ni de
résoudre le malaise spirituel. Dans le troisième mouvement, les éléments
minimalistes reprennent le dessus. Meister
Eckhardt and Quackie part d’un rêve du compositeur, qui voyait sa fille,
surnommée Quackie, voyageant dans l’espace juchée sur les épaules du grand
mystique médiéval. L’on reste ici proche de Jung non seulement dans l’analyse
du rêve mais surtout dans ce mélange d’éléments personnels et de mythes ou
symboles universels qui fonde le psychisme d’un individu selon Jung. Ce
troisième mouvement est une berceuse, dans un premier temps d’une grande
tendresse, qui s’accélère et s’étoffe pour déboucher sur de magnifiques vagues
harmoniques dans les cuivres et les percussions. Eckhart traite le même
problème que Dante. Il s’adresse au vulgaire pour articuler théologiquement et
philosophiquement les deux fins de l’homme, la félicité obtenue ici-bas et la
béatitude promise aux justes dans la patrie céleste. Si l’originalité de Maître
Eckhart (1260-1328) est de lancer la possibilité d’une vie bienheureuse acquise
déjà sur cette terre, celle de John Adams est d’y trouver les profondeurs de
la grâce qui, sur une pédale de mi mineure, va refermer résoudre le malaise
spirituel sans forcément refermer la blessure d’Amfortas.
L’OSR, magnifiquement dirigé par le Néerlandais Markus Stenz sonnait idéalement
dans ces pages américaines tournées vers les harmonies de soi et appelle une
programmation plus régulière de ce répertoire.
Le Concerto pour violon de Sibelius, que Leonidas Kavakos tourne sur
toutes les scènes du monde en cette année qui fête le 150ème
anniversaire de la naissance du compositeur, servait d’excellente introduction
aux études d’harmonie de John Adams, surtout que l’archet de Kavakos reste
superlatif, quelque soit l’orchestre et le chef qui l’accompagnent. Certes, cet
accompagnement n’a pas la luxuriance de celui entendu à Berlin sous la baguette
de Sir Simon Rattle quelques mois plus tôt, dans ce cycle de Sibelius qui fera
sans doute date, mais Markus Stenz tire l’OSR dans de belles sonorités et
trouve surtout dans le mouvement central, des profondeurs de sons remarquables,
qui renouvelle les échanges entre le soliste et l’orchestre, qui, dans une
excellente écoute mutuelle, balaye tout impression de déjà vu.
La Siegfried-Idyll qui ouvrait
le programme manquait sans doute un peu de ce caractère élégiaque qui devait
réveiller en douceur Cosima en ce jour de Noël 1870 et qui rappelle que Wagner
ne fut jamais totalement satisfait de la version symphonique de sa partition,
aux cordes redoublées, qui dénature sans doute la caractère très personnel
qu’il donnait à ces pages écrites pour seulement treize instruments. La beauté
de l’instant passe sans s’attarder, là où peut-être une ouverture de Parsifal eût mieux – mais plus
difficilement – servi les études d’harmonies de la soirée.
2 juin 2015
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