vendredi 24 juillet 2015

CELA PEUT-IL APPORTER LA PAIX ?


Les ouvertures spirituelles du Festival de Salzbourg ne sont pas seulement ouverture en sens programmatique du terme, en tant que premiers concerts donnés chaque année au début du festival. Elles sont aussi ouverture d’esprit, vers les plus larges horizons musicaux et spirituels possibles. Telle est la Missa Solemnis de Beethoven, qui pourrait trouver sa place, dans une approche liturgique, dans la très belle Kollegienkirche, récemment rénovée et où l’on donne depuis l’an passé d’autres concerts de cette ouverture spirituelle, notamment l’Offrande musicale de Jean-Sébastien Bach, le lendemain soir. Nikolaus Harnoncourt en a cependant décidé autrement, inscrivant cette œuvre dans le siècle et dans la salle du Grosses Festspielhaus, ce 22 juillet 2015.
Il est vrai qu’avec cette Missa Solemnis, l’on est dans les dernières œuvres de Beethoven, opus 123, dont la composition se déroule essentiellement durant les années 1819 – 1822. La composition est ainsi contemporaine des trois dernières sonates pour piano ou des Bagatelles op. 119 notamment. C’est le 7 avril 1824 qu’elle a été crée, loin de Vienne, dans la salle de la Société philharmonique de Saint-Pétersbourg, lors d’un concert donné par le Prince Galitzine. Cette messe, d’une ampleur alors sans précédent, avait bien, dans l’esprit de Beethoven un caractère liturgique. Elle suit le plan liturgique habituel et vient de l’initiative personnelle de Beethoven, qui souhaitait avec elle prendre part aux cérémonies d’intronisation de l’Archiduc Rodolphe comme archevêque d’Olmütz, en mars 1820. Achevée bien trop tard pour servir ainsi qu’il l’escomptait, elle n’en demeure pas moins peu orthodoxe, en ce sens qu’elle bouscule, par sa dimension globale, mais aussi par l’écriture de chacun de ses mouvements, tout ce que connaissait alors la liturgie chrétienne. Guidé par les qualités qu’il prêtait à l’archevêque, qui embrasse selon lui avec une telle plénitude l’amour de l’humanité pour en faire un guide temporel et spirituel, Beethoven porte aussi, à travers des termes de circonstance pour un haut prélat dont il attendait également une récompense temporelle, un idéal d’humanité, le même que dans d’autres œuvres et notamment Fidelio, avec lequel nous terminerons notre séjour salzbourgeois cette année, le 4 août 2015. En orientant les différents moments de la messe vers des drames de l’âme, Beethoven dit son espérance dans la délivrance de l’humanité. Les différents moments liturgiques deviennent autant de scènes dans lesquelles la musique devait conférer et constituer en elle-même une dimension émotionnelle et spirituelle, plus un oratorio à la Haendel qu’une messe, comme on pourra voir Fidelio également comme plus proche d’un oratorio que d’un opéra. Comme le relève Elisabeth Brisson dans son Guide de la musique de Beethoven : « Il voulait donc faire comprendre aux auditeurs et aux interprètes ce qu’il en était de la condition humaine (la nature de l’homme, ses angoisses, ses joies, ses attentes, sa combativité etc.) ainsi que des facultés créatrices de l’homme » (Fayard, p. 743).
Il y a dans ces pages, aujourd’hui encore et sans doute surtout lorsque Nikolaus Harnoncourt les dirige, une haute conscience de la portée spirituelle et par là également politique de la pensée de Beethoven, puisque la liberté spirituelle est pensée comme fondement d’une société digne de l’homme, à une époque où la censure interdisait encore de donner des messes en concert public. En tournant le dos à une représentation dans le chœur d’une église pour un concert public dans une salle profane, Harnoncourt poursuit l’œuvre de Beethoven. Il fallait de l’audace à Beethoven, moins sans doute aujourd’hui à Harnoncourt, pour changer ainsi la destination liturgique de la messe, en faire un grand moment de musique profane. La dimension spirituelle d’une œuvre n’est ainsi pas limitée à une approche liturgique et l’esprit de l’humanité, dans un siècle des Lumières habité par Beethoven, avait vocation à quitter les cloîtres pour de plus larges espaces. Ainsi, dans le Credo, les voix s’attardent-elles bien davantage sur le mot « credo » que sur « catholicam », à peine évoqué. Le sentiments religieux chez Beethoven n’est ainsi pas limité mais cherche à faire partager à l’humanité une dimension transcendantale qui ne soit pas liée à une forme quelconque de liturgie. Comme les Variations Diabelli, cette grande messe est une œuvre entièrement nouvelle qui s’inspire des anciens et s’inscrit dans un héritage pour le dépasser, afin d’aider l’homme à toujours se connaître mieux grâce au développement de ses modes d’expression spécifiques. Comme le relevait Hoffman dans un article de l’Allgemeine musikalische Zeitung en 1814, « aucun art, plus que la musique, ne jaillit si purement des profondeurs spirituelles de l’homme, aucun ne demande des moyens plus exclusivement intellectuels, plus éthérés. Les sons traduisent distinctement la prescience des forces sublimes et saintes, de l’Esprit qui fait jallir l’étincelle de la vie dans la nature entière ; la musique, le chant, expriment ainsi la plénitude suprême de l’existence, elle et hymne au Créateur » (cité par Elisabeth Brisson, op. cit., p. 745). Harnoncourt aurait très certainement pu partager la suite des remarques de Hoffmann, surtout lorsqu'il évoque la musique qui répand ses trésors sur l’humanité, illumine la vie, langue des esprits de la plus haute spiritualité : « l’accord exprime l’amour, l’harmonie de tout ce qui dans la nature est esprit ». Harnoncourt ne publiait-il pas lui-même un ouvrage de dialogues sous le titre bien évocateur ici de « Töne sind höhere Worte » ? Harnoncourt entend le message beethovénien et comme lui pose le pouvoir créateur de l’homme face à celui de la divinité. L’homme se présente lui-même comme capable de donner aussi un accès à une forme de transcendance, par la musique quil compose ou interprète. Si Dieu n’est plus aujourd’hui une si solide forteresse que Luther décrivait au début du XVIème siècle, l’esprit de l’homme ne cesse de ressentir le besoin de se ressourcer dans une musique qui le porte et lui apporte un supplément d’âme.
Dans cette Missa Solemnis, outre le fait que Beethoven désacralise la messe en la sortant d’une dimension purement liturgique, il la modernise encore par l’écriture qu’il adopte, faite de mélange des genres presque hérétique à l’époque (on penserait presque à rapprocher sur ce point le grand œuvre beethovénien de Mass, écrite par Léonard Bernstein pour inaugurer le mémorial dédié à John Kennedy au début des années 1960 et qui fit scandale en Amérique). Ainsi, l’on retrouve plusieurs types d’écriture, polyphonique, choral, contrapuntique, harmonique, comme plusieurs styles, religieux catholique et protestant, dramatique ou symphonique, chez Beethoven comme plus tard chez Bernstein, dans un autre style certes, mais dans une démarche au fond pas si différente à un siècle et demi de distance.
Une fois les musiciens du Concentus Musicus Wien et les chanteurs du Chœur Arnold Schönberg installés sur la grande scène du Grosses Festspielhaus, entrent les solistes Laura Aikin, Elisabeth Kulman, Johannes Chum et Ruben Drole, qui viennent se placer au premier rang du chœur, derrière l’orchestre. Tout au long de l’œuvre, ils formeront un ensemble remarquablement équilibré. Entre alors le chef que l’on découvre affaibli, maigri, marchant avec difficulté en s’aidant de béquilles, qui vient lentement, avec cette lenteur à laquelle la vieillesse et le si beau chemin parcouru donnent une grandeur certaine sous les applaudissement de la foule. Une fois au pupitre, debout, le chef n’a plus besoin d’autre soutien que la musique, celle qu’il a glorifié toute sa vie, notamment avec la création de cet ensemble qui participa au renouveau des interprétations et dont nombre de musiciens portent aussi le poids du temps avec toute la légèreté de l’artiste inspiré. Sur instruments anciens, la musique de Beethoven sonne presque plus moderne encore, en créant des équilibres plus sobres auquel le chef est si attaché. Nul romantisme ici, pas d’effet inutile. La musique et rien que la musique de Beethoven, qui n’a pas à être autrement mise en avant que dans l’éthique d’une approche hautement musicale. On sent Harnoncourt porté par chaque mouvement, même s’il a besoin de longues pauses entre chacun d’eux, on sent l’épuisement du corps qui laisse l’esprit intact, la passion que rien ne peut émousser. On sent presque une dimension crépusculaire, testamentaire, comme si c’était ce soir là l’un ders derniers concerts d’un homme qui a tant donné à un art que l’humanité en sort grandie d’une simplicité qui n’est que l’écoute de la musique, esprit si pur et si riche. Une salle debout qui l’applaudit longuement à la fin rend hommage à l’homme dans sa dimension toute beethovénienne. Oui, cela peut apporter la paix que d’entendre ainsi Harnoncourt porter la musique de Beethoven au plus haut point, et l’on peut terminer ici sur l’entretien qui figure dans le programme de la soirée sous le titre : « Die Frage ist : Kann es überhaupt Frieden geben ? » : « Beethoven sagt nicht ‘Danke !’. sondern ‘Gib !’. Das ist in der Missa Solemnis besonders aufregend. Für mich beinhaltet das die Frage : Kann es überhaupt Frieden geben ? Und ich sehe das psychologisch. Sicher die napoleonischen Kriege sitzen den Menschen dieser Zeit noch in allen Knochen, und da sieht man in der Musik vielleicht auch eine brennende Stadt. Aber das Schlachttengemälde schildert viel mehr den Konflikt im Inneren des Menschen. Es ist eine Bitte um ‘den inneren und äusseren Frieden’, wie Beethoven selbst schreibt. Und es kommt mir viel plausibler vor, dass der innere Konflikt das eigentliche Drama ist.  Das Innere ist wichtiger als das Äussere. Das ist doch für jeden einzelnen Menschen so ! » (p. 12 du programme de la soirée).
24 juillet 2015


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.