Les ouvertures spirituelles du Festival de Salzbourg ne sont pas
seulement ouverture en sens programmatique du terme, en tant que premiers
concerts donnés chaque année au début du festival. Elles sont aussi ouverture
d’esprit, vers les plus larges horizons musicaux et spirituels possibles. Telle
est la Missa Solemnis de Beethoven,
qui pourrait trouver sa place, dans une approche liturgique, dans la très belle
Kollegienkirche, récemment rénovée et où l’on donne depuis l’an passé d’autres
concerts de cette ouverture spirituelle, notamment l’Offrande musicale de
Jean-Sébastien Bach, le lendemain soir. Nikolaus Harnoncourt en a cependant
décidé autrement, inscrivant cette œuvre dans le siècle et dans la salle du
Grosses Festspielhaus, ce 22 juillet 2015.
Il est vrai qu’avec cette Missa
Solemnis, l’on est dans les dernières œuvres de Beethoven, opus 123, dont
la composition se déroule essentiellement durant les années 1819 – 1822. La composition
est ainsi contemporaine des trois dernières sonates pour piano ou des Bagatelles op. 119 notamment. C’est le 7
avril 1824 qu’elle a été crée, loin de Vienne, dans la salle de la Société
philharmonique de Saint-Pétersbourg, lors d’un concert donné par le Prince
Galitzine. Cette messe, d’une ampleur alors sans précédent, avait bien, dans
l’esprit de Beethoven un caractère liturgique. Elle suit le plan liturgique
habituel et vient de l’initiative personnelle de Beethoven, qui souhaitait avec
elle prendre part aux cérémonies d’intronisation de l’Archiduc Rodolphe comme
archevêque d’Olmütz, en mars 1820. Achevée bien trop tard pour servir ainsi
qu’il l’escomptait, elle n’en demeure pas moins peu orthodoxe, en ce sens
qu’elle bouscule, par sa dimension globale, mais aussi par l’écriture de chacun
de ses mouvements, tout ce que connaissait alors la liturgie chrétienne. Guidé
par les qualités qu’il prêtait à l’archevêque, qui embrasse selon lui avec une
telle plénitude l’amour de l’humanité pour en faire un guide temporel et
spirituel, Beethoven porte aussi, à travers des termes de circonstance pour un
haut prélat dont il attendait également une récompense temporelle, un idéal d’humanité,
le même que dans d’autres œuvres et notamment Fidelio, avec lequel nous terminerons notre séjour salzbourgeois
cette année, le 4 août 2015. En orientant les différents moments de la messe
vers des drames de l’âme, Beethoven dit son espérance dans la délivrance de
l’humanité. Les différents moments liturgiques deviennent autant de scènes dans
lesquelles la musique devait conférer et constituer en elle-même une dimension
émotionnelle et spirituelle, plus un oratorio à la Haendel qu’une messe, comme
on pourra voir Fidelio également
comme plus proche d’un oratorio que d’un opéra. Comme le relève Elisabeth
Brisson dans son Guide de la musique de Beethoven : « Il voulait donc faire comprendre aux
auditeurs et aux interprètes ce qu’il en était de la condition humaine (la
nature de l’homme, ses angoisses, ses joies, ses attentes, sa combativité etc.)
ainsi que des facultés créatrices de l’homme » (Fayard, p. 743).
Il y a dans ces pages, aujourd’hui encore et sans doute surtout lorsque
Nikolaus Harnoncourt les dirige, une haute conscience de la portée spirituelle
et par là également politique de la pensée de Beethoven, puisque la liberté
spirituelle est pensée comme fondement d’une société digne de l’homme, à une
époque où la censure interdisait encore de donner des messes en concert public.
En tournant le dos à une représentation dans le chœur d’une église pour un
concert public dans une salle profane, Harnoncourt poursuit l’œuvre de
Beethoven. Il fallait de l’audace à Beethoven, moins sans doute aujourd’hui à
Harnoncourt, pour changer ainsi la destination liturgique de la messe, en faire
un grand moment de musique profane. La dimension spirituelle d’une œuvre n’est
ainsi pas limitée à une approche liturgique et l’esprit de l’humanité, dans un
siècle des Lumières habité par Beethoven, avait vocation à quitter les cloîtres
pour de plus larges espaces. Ainsi, dans le Credo,
les voix s’attardent-elles bien davantage sur le mot « credo » que sur « catholicam », à peine évoqué. Le
sentiments religieux chez Beethoven n’est ainsi pas limité mais cherche à faire
partager à l’humanité une dimension transcendantale qui ne soit pas liée à une
forme quelconque de liturgie. Comme les Variations
Diabelli, cette grande messe est une œuvre entièrement nouvelle qui
s’inspire des anciens et s’inscrit dans un héritage pour le dépasser, afin
d’aider l’homme à toujours se connaître mieux grâce au développement de ses
modes d’expression spécifiques. Comme le relevait Hoffman dans un article de l’Allgemeine musikalische Zeitung en 1814,
« aucun art, plus que la musique, ne
jaillit si purement des profondeurs spirituelles de l’homme, aucun ne demande
des moyens plus exclusivement intellectuels, plus éthérés. Les sons traduisent
distinctement la prescience des forces sublimes et saintes, de l’Esprit qui
fait jallir l’étincelle de la vie dans la nature entière ; la musique, le
chant, expriment ainsi la plénitude suprême de l’existence, elle et hymne au
Créateur » (cité par Elisabeth Brisson, op. cit., p. 745). Harnoncourt aurait très certainement pu partager
la suite des remarques de Hoffmann, surtout lorsqu'il évoque la musique qui
répand ses trésors sur l’humanité, illumine la vie, langue des esprits de la
plus haute spiritualité : « l’accord
exprime l’amour, l’harmonie de tout ce qui dans la nature est esprit ».
Harnoncourt ne publiait-il pas lui-même un ouvrage de dialogues sous le titre
bien évocateur ici de « Töne sind
höhere Worte » ? Harnoncourt entend le message beethovénien et
comme lui pose le pouvoir créateur de l’homme face à celui de la divinité.
L’homme se présente lui-même comme capable de donner aussi un accès à une forme
de transcendance, par la musique quil compose ou interprète. Si Dieu n’est plus
aujourd’hui une si solide forteresse que Luther décrivait au début du XVIème
siècle, l’esprit de l’homme ne cesse de ressentir le besoin de se ressourcer dans
une musique qui le porte et lui apporte un supplément d’âme.
Dans cette Missa Solemnis, outre
le fait que Beethoven désacralise la messe en la sortant d’une dimension
purement liturgique, il la modernise encore par l’écriture qu’il adopte, faite
de mélange des genres presque hérétique à l’époque (on penserait presque à
rapprocher sur ce point le grand œuvre beethovénien de Mass, écrite par Léonard Bernstein pour inaugurer le mémorial dédié
à John Kennedy au début des années 1960 et qui fit scandale en Amérique).
Ainsi, l’on retrouve plusieurs types d’écriture, polyphonique, choral,
contrapuntique, harmonique, comme plusieurs styles, religieux catholique et
protestant, dramatique ou symphonique, chez Beethoven comme plus tard chez
Bernstein, dans un autre style certes, mais dans une démarche au fond pas si
différente à un siècle et demi de distance.
Une fois les musiciens du Concentus
Musicus Wien et les chanteurs du Chœur Arnold Schönberg installés sur la
grande scène du Grosses Festspielhaus, entrent les solistes Laura Aikin,
Elisabeth Kulman, Johannes Chum et Ruben Drole, qui viennent se placer au
premier rang du chœur, derrière l’orchestre. Tout au long de l’œuvre, ils
formeront un ensemble remarquablement équilibré. Entre alors le chef que l’on
découvre affaibli, maigri, marchant avec difficulté en s’aidant de béquilles,
qui vient lentement, avec cette lenteur à laquelle la vieillesse et le si beau
chemin parcouru donnent une grandeur certaine sous les applaudissement de la
foule. Une fois au pupitre, debout, le chef n’a plus besoin d’autre soutien que
la musique, celle qu’il a glorifié toute sa vie, notamment avec la création de
cet ensemble qui participa au renouveau des interprétations et dont nombre de
musiciens portent aussi le poids du temps avec toute la légèreté de l’artiste
inspiré. Sur instruments anciens, la musique de Beethoven sonne presque plus
moderne encore, en créant des équilibres plus sobres auquel le chef est si
attaché. Nul romantisme ici, pas d’effet inutile. La musique et rien que la
musique de Beethoven, qui n’a pas à être autrement mise en avant que dans l’éthique d’une approche hautement musicale. On sent Harnoncourt porté par
chaque mouvement, même s’il a besoin de longues pauses entre chacun d’eux, on
sent l’épuisement du corps qui laisse l’esprit intact, la passion que rien ne
peut émousser. On sent presque une dimension crépusculaire, testamentaire,
comme si c’était ce soir là l’un ders derniers concerts d’un homme qui a tant
donné à un art que l’humanité en sort grandie d’une simplicité qui n’est que
l’écoute de la musique, esprit si pur et si riche. Une salle debout qui
l’applaudit longuement à la fin rend hommage à l’homme dans sa dimension toute
beethovénienne. Oui, cela peut apporter la paix que d’entendre ainsi
Harnoncourt porter la musique de Beethoven au plus haut point, et l’on peut
terminer ici sur l’entretien qui figure dans le programme de la soirée sous le
titre : « Die Frage
ist : Kann es überhaupt Frieden geben ? » : « Beethoven sagt nicht ‘Danke !’. sondern
‘Gib !’. Das ist in der Missa Solemnis besonders aufregend. Für mich
beinhaltet das die Frage : Kann es überhaupt Frieden geben ? Und ich
sehe das psychologisch. Sicher die napoleonischen Kriege sitzen den Menschen
dieser Zeit noch in allen Knochen, und da sieht man in der Musik vielleicht
auch eine brennende Stadt. Aber das Schlachttengemälde schildert viel mehr den
Konflikt im Inneren des Menschen. Es ist eine Bitte um ‘den inneren und
äusseren Frieden’, wie Beethoven selbst schreibt. Und es kommt mir viel
plausibler vor, dass der innere Konflikt das eigentliche Drama ist. Das Innere ist wichtiger als
das Äussere. Das ist doch für jeden einzelnen Menschen so ! »
(p. 12 du programme de la soirée).
24 juillet 2015
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