Après une ouverture
spirituelle et la première de Don
Giovanni, mon programme salzbourgeois se poursuivait avec deux monuments
symphoniques d’Anton Bruckner, sous deux baguettes légendaires. Le 28 juillet
2014, la Huitième symphonie, Herbert Blomstedt dirigeant les Wiener Philarmoniker, le lendemain la
Cinquième symphonie, avec le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, sous
la direction de Bernard Haitink. Lorsque l’on voit, deux soirs de suite, de
tels chefs offrir des interprétations magistrales, l’on ne peut s’empêcher de
se poser la question de savoir si la maîtrise des grandes symphonies de
Bruckner n’est pas aussi une question d’âge, d’expérience, de vie. Herbert
Blomstedt (86 ans) et Bernard Haitink (85 ans), connaissent le compositeur
depuis longtemps ; tous deux ont gravé des intégrales de ses symphonies
qui ont été remarquées et les dirigent régulièrement. Les meilleurs Bruckner de
Karajan datent de la fin de sa vie, et l’on se souvient que son dernier
enregistrement, peu avant sa mort et publié après, est une Huitième symphonie
avec les Wiener Philarmoniker, tout comme ceux de Celibidache à Munich, le
dernier enregistrement d’Abbado une Neuvième symphonie à Lucerne, celui de
Bernstein une Neuvième également, fabuleuse, à Vienne. Diriger Bruckner,
surtout dans les pages les plus monumentales que sont les Cinquième et Huitième
symphonies, relève du parcours de vie et pour y faire face, le raconter, dans
la longueur et la complexité de ces partitions, il faut avoir au moins un peu
vécu soi-même, faute de n’avoir pas assez à dire, à partager, à comprendre.

L’essai de Walter Weidringer, dans le programme du soir, est intitulé Von
Tod und Verklärung, en référence au poème symphonique de Richard
Strauss ; Nicholas Attfield met davantage en avant la figure de Prométhée,
rappelant que c’est cette figure du théâtre d’Eschyle que Franz Schalk voyait
dans le programme de l’œuvre. L’on trouverait dans le premier mouvement, Allegro
moderato, le terrible mépris de Prométhée qui se voulait au-dessus des
dieux et de la destinée, dans une imprudente démonstration de force, pour
s’enfoncer peu à peu dans des explosions de colère folle. Si la pièce d’Eschyle
est totalement statique, mettant en scène Prométhée face à différents
personnages et au chœur des Océanides, jamais il ne se confronte directement à
Zeus et l’on sent pour le héros malheureux une certaine compassion, la
symphonie de Bruckner n’est elle que mouvement et il est juste de faire le lien
entre la conclusion du premier mouvement et ces vers d’Eschyle (traduits
ici librement sans en respecter la métrique) : « Son ouragan secoue les
racines aux profondeurs de la terre et à la mer en furie, submerge, hurlant, la
course des étoiles et jette, dans le tourbillon terrifiant du destin, mon corps
à bas dans le noir Tartare, mais il ne peut me tuer ».
Si le premier mouvement de la symphonie peut décrire un héros idéal, le
deuxième, Scherzo. Allegro moderato-Trio. Langsam, revient au réel, à
une sorte de Prométhée bucolique, dans la vision de Schalk. Quant au troisième
mouvement, l’immense Adagio, marqué Feierlich langsam ; doch
nicht schleppend, il ne nous confronte plus à la colère de Zeus mais au
Père de l’Humanité, qui inspirait à Franz Schalk une citation des premières
lignes du Prologue au Ciel du Faust de Goethe. A la création, Edouard Hanslick
moquait le programme proposé par Schalk, trouvant le temps de l’humanité bien
long dans ce mouvement qui dure à lui seul près de la demi-heure et donc autant
que la plupart des symphonies de Beethoven en entier… Ce mouvement est aussi
long que Bruckner avait l’habitude de développer ses mouvements lents, ici
composé de trois thèmes principaux qui se déploient. Enfin,
l’on serait avec le Finale, Feierlich, nicht schnell, dans une apothéose
archangélique, l’héroïsme face au divin, celle qui laissa perplexe Hermann Lévi
et Edouard Hanslick, qui y voyait des thèmes baroques, une structure confuse et
un tapage décivilisé.

Tant Herbert Blomstedt que Bernard Haitink sont de grands chefs, des
figures légendaires, derniers représentants d’une race que l’on voit en voie
d’extinction, comme c’est le cas à la fin de chaque génération. Ces carrières
gigantesques, brucknériennes dans leurs larges dimensions et leurs profondeurs, en impose forcément
car il n’est évidemment pas donné à tout le monde de disposer de plus de
soixante ans d’expérience dans l’exercice de son art. Leurs formations
respectives sont des orchestres fabuleux, rôdés aux symphonies de Bruckner,
qu’elles connaissent, pour chaque pupitre, sur le bout des doigts. En
particulier, Haitink donne régulièrement cette Cinquième symphonie, soit avec
le Philarmonique de Vienne, soit avec l’Orchestre symphonique de la Radio
bavaroise, depuis de nombreuses années et nous l’avions déjà entendu dans ce
programme, tant ici à Salzbourg, qu’à Lucerne. Bizarrement pour un chef de
cette envergure, Blomstedt n’a fait que des débuts tardifs à la tête de la
phalange viennoise, en 2011. Il a néanmoins gravé en 2013 une intégrale
remarquée des symphonies de Bruckner avec l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig,
dont l’enregistrement de la Huitième symphonie a été particulièrement salué. La
direction ce soir du 28 juillet 2014, dans une seconde programmation du concert
également donné l’avant-veille, sonne particulièrement bien. L’ampleur de la
salle offre une acoustique adaptée aux flux sonores d’une telle œuvre,
parfaitement maîtrisée, de bout en bout. Dirigeant sans partition, le chef nous
offre une interprétation saisissante de cette œuvre, nous présente un parcours
de vie peut-être moins profond que ne le firent Karajan ou Wand (sans parler de
Celibidache), mais plus accessible peut-être. Le lendemain, la direction de
Haitink dans la Cinquième semblait davantage poétique et véhiculait plus
d’émotion. Il était ainsi intéressant de les entendre dans cet ordre, qui mettait
chacune des deux interprétation en valeur, alors que, à l’inverse, sans doute
Haitink, avec l’émotion qu’il a suscitée, aurait-il pu faire que la Huitième
tombât un peu à plat.
31 juillet 2014.
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