Après deux soirs
consacrés à des masses symphoniques imposantes, passer à la soirée de Lieder
est un repos bien mérité, en l’occurrence celui du soldat. Le programme que
nous avait préparé Anna Prohaska ce soir du 30 juillet 2014, accompagnée par le pianiste Eric Schneider, portait en effet le
titre de « Soldaten Lieder »
et correspond en tout point au disque qu’ils ont récemment publié. Il est clair
que la date de juillet 2014 pour présenter un tel programme est en lien avec
les commémorations du centenaire du début de la première guerre mondiale, qui
voit fleurir de multiples rééditions d’œuvres qui soit lui sont consacrées,
soit ont été écrites ou composées à ce moment là. L’on peut évidemment penser
au Journal d’une escouade, Le Feu de Henri
Barbusse, à La main coupée de Blaise
Cendrars, comme à tellement d’autres. Gallimard rassemble même un volume dans
la collection Folio à « La Grande guerre des écrivains », d’Apollinaire
à Zweig. La guerre objet d’histoire, de culture, de littérature et de
musique : est-ce la rendre moins barbare, plus acceptable en somme dans
une société qui s’est toujours montrée incapable de n’y pas recourir ?
Le rassemblement
des mélodies choisies par Anna Prohaska couvre un spectre large de textes
chantés en allemand, en anglais, en français ou en russe, il présente les échos
de la guerre et de ses conséquences. L’ordre des textes ne doit rien au hasard,
il est construit en quatre parties successives pour avancer dans les couleurs,
les ambiances, entre prémonition et plainte, de la célébration héroïque de
Goethe et Beethoven pour atteindre le chœur désolé du luth de Michael
Cavendish. Vingt-cinq chants, qui sont autant de couleurs dans les aspects de
la vie des soldats, sous l’épigraphe choisi par Anna Prohaska pour tout le
programme : « Golden lads and
girls all must, as chimney sweepers, come to dust ».
Prémonition,
lorsque l’on ouvre le programme sur un chant populaire anonyme soulignant la
présence de lourds nuages noirs : Es
geht ein’ dunkle Wolk’ herein. Beethoven ensuite, dans le Lied sorti de Egmont, soulignait les bruits du tambour
(Die Trommel gerühret), en pleines
guerres napoléoniennes, dans un cri pour la liberté sur un texte de Goethe
relatif à la terrible occupation des Pays-Bas par l’Espagne au 16ème siècle.
Hans Eisler composait alors une poignante ballade sur un texte anonyme, chant
de guerre d’un enfant voyant sa mère
devenir soldat (Krigslied eines Kindes):
« Meine Mutter wird Soldat, da zieht
sie rote Hosen an mit roten Quasten dran, tara tschindra, meine Mutter wird
Soldat ». Bien sûr la fin tragique d’un lit de mort à l’hôpital n’est
pas évitée : « Dann kriegt sie
gleich ein Schiessgewehr, da schiesst sie hin und her, dann kommt sie in den
Schützengrab’n, da fressen sie die Rab’n, meine Mutter wird Soldat. Dann kommt
sie ins Lazarett, da kommt sie ins Himmelbett, tara tschindra, meine Mutter
wird Soldat ». N’y a-t-il pas là un peu de l’enfant de Marie dans le Wozzeck de Berg ? Hugo Wolf donnait
ensuite Der Tambour et Der Soldat II, sur des poèmes d’Edouard
Mörike et Joseph von Eichendorff, laissant à la mort le dernier mot :
« Geschwind, Denn der Tod ist ein
rascher Gesell ».
Basculant en russe, Anna Prohaska se lançait dans La femme des soldats de Sergueï Rachmaninov,
sur un poème d’Alexey Plechtcheïev, d’après Taras Chevtchenko, grand poète
ukrainien du 19ème siècle, pour montrer les souffrances des femmes
en tant de guerre, souffrances de toutes les guerres, d’avant comme du présent.
Une composition de Thomas Traill, sur un texte de Hector McNeill, un soldat engagé dans
l’armée suédoise en 1630
alors que faisait rage la Guerre de Trente Ans, cherchait à ramener à la maison le soldat engagé au loin (My Luve’s in Germanie). Sautant dans les
champs de Flandres en réaction à l’invasion de la Belgique par les troupes
allemandes en 1914, Charles Ives enchainait In
Flanders Fields, sur un poème de John McCrae, donné à l'époque en première audition
dans le hall feutré de l’Hôtel Waldorf à New York, 1, 2, 3 sur un très court texte du compositeur, « written as a joke, and sounds like one » :
« Why doesn’t one, two, three, seem
to appeal to a Yankee as much as one, two », puis, du même, Tom Sails Away. Cette première partie se
terminait sur Fear no More the Heat o’
the Sun, de William Shakespeare, musique de Roger Quilter, dont est tirée l'épigraphe générale du programme.
Sehnsucht ensuite, ouvrant la
deuxième partie sur trois chants martiaux de Bertold Brecht et Hans Eisler,
tirés de ce que l’on a appelé depuis le Hollywood
Songbook, Panzerschlacht (écrit
en 1942), Die letzte Elegie et Heimkehr. « Du Färberssohn vom Lech, im Kluckerspiele/ Dich messend mit mir in
verflossenen Jahren/ Wo bist du in dem Staub der Panzerbile/ Die nun das schöne
Flandern niederfahren ? », pour finir sûr « Die Vaterstadt, wie empfängt sue mich
wohl ?/ Vor mir kommen die Bomber. Tödliche/ Schwärme/ Melden euch meine
Ruckkehr. Feuersbünste/ Geh’n dem Sohn voraus ». Des années après leur
exile forcé en Californie, Hans Eisler rappelait la genèse des ces chants dans
le printemps éternel de Hollywood, lieu idéal à la compositions d’élégies.
Sarcasme, protestation, mélancolie profonde marquent ces trois chants, dont le
deuxième contient un amère acte d’accusation contre le Département de la
Défense.
Michael Cavendisch et Wand’ring
in this place, composé en 1598, présente la prière de l’aumônier du
régiment saluant les corps des soldats tombés dans un no-man's-land. Venaient
alors deux Lieder de Franz Schubert, Kriegers
Ahnung, sur un poème de Ludwig Rellstab qui nous ramène aux guerres contre
Napoléon et qui a été rassemblé dans le cycle composite titré Schwannengesang, et Ellens Gesang I, de Walter Scott, un Ave Maria tiré de la Dame du
Lac. La conclusion sur un impressionnant Der
Untergang, texte de Georg Trakl et musique de Wolfgang Rihm, était
magistrale Anna Prohaska maîtrisant parfaitement son sujet, variant les couleurs, les langues et les tons, supérieurement accompagnée par Eric Schneider : « Unter Dornenbogen o
mein Bruder/ klimmen wir blinde Zeiger gen/ Mitternacht ». Anna
Prohaska voit en ce dernier Lied la complétion d’une unique entité avec les
deux Lieder de Schubert qui le précèdent, les trouvant très expressionnistes,
nous poussant à nos limites dans les noirceurs abyssales de la nuit de l'humanité.
En français, Anna
Prohaska reprenait après l'entracte son récital avec Jeanne d’Arc au bûcher, de Franz Liszt et Alexandre Dumas. Revue à
maintes reprises cette ballade trouvait sa forme finale en 1875 dans ce qui
demeure l’une des scène dramatiques les plus puissantes de l’œuvre du
compositeur. Elle a longtemps servi la France cette bergère que l’on mène au
bûcher : « Au dernier combat
qui s’avance, marcherais-je sans trébucher ? (…) Allez me chercher ma
bannière ; sur ce symbole d’espérance Mon œil mourant veut s’attacher ».
Le bûcher de 1431 à peine refroidit, Anna Prohaska nous entrainait avec vigueur dans les deux grenadiers de Robert Schumann et Heinrich Heine, lesquels rentraient de captivité
en Russie vers la France après la longue retraite de 1812, pour apprendre finalement
sur une citation de la Marseillaise que
la guerre et l’Empereur étaient perdus. C’est une ballade de large proportion,
comme le jeune Schubert aimait à en composer et qui permet à l’interprète
de développer un vrai parcours dramatique. Le
retour du sergent, l’une des six chansons villageoises de Francis Poulenc
et Maurice Frombeur, les pieds gonflés sifflant du nez, qui revoit tous ses
copains morts qui sont pourris dans les guérets, donnait une touche d’humour à cette thématique. Parfaitement approchée par
Anna Prohaska, la diction française exigée par Poulenc se doit d’être juste pour être comprise dans le rythme rapide qu’il lui impose, surtout
que, composée en 1942, cette mélodie l’était pour un solide baryton verdien, du
genre de Iago.
La
quatrième partie offrait pour commencer Der
Soldat de Robert Schumann, sur un texte d’Adalbert von Chamisso, d’après
Hans Christian Andersen, composé en 1840. Qu’il est poignant ce texte qui sert
de cortège funéraire à un soldat forcé de fusiller l’un de ses camarades pour
désertion. Puis avec le lied tiré de Des
Knaben Wunderhorn, Wo die schönen
Trompeten blasen, de Gustav Mahler, Anna Prohaska habille de fausse insouciance la dure
réalité de la guerre. « Ich ziehe in
Krieg auf Grüner Heid/ Die Grüne Heide, die ist so weit./ Allwo dort die
schönen Trompeten blasen, /Da ist mein Haus, von grünem Rasen ». C’est
une scène d’hallucination nocturne, une rencontre entre une jeune femme et le
fantôme de son soldat bienaimé, qui préfigure Kipling et Housman. Enfin,
terminant sur la jonction bien surprenante dans l’histoire féroce de l’Europe
de forces germano-américaines, c’est par deux mélodies de Kurt Weill, sur des
textes de Walt Whitman, que se termine ce programme magnifique présenté par deux artistes en pleine possession de leurs moyens. Ces deux derniers textes ont été composés en 1942 pour un recueil qui soutenait l’engagement des
Etats Unis dans la guerre européenne, dans ce qui était présenté comme un
combat pour la liberté. « Beat !
beat ! drums », mais surtout le poème Dirge for two Veterans, qui donnait au terme de ce programme la
solennité du devoir accompli dans la cérémonie d’enterrement commune du père et
du fils morts ensemble au front. Il n’y a vraiment nulle gloire mais bien tragédie dans la guerre :
O strong dead-march you please
me !
O moon immense with your
silvery face you soothe me !
O my soldiers twain ! O
my veterans passing to burial !
What I have I also give you.
The moon gives you light,
And the bugles and the drums
gives you music,
And my heart, O my soldier, my
veterans,
My heart gives you love.
1er août 2014.
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