Le Festival de
Salzbourg a mis en place une série de concerts appelés « Ouverture
spirituelle », dans le cadre de laquelle il a donné, dans la très belle Kollegienkirche récemment rénovée, un
programme consacré à la deuxième messe de Bruckner, à l’hymne de Hildegard von
Bingen O Jerusalem aurea civitas,
puis à la création d’une commande du Festival, dans le cadre de la série
« Salzburg contemporary », Mansur,
de Samir Odeh-Tamimi. Commencer par un tel programme les festivités de cette
année ouvre réellement l’esprit sur le jardin du savoir, par le grand écart
entre les siècles ici présenté. Entre Hildegard von Bingen (1098-1179) et Samir
Odeh-Tamimi (né en 1970), neuf siècles de musique composent ce jardin, un
siècle de plus entre le dernier compositeur et sa source, Mansur Al-Hallag,
mystique soufi qui vécut de 858 à 922 de notre ère en Iran et en Inde, prêchant
jusqu’aux confins de la Chine. Au milieu, la messe de Bruckner, dans sa deuxième
façon, de 1882, offrait d’autres perspectives encore.
Cette messe sur
laquelle le programme s’ouvrait est composée pour un petit ensemble de vents et
un chœur mixte à huit voix ; elle suit le programme habituel : Kyrie,
Gloria, Credo, Sanctus, Benedictus et Agnus Dei. L’essai publié dans le
programme du soir sous la plume de Paul Sailer-Wlasits rappelait qu’Anton
Bruckner, comme Gustav Mahler ou Johannes Brahms, avait régulièrement fréquenté
le Palais Wittgenstein, dont le fils, Ludwig Wittgenstein (1889-1951), est l’un
des philosophes du langage les plus connus, celui qui montrait les limites du
langage et de la connaissance de l’homme et dont le mysticisme a été récemment
mis en avant comme une donnée centrale de son œuvre. Dans ses Investigations philosophiques, il écrivait
de Bruckner : « Ich könnte von
einem Bild von Picasso sagen, ich sehe es nicht als Menschen… Das ist doch
ähnlich dem : ich war lange nicht im Stande dies als Einheit zu hören,
jetzt aber hör ich’s so… jetzt hör ich’s als Organismus ». Percevoir
l’humanité dans l’unité de l’œuvre, une part de savoir dans les limites du
langage, « Bedeutung ist der Gebrauch »,
la signification correcte est dans l'usage. La Messe
donnée ce soir avait été créée lors de la consécration de la nouvelle chapelle
votive de la Cathédrale de Linz, en 1869, avant d’être revue, comme souvent les
œuvres de Bruckner, en 1882. Puisant son inspiration dans les chants
grégoriens, ce qui s’entend surtout dans la polyphonie du Kyrie ou dans l’Agnus
Dei, comme dans les œuvres de Palestrina, pour le Sanctus et le thème de
l’Agnus Dei, Bruckner établit des ponts entre les âges du christianisme et de
la musique. Perçu dans sa dimension de musicien d’église comme un mystique ou
un musicien de Dieu, il commença à être vu au 20ème siècle comme un
Palestrina moderne, notamment dans les termes de Max Auer, qui tendait à contextualiser
le discours brucknérien en lien avec les écoles de la Renaissance italienne. Emplissant
la première partie de concert d’un son plein, sous des voûtes à la
réverbération importante, les membres du Chœur et de l’Orchestre symphonique de
la Radio bavaroise offraient, sous la direction de Rupert Huber, une lecture
dont la signification correcte est sans doute à rechercher dans son usage
universel des cultures musicales. Bien connu dans sa maîtrise des grandes
formes symphoniques aux effectifs imposants, Bruckner sait se montrer plus
simple lorsqu’il parle à (ou de) Dieu, trouvant une part au moins de la
signification correcte du langage de la messe dans l’usage constant des grandes
orgues ecclésiales.
Avec l’Hymne à
Jérusalem de Hildegard von Bingen, l’on touchait une dimension céleste. Un
chœur a capella placé à l’étage de l’Orgue, hors de vue, faisait descendre sur
l’assistance un chant envoûtant. Visionnaire et compositrice du 12ème
siècle, Hildegard von Bingen se voyait comme « Posaune Gottes », la trompette de Dieu, et sans doute
aurait-elle pu prendre à son compte cette remarque de Nietzsche, formulée bien
plus tard, selon laquelle « Gott hat
uns die Musik gegeben, damit wir erstens, durch sie nach oben geleitet werden ».
La musique qui vient de Dieu pour remonter aux cieux, non pas « Gott gleicher zu werden », mais
bien plus « Gott näherzukommen ».
Portée au rang de Docteur de l’Eglise par Benoît XVI, le 7 octobre 2012,
Hildegard von Bingen est ainsi saluée non seulement pour sa vie exemplaire mais
pour l’ampleur et la profondeur de ses écrits également, au nombre desquels les
Scivias seu Visionnes, traduit en
français par Livre des visions, qui
relatent les visions qui sont les siennes depuis l’enfance, avant le Liber divinorum
operum simplicis hominis ou le Liber vitae
meritorum, qui connurent grand renom. Elle fut également l’un des médecins
les plus réputés de son époque, ayant présenté des ouvrages qui pressentent les
idées à venir sur la physiologie humaine et maîtrise particulièrement la
pharmacopée. Présenter son oeuvre dans une ville où mourut Paracelse relève
également du jardin du savoir. En musique, elle est l’auteur de près de
quatre-vingts chants liturgiques mais aussi d’un drame intitulé Ordo
virtutum (Le jeu des vertus), qui comporte quatre-vingt-deux mélodies et
met en scène les tiraillements de l'âme entre le démon et les vertus. Composé
en 1152, l’Hymne O Jerusalem est dédié à Saint Rupert et fait le lien
entre les dimensions terrestres et célestes de la Cité: « O Jerusalem, fundamentum tuum positum est cum torrentibus lapidus, quod est
cum publicanis et peccatoribus, qui perdite oves erant, sed per Filium Dei
invente ad te cucurrerunt et in te positi sunt ». La spacialisation offerte à ce choeur était magnifique et emplissait
les volumes marbrés d’une gloire qui n’est guère de ce monde, surtout dans une
ville qui symbolise depuis trop longtemps davantage la persistance de conflits
violents que la recherche de la paix et le partage du savoir.
Vint ensuite
la belle création commandée à Samir Odeh-Tamimi, compositeur israélo-palestinien,
tout un symbole en ces temps de déchainement des forces militaires en Terre
Sainte. Son choix d’un poème d’un des grands mystiques persan du soufisme, auteur
d'une œuvre abondante visant à renouer avec la pure origine du Coran et son
essence verbale et lettrique, recherchant l’amour divin et l’union de l’âme
avec dieu, en dit beaucoup sur un engagement contre l’obscurantisme. Certains
ont pu qualifier le soufisme comme une forme d’Islam christianifié,
reconnaissant le Christ comme un messager de l’amour divin. Dans son Jardin du
Savoir, Mansûr Al-Hallag chante que le savoir se cache derrière toute chose,
celui qui sait existe par son savoir. Scindant son choeur et son orchestre en
quatre ensembles répartis aux quatre extrémités des croisées de l’Eglise, le
chef au milieu des travées et du public, il nous entoure de l’ivresse des sons
d’un orchestre dont les percussions résonnent dans une large réverbération
utilisée à bon escient par le chef et les musiciens, Rupert Huber agissant
comme un passeur universel, lui qui est habitués aux ensembles les plus divers
et aux cultures les plus variées. Incontestablement, il a fait fleurir pour
nous ce soir de larges bandes du jardin du savoir, repoussé les limites du
langage et de la connaissance des hommes.
28 juillet
2014
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.