jeudi 7 août 2014

LE JARDIN DU SAVOIR


Le Festival de Salzbourg a mis en place une série de concerts appelés « Ouverture spirituelle », dans le cadre de laquelle il a donné, dans la très belle Kollegienkirche récemment rénovée, un programme consacré à la deuxième messe de Bruckner, à l’hymne de Hildegard von Bingen O Jerusalem aurea civitas, puis à la création d’une commande du Festival, dans le cadre de la série « Salzburg contemporary », Mansur, de Samir Odeh-Tamimi. Commencer par un tel programme les festivités de cette année ouvre réellement l’esprit sur le jardin du savoir, par le grand écart entre les siècles ici présenté. Entre Hildegard von Bingen (1098-1179) et Samir Odeh-Tamimi (né en 1970), neuf siècles de musique composent ce jardin, un siècle de plus entre le dernier compositeur et sa source, Mansur Al-Hallag, mystique soufi qui vécut de 858 à 922 de notre ère en Iran et en Inde, prêchant jusqu’aux confins de la Chine. Au milieu, la messe de Bruckner, dans sa deuxième façon, de 1882, offrait d’autres perspectives encore.
Cette messe sur laquelle le programme s’ouvrait est composée pour un petit ensemble de vents et un chœur mixte à huit voix ; elle suit le programme habituel : Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Benedictus et Agnus Dei. L’essai publié dans le programme du soir sous la plume de Paul Sailer-Wlasits rappelait qu’Anton Bruckner, comme Gustav Mahler ou Johannes Brahms, avait régulièrement fréquenté le Palais Wittgenstein, dont le fils, Ludwig Wittgenstein (1889-1951), est l’un des philosophes du langage les plus connus, celui qui montrait les limites du langage et de la connaissance de l’homme et dont le mysticisme a été récemment mis en avant comme une donnée centrale de son œuvre. Dans ses Investigations philosophiques, il écrivait de Bruckner : « Ich könnte von einem Bild von Picasso sagen, ich sehe es nicht als Menschen… Das ist doch ähnlich dem : ich war lange nicht im Stande dies als Einheit zu hören, jetzt aber hör ich’s so… jetzt hör ich’s als Organismus ». Percevoir l’humanité dans l’unité de l’œuvre, une part de savoir dans les limites du langage, « Bedeutung ist der Gebrauch », la signification correcte est dans l'usage. La Messe donnée ce soir avait été créée lors de la consécration de la nouvelle chapelle votive de la Cathédrale de Linz, en 1869, avant d’être revue, comme souvent les œuvres de Bruckner, en 1882. Puisant son inspiration dans les chants grégoriens, ce qui s’entend surtout dans la polyphonie du Kyrie ou dans l’Agnus Dei, comme dans les œuvres de Palestrina, pour le Sanctus et le thème de l’Agnus Dei, Bruckner établit des ponts entre les âges du christianisme et de la musique. Perçu dans sa dimension de musicien d’église comme un mystique ou un musicien de Dieu, il commença à être vu au 20ème siècle comme un Palestrina moderne, notamment dans les termes de Max Auer, qui tendait à contextualiser le discours brucknérien en lien avec les écoles de la Renaissance italienne. Emplissant la première partie de concert d’un son plein, sous des voûtes à la réverbération importante, les membres du Chœur et de l’Orchestre symphonique de la Radio bavaroise offraient, sous la direction de Rupert Huber, une lecture dont la signification correcte est sans doute à rechercher dans son usage universel des cultures musicales. Bien connu dans sa maîtrise des grandes formes symphoniques aux effectifs imposants, Bruckner sait se montrer plus simple lorsqu’il parle à (ou de) Dieu, trouvant une part au moins de la signification correcte du langage de la messe dans l’usage constant des grandes orgues ecclésiales.
Avec l’Hymne à Jérusalem de Hildegard von Bingen, l’on touchait une dimension céleste. Un chœur a capella placé à l’étage de l’Orgue, hors de vue, faisait descendre sur l’assistance un chant envoûtant. Visionnaire et compositrice du 12ème siècle, Hildegard von Bingen se voyait comme « Posaune Gottes », la trompette de Dieu, et sans doute aurait-elle pu prendre à son compte cette remarque de Nietzsche, formulée bien plus tard, selon laquelle « Gott hat uns die Musik gegeben, damit wir erstens, durch sie nach oben geleitet werden ». La musique qui vient de Dieu pour remonter aux cieux, non pas « Gott gleicher zu werden », mais bien plus « Gott näherzukommen ». Portée au rang de Docteur de l’Eglise par Benoît XVI, le 7 octobre 2012, Hildegard von Bingen est ainsi saluée non seulement pour sa vie exemplaire mais pour l’ampleur et la profondeur de ses écrits également, au nombre desquels les Scivias seu Visionnes, traduit en français par Livre des visions, qui relatent les visions qui sont les siennes depuis l’enfance, avant le Liber divinorum operum simplicis hominis ou le Liber vitae meritorum, qui connurent grand renom. Elle fut également l’un des médecins les plus réputés de son époque, ayant présenté des ouvrages qui pressentent les idées à venir sur la physiologie humaine et maîtrise particulièrement la pharmacopée. Présenter son oeuvre dans une ville où mourut Paracelse relève également du jardin du savoir. En musique, elle est l’auteur de près de quatre-vingts chants liturgiques mais aussi d’un drame intitulé Ordo virtutum (Le jeu des vertus), qui comporte quatre-vingt-deux mélodies et met en scène les tiraillements de l'âme entre le démon et les vertus. Composé en 1152, l’Hymne O Jerusalem est dédié à Saint Rupert et fait le lien entre les dimensions terrestres et célestes de la Cité: « O Jerusalem, fundamentum tuum positum est cum torrentibus lapidus, quod est cum publicanis et peccatoribus, qui perdite oves erant, sed per Filium Dei invente ad te cucurrerunt et in te positi sunt ». La spacialisation offerte à ce choeur était magnifique et emplissait les volumes marbrés d’une gloire qui n’est guère de ce monde, surtout dans une ville qui symbolise depuis trop longtemps davantage la persistance de conflits violents que la recherche de la paix et le partage du savoir.
Vint ensuite la belle création commandée à Samir Odeh-Tamimi, compositeur israélo-palestinien, tout un symbole en ces temps de déchainement des forces militaires en Terre Sainte. Son choix d’un poème d’un des grands mystiques persan du soufisme, auteur d'une œuvre abondante visant à renouer avec la pure origine du Coran et son essence verbale et lettrique, recherchant l’amour divin et l’union de l’âme avec dieu, en dit beaucoup sur un engagement contre l’obscurantisme. Certains ont pu qualifier le soufisme comme une forme d’Islam christianifié, reconnaissant le Christ comme un messager de l’amour divin. Dans son Jardin du Savoir, Mansûr Al-Hallag chante que le savoir se cache derrière toute chose, celui qui sait existe par son savoir. Scindant son choeur et son orchestre en quatre ensembles répartis aux quatre extrémités des croisées de l’Eglise, le chef au milieu des travées et du public, il nous entoure de l’ivresse des sons d’un orchestre dont les percussions résonnent dans une large réverbération utilisée à bon escient par le chef et les musiciens, Rupert Huber agissant comme un passeur universel, lui qui est habitués aux ensembles les plus divers et aux cultures les plus variées. Incontestablement, il a fait fleurir pour nous ce soir de larges bandes du jardin du savoir, repoussé les limites du langage et de la connaissance des hommes.
28 juillet 2014

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