L’œuvre peut être
vue come inspirée de La ronde de nuit
de Rembrandt, peinture aux dimensions immenses et aux clair-obscur bien connus,
qui donne, par la manière dont l’auteur renouvelle la représentation des
personnages, une impression de mouvement vers l’avant. L’on sait néanmoins
maintenant et depuis la rénovation du tableau en 1949, que la scène est diurne
et ne doit son caractère sombre qu’à un vernis à base de bitume mal
vieilli et noirci avec le temps. En 1908 cependant, à la création de la
Septième Symphonie en si mineur de Gustav Mahler, son ami le chef d’orchestre
néerlandais Willem Mengelberg ne pouvait encore avoir qu’une vision nocturne de
la célèbre toile, et fort bien soutenir que c’est cette ronde de
nuit qui inspira au compositeur ses deux Nachtmusik,
deuxième et quatrième mouvement de la Septième Symphonie, baptisée Chant de la
Nuit, souvent perçue comme une sorte de Grosse
Nachtmusik. Ces deux mouvements ont été composés en même temps que le
Finale de la Sixième Symphonie, au cours de l’été 1904, les trois autres
l’été suivant, en 1905, l’œuvre ayant été achevée le 15 août 1905. Mahler
a eu particulièrement de mal à trouver l’inspiration lui permettant d’intégrer
les deux intermezzi dans la structure
complète de la symphonie et c’est, selon ses dires, dans le rythme et
l’atmosphère des premiers coups de rames sur le lac de Misurina, dans la barque
qu’il avait prise pour rentrer chez lui après une journée d’excursion dans les
Dolomites, qu’il la trouva finalement. C’est là que l’on retrouve le même
mouvement vers l’avant que dans la toile de Rembrandt, mais aussi une ligne de
vie comparable. Rembrandt a en effet peint dans ce tableau sa famille, sa femme
et leurs trois enfants trop tôt disparus, symbolisés dans la petite fille en
robe jaune au milieu de la composition. C’est
en 1901 que Mahler rencontra Alma Schindler, qu’il épousa en mars 1902, et dont
il eut deux filles, Maria, née en 1902, et Anna, en 1904. Il y a cependant dans
cette époque que l’on aurait pu croire heureuse, les traces de l’inachèvement
du cycle de mélodies des Kindertotenlieder,
commencé en 1901 et des futurs reproches d’Alma, qui y voyait l’anticipation
par son époux du décès de Maria, morte de la diphtérie en 1907, comme des angoisses
indicibles qui transpirent la partition de la Sixième Symphonie. La place de la
famille de l’artiste relie donc aussi les œuvres de Rembrandt et de Mahler.
Le langage de
Mahler dans les pages qui composent cette partition est le plus
avancé qu’il n’utilisât jamais, et ceci explique sans doute le fait que cette
œuvre soit la moins jouée de ses symphonies. L’on y trouve des dissonances, des
modulations soudaines, incessantes et serrées, qui peuvent effacer l’idée de
tonalité, comme l’usage de l’intervalle de quartes, que reprendra bientôt
Schönberg dans sa première Symphonie de Chambre, opus 9, pour ébranler les
principes de la musique tonale. Certains ont même vu, dans la partition de
Schönberg, postérieure que de deux ans à celle de Mahler, des citations
importantes qui pourraient en faire une longue paraphrase de la deuxième Nachtmusik, quatrième mouvement de la
Septième Symphonie. Entre aspérités mélodiques et sonorités audacieuses, sinon
même parfois agressives, Mahler nous offre un raffinement orchestral somptueux,
qui n’a rien de gratuit. Il y a là aussi une référence au romantisme heureux de
Joseph von Eichendorff, dont la poésie a été mise en musique notamment par
Schumann, Mendelssohn, Brahms, Wolf ou Schoeck. Les souvenirs de l’enfance
heureuse du poète à la campagne, d’une ardente nostalgie de temps anciens, de
lointains perdus dans les brumes, la forêt ou la montagne rappellent la nature
à laquelle Mahler était également si sensible.
C’est le chant du
doux rossignol accompagné à la guitare que l’on retrouve dans la deuxième Nachtmusik, l’image d’une nuit calme et
sereine, sans inquiétude sur le lendemain. Déjà dans la marche au clair-obscur
fantastique du premier mouvement, l’on retrouve de multiples références, que
l’on peut rattacher à Eichendorff, comme Henry-Louis de La Grange, au tableau
de Rembrandt avec Willem Mengelberg, ou à n’importe quoi d’autre si l’on se
souvient qu’Alphons Diepenbrock, qui a assisté aux répétitions menées par
Mahler pour la création à Amsterdam, relevait que le compositeur disait
toujours quelque chose de différent à ce sujet.
Ce soir, sous la
direction inspirée de Jonathan Nott, qui joue et enregistre régulièrement les
pages de Mahler, l’Orchestre de la Suisse Romande semblait se perdre dans le
premier mouvement, sous des références sans doute mal maîtrisées dans une œuvre
rare à son répertoire. Même si les symphonies de Mahler ont été données à
Genève dès 1913 et figuraient au programme des premières saisons de l’OSR dès
sa fondation en 1918, la Septième y resta particulièrement rare. Les forces
violentes d’une sombre nuit exprimées par Mahler semblaient inquiéter les
musiciens face à la souffrance de l’humanité, notamment les flûtes, dont on
entendait davantage le souffle que le son. Dans ces moments où se réfugie le
tragique de l’existence, il y a une part incompréhensible qui privait
l’orchestre d’une solution saine que le chef pourtant leur proposait et que des
exécutions plus régulières auraient sans doute rendue accessible. Nos musiciens
se sont un peu perdus dans le caractère évolutif du matériau thématique dont
ils n’ont su rendre les subtilités et toute la complexité des transformations
et déformations mahlériennes. La suite était au contraire parfaitement
maîtrisée dans des tempi amples qui respiraient le calme de la nuit ;
nulle inquiétude face au lendemain. Il est vrai que la structure de la première
Nachtmusik est infiniment plus simple
et accessible que celle du mouvement initial, comme le sera celle des trois
mouvements suivants, le Scherzo, la seconde Nachtmusik
et le rondo du Finale. Le Finale a néanmoins soulevé des controverses que l’on
ne retrouvait pas ce soir. Comme le soulignait Henry-Louis de La Grange,
« Il suffit de penser au grotesque
tragique de E. T. A. Hoffmann, l’un des principaux modèles littéraires de
Mahler et de songer à cette fêlure omniprésente, fondamentale dans son art, qui
est la source de son ambiguïté et de sa richesse, et donc, en définitive, une
force et non une faiblesse » (Gustav Mahler, t. II, L’âge d’or de Vienne, p. 1212). C’est
une très brillante et joyeuse Humoreske
que Jonathan Nott et l’OSR nous ont livré ce soir, qui illustre la réjouissance
dans le mépris des conventions. Nous pouvions alors ressortir sous la pluie d’une
froide nuit d’automne sans tragique ni faiblesse.
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