Dans l’intégrale
des symphonies de Bruckner donnée cette année au Festival de Salzbourg, l’on
trouve évidemment les immenses cinquième ou huitième, mais aussi les premières,
moins connues, forme de laboratoire sans doute de ce qui deviendra par la suite
l’art du Maitre de Saint-Florian. Qui doit se confronter aux deux premières
symphonies peut ainsi avoir l’idée qu’il passe à côté des grandes pièces, que
le rôle qu’on lui réserve n’est que de seconde zone, qu’on lui propose des pages
dans lesquelles il n’aurait pas grand chose à dire et que sa direction sera
bien éclipsée par d’autres. Ce serait se tromper et l’on ne percevait chez
Philippe Jordan aucune arrière pensée, au contraire un réel plaisir à se
confronter à ses pages rares au concert, sans compter que, diriger à Salzbourg
l’Orchestre philarmonique de Vienne, quel que soit le programme et même en
matinée, reste une marque de prestige pour un jeune chef prometteur.
Comme souvent les
symphonies de Bruckner, la partition de la Deuxième a été retouchée et c’est
dans la seconde façon, de 1877, qu’elle était donnée ce matin. Bruckner a
commencé sa première symphonie, qu’il a ensuite perçue comme une œuvre
d’apprentissage et qui reste connue aujourd’hui sous le surnom de Studiensymphonie (1863). Sa deuxième
partition symphonique est comptée comme la première, dans sa version originale
de Linz (1865-1866). Ce qui sera ensuite, dans un premier temps, sa
« Deuxième Symphonie » sera rejeté par le compositeur et garde
aujourd’hui le bizarre patronyme de « Nullte »,
de symphonie annulée, retirée du catalogue. Ce qui est aujourd’hui compté comme
la Deuxième Symphonie (1871-1872, révisée en 1875-1876, première édition de
Léopold Nowak, créée à Vienne le 20 février 1876) de Bruckner en est ainsi en
réalité la quatrième, preuve d’une maîtrise de la composition qui devrait
assurer à l’œuvre une meilleure place dans les programmes de concerts, surtout
que sa longueur, une cinquantaine de minutes, n’est pas celle des immenses
monuments qui suivront. La seconde version de cette pièce donnée aujourd’hui sera
créée presque deux ans après la première, à Vienne également, le 16 décembre
1877.
Cette « Anti-héroïque », comme la qualifie
le musicologue Benjamin-Gunnar Cohrs, se compose assez classiquement de quatre
mouvements (comme toutes les symphonies de Bruckner, lequel ne cherchera jamais
à construire des œuvres en cinq ou six mouvements, sinon plus, comme déjà
Beethoven l’avait esquissé et comme surtout Mahler le développera). Elle
contient plus de réserve que la première, les nombreux silences visant à rendre
plus compréhensible l’articulation formelle de l’œuvre et surtout à permettre
au public de mieux surmonter les contrastes abrupts de la partition. Les
éléments classiques sont davantage apparents dans cette deuxième symphonie que
dans la première, avant des développements plus ambitieux dès la troisième qui
suivra rapidement. Même si l’on suit la perception de Benjamin-Gunnar Cohrs, il
n’en demeure pas moins que cette deuxième symphonie reste celle qui doit le
plus à l’idéal développé par Beethoven, celle aussi dans laquelle la révérence
wagnérienne est la moins présente. Il n’en demeure pas moins que tous les
signes caractéristiques du style de Bruckner sont bien présents dans ces pages,
depuis les vagues de crescendi jusqu’à
ce que l’on appelle en général le rythme de Bruckner, et que cette symphonie
occupe une place centrale dans le développement de ce style. Les dimensions en
sont élargies, les thèmes regroupés en thématiques complexes et, surtout, pour
la première fois les mouvements extrêmes, le Moderato initial et le Finale :
Mehr schnell, sont reliés par des motifs communs.
Dans le programme
de ce matin et dans la volonté de Philippe Jordan, le Te Deum de Bruckner s’enchaînait sans interruption à la symphonie.
Créé le 10 janvier 1886 à Vienne, il repose comme tous les Te Deum sur un texte compilé il y a plus de mille cinq cents ans à
partir de versets de psaumes, comme chant de louange, action de grâce et
prière. Dans la composition de Bruckner, le chœur commence à l’unisson, un seul
son pour louer un seul Dieu, un do répété sur le mot Deum. Les premiers pas de la polyphonie, aujourd’hui considérés
comme archaïques, sont évoqués par les premiers intervalles de l’orchestre, qui
arpente l’octave à travers quartes et quintes, les modes tonaux modernes de
majeur et de mineur restant tenus à l’écart tant que le texte exprime la
louange de Dieu. Lorsque le texte descend vers la Terre, le compositeur offre
des intervalles resserrés de seconde. La mélodie présente des affinités avec le
chant du début du Moyen-Âge, que nous avons déjà relevées dans la Messe donnée en ouverture spirituelle
avec une Ode de Hildegarde von Bingen et une création de Samir Odeh-Tamimi.
Ensuite, la déclamation et la psalmodie portent bien les habits symphoniques du
19ème siècle, comme chez Liszt ou Berlioz. Comme le soulève Mathias
Thiemel dans la présentation de l’enregistrement de l’œuvre sous la direction
de Sergiu Celibidache (Coffret Bruckner, EMI) : « Il est vrai que, dans la pratique, les
désignations de caractère ou encore la notion du sublime ne peuvent avoir
qu’une fonction indicative. La musique et sa bonne exécution sont fondées sur
un processus vécu qui renvoie bien au-delà du langage verbal. Ce qui est
musicalement essentiel possède sa particularité dans le fait de se soustraire à
la saisie thétique (objectivante) en général ».
Dans la lecture de
Philippe Jordan, l’on perçoit cette ampleur épique, qui prend le pas sur
l’émotion dramatique dans l’exécution de la Deuxième Symphonie. Enchaînant avec
le Te Deum le temps que se placent le
Chœur et les solistes (et que remue le public qui a, en bonne partie, cru à un
usuel entracte dont le programme ne faisait toutefois pas mention), Philippe
Jordan est toujours à l’écoute et réalise chaque instant avec un sérieux
existentiel moins inflexible, plus séculaire, que celui de Celibidache mais
avec tout le dévouement approprié à ces pages magnifiques. La Soprano Olga
Peretyatko, la Mezzo Sophie Rennert, le Ténor Pavol Breslik et la Basse Tobias
Kehrer, en avant du Konzertvereinigung
Wiener Staatopernchor, dirigé pour les représentations salzbourgeoises par
Ernst Raffelsberger, complétaient un solide tableau sous la baguette inspirée
de Philippe Jordan, dont on sent la préparation minutieuse confirmer le grand
talent d’un chef qui prend résolument place au sommet de la jeune génération
appelée à succéder aux Abbado, Hatink et autres Blomsted.
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