Pour Clara
Schumann, l’amour et l’œuvre de son mari se confondent constamment, écrivant
quasiment toutes ses pièces pour piano pour se mains expertes. Amour et talents
réciproques qui s’expriment au miroir de la vie, Clara écrivait à Robert en
avril 1840 : « Personne parmi
les vivants n’est doué comme tu l’es ! En même temps que mon amour,
augmente aussi mon admiration ». La carrière de Clara en tant que
pianiste va connaître du vivant de son mari un succès fulgurant, trop pour
qu’il puisse espérer développer également une carrière de pianiste virtuose. Un
partage des rôles s’imposait : à Clara le piano et le renoncement à la
composition, à Robert la composition et le renoncement au piano. Celle qui
avait commencé dès l’âge de neuf ans au Gewandhaus de Leipzig, donnera la
création de ce concerto, composé en plusieurs étapes, d’une fantaisie initiale
en œuvre complète, sous la direction de Félix Mendelssohn-Bartholdy, dans la
salle de ses débuts. Si la création leipzigoise se passe bien, tel n’est pas le
cas partout, Vienne trouvant l’œuvre trop moderne. Quant à Liszt, rival musical
de Clara dans leurs carrières respectives de pianistes virtuoses, il la
baptisa, du fait de son accompagnement très symphonique dans lequel se fond le
piano, de « concerto sans piano ».
Il est vrai que l’imaginaire schumannien est largement composé de références extra-musicales, littéraires, fantastiques ou poétiques, qui pouvaient échapper
même à Liszt. Non seulement Schumann s’estimait-il incapable d’écrire un
concerto romantique, y compris pour sa tendre Clara, mais il se refusait
surtout à satisfaire ceux qu’il qualifiait de « gladiateurs du clavier », rejoignant sur ce point la critique
de Clara à l’encontre de Liszt, qui goutait peu ces « pyrotechnies pianistiques » dont il se faisait le spécialiste
incontesté. Aujourd’hui, ce concerto s’est imposé comme l’œuvre la plus courue,
certainement la plus jouée de Schumann, en ce sens et a posteriori le plus
grand succès peut-être de son existence.
Avec la seconde
pièce au programme de ce soir, premier concert d’abonnement de la série
« Symphonie » de l’Orchestre de la Suisse romande, le 7 octobre 2015
au Victoria Hall de Genève, la Septième Symphonie d’Anton Bruckner, en mi
majeur, l’on nous donnait également un œuvre qui connut le succès dès sa
création – chose rare pour les symphonies de Bruckner : « On m’a applaudi pendant un quart d’heure :
c’est le plus grand succès de mon existence » clamait le compositeur
dans une lettre à un ami. Il est vrai que la composition de cette symphonie se
trouvait directement inspirée du succès rencontré, enfin, par la Quatrième dans
sa version remaniée. Le pèlerinage de Bayreuth compta également dans la
composition de cette œuvre que d’aucuns peuvent encore percevoir comme
wagnérienne. Il est vrai que l’admiration que Bruckner vouait à Wagner frisait
l’idolâtrie et c’est au Roi Louis II de Bavière, alors grand mécène du Maître
de la Colline Verte, qu’il dédiait sa partition, dans une gradation qui le mena
à dédier la suivante à l’Empereur François-Joseph, la dernière simplement à
Dieu. C’est également au Gewandhaus de Leipzig que ces pages sont créées, par
Arthur Nikisch. Ce rare succès dont put jouir Bruckner de son vivant ne venait
pas seulement du public, mais également des critiques, l’un d’eux relevant qu’à
la curiosité initiale succéda l’intérêt puis l’admiration avant un franc
enthousiasme. Encore aujourd’hui, c’est sans doute la plus largement appréciée
des symphonies de Bruckner.
Dans ce grand
répertoire germanique, le chef Cornelius Meister est à son aise. Celui que nous
avions entendu il y a peu à Salzbourg à la tête de l’Orchestre symphonique de
la Radio de Vienne, dont il est le directeur artistique, donne ce soir une
interprétation remarquable de ces pages, vivifiant leur caractère germanique et
romantique au caractère plus latin de notre orchestre. Dans le Concerto de
Schumann, il accompagne et s’accompagne d’Alexander Gavrylyuk. Ce lauréat des
concours Horowitz et Rubinstein est bien sûr parfaitement à son aise dans le
répertoire russe (les concertos de Rachmaninov ou Prokofiev, notamment), mais
tout autant dans un répertoire plus large, qu’il sait colorer d’une large
palette sonore. Son Schumann est encore jeune et il a pour cette partition
quelque chose du regard de Robert pour Clara. Sa technique est incroyable et ce
jeune Ukrainien est considéré comme un inquiétant extraterrestre du clavier. Ce
soir, il est remarquable dans ces pages et notamment dans la cadence du premier
mouvement, pleine de tension et de finesse, d’emportement et de contrôle, à la
fois Eusebius et Florestan. L’OSR, sous une baguette qui sait parfaitement ce
qu’il faut faire de cette partition impose un environnement symphonique de haut
vol.
Dans Bruckner, Cornelius Meister aborde des pages auxquelles l’Orchestre s’est ouvert il y a peu sous la direction de Marek Janowski, alors encore son Directeur artistique, qui a dirigé un cycle de toutes les symphonies du Maître de Saint-Florian. Ce cycle au total peu mémorable car encore trop peu maîtrisé aura eu le mérite de permettre aux musiciens de se familiariser avec un compositeur rare à leur répertoire. Si les grandes pages des cinquième ou huitième, comme de la neuvième, manquaient de profondeur pour n’être pas encore suffisamment intériorisées, la partition de la Septième symphonie était de celles qui avait le moins souffert dans ce contexte. Plus accessibles que les autres au chef, à l’orchestre et au public, cette symphonie avait marqué l’une des très rares réussites d’un cycle qui devait encore être bien approfondi avant de justifier sa programmation. Le travail accompli avec Janowski a payé et cette première analyse de l’ensemble des partitions de Bruckner a manifestement rendu l’OSR plus familier de cette écriture si peu latine. La superbe direction de Cornelius Meister ne pourra pourtant servir de jalon que si l’orchestre continue de programmer régulièrement des symphonies de Bruckner, pour poursuivre le travail d’une œuvre qui n’a aucune raison de demeurer éloignée de Genève.
10 octobre 2015.
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