Les orchestres de
Saint-Pétersbourg, qu’ils se nommassent plus tôt de Leningrad n’y changeât
rien, ont toujours été de bons ambassadeurs de la culture russe comme
soviétique, ambassadeurs politiques au moins autant, envoyés hors les rideaux
de fers pour étaler et surtout établir la supériorité de leur art. Lorsque l’on
sait en plus la proximité existant entre le Chef d’orchestre Valery Gergiev et
Vladimir Putin, l’on comprend que la place de l’artiste en politique et plus
généralement en société reste encore et toujours sujet de discussion. De toute
l’ère soviétique, les personnalités comme Mravinsky, Gilels ou Richter servaient
de figures de justification et d’exportation. Aujourd’hui que les tensions sont
fortes autour de la Russie, les deux concerts donnés à Genève, le premier par
Valery Gergiev à la tête de l’Orchestre du Théâtre Mariinski, le second avec
Yuri Temirkanov et l’Orchestre philarmonique de Saint-Pétersbourg, nous rappelaient
des fondamentaux.
A l’heure où les
tensions s’exacerbent, quelle meilleure ambassade rêver que celle qui ne porte
que sur ce qui plaira à tout le monde et à coup sûr ? Ne pas présenter de
difficultés qui seraient délicates à gérer ou à justifier, ne pas froisser une
assistance que l’on souhaite acquise et que l’on veut distraire des bruits de
bottes sur le front de l’Est. Quel programme alors proposer ?
Chostakovitch, Prokofiev ou Khatchatourian ? trop exposés, trop guerriers
parfois, trop contestataires et trop soviétiques aussi, trop politiques en
somme, le risque serait de ne pas plaire assez. Aller chercher des compositeurs
contemporains ou trop méconnus ne remplirait pas la salle et l’on écarte donc
en vrac Schnittke, Goubaïdulina, Chtchedrine, Kallinikov, Khrennikov, Taneïev
ou Tchérepnine. Rachmaninov et Tchaïkovski s’imposent comme le symbole d’un
programme consensuel. Nulle prise de risque à programmer pour le premier
concert le Premier Concerto pour piano de Rachmaninov avec Denis Matsuev, puis
la Quatrième Symphonie de Tchaïkovski, pas davantage pour le second concert
avec le Troisième Concerto pour piano de Rachmaninov sous les doigts de Nikolaï
Lugansky, pour terminer sur la Sixième Symphonie de Tchaïkovski. De l’éclat, du
faste, la Russie dans toute sa splendeur intemporelle, des solistes nés
respectivement à Moscou et Irkoutsk, des chefs aux origines ossètes et
tcherkesses nous rappellent la dimension pluriethnique de cette Russie immense
et impériale, le titre hautement honorifique que tous portent d’artistes du
peuple maintenant une forme de souvenir soviétique comme de proximité populaire
lorsque l’on veut montrer une image davantage démocratique. Des orchestres de
Saint-Pétersbourg offrant un programme axé sur des compositeurs issus des
courants musicaux centrés sur Moscou nous disent encore le caractère bicéphale
de ces immensités aux deux capitales historiques. Si la musique classique russe
s’est développée autour des deux pôles de Saint-Pétersbourg, sous l’égide de
Nikolaï Rimski-Korsakov, et de Moscou, sous l’influence de Piotr Illich
Tchaïkovski, la première revendiquait pour la musique russe une identité
nationale plus affirmée, la seconde une plus grande influence de l’extérieur,
en particulier du monde européen, dans le développement des grands courants
symphoniques et du romantisme germaniques et d’Europe centrale. Comment ne pas
voir une ouverture vers l’Europe, en ces temps de tensions, quand les
orchestres du cœur nationaliste de la Russie jouent les œuvres de l’Ecole influencée
par l’extérieur ? Il y a dans ces deux programmes, dont le contenu n’offre
évidemment rien au hasard, l’affirmation d’une identité et d’une ouverture, les
dosages subtils d’une politique dont nous ne sommes pas toujours capables de
déceler les nuances et de comprendre les enjeux, les unes étant trop fines et
les autres trop complexes pour la médiocrité de la presse actuelle. Se trouver
dans la salle ces deux soirs des 21 mai et 17 novembre 2014, ce n’est pas
seulement écouter de la musique, c’est prendre part, pour la plupart des gens
sans s’en rendre compte, à deux ambassades aux messages pourtant clairs.
Sergueï Rachmaninov
reste un génie parfois méprisé, fi donc, un homme tourné vers le passé, un
romantisme suranné et tournant le dos à l’avant-garde, un homme du siècle
précédent en somme, alors que Stravinsky, Prokofiev ou Chostakovitch
apparaissaient bien plus modernes. Pourtant, il y a du génie dans l’œuvre de
Rachmaninov et pas seulement dans celle écrite pour son instrument, même si
l’on se trouve souvent face à des interprètes qui en rajoutent par facilité,
tant il est aisé de faire de l’effet dans ces pages comme dans toutes celles
des quatre grandes pièces présentées ces deux soirs. Le Premier Concerto, en fa
dièse mineur, publié comme opus premier de Rachmaninov est une œuvre de
jeunesse, la première œuvre concertante d’un compositeur influencé par les
monuments en la matière qu’étaient et que demeurent les concertos de Schumann
et de Grieg et, bien sûr, de Beethoven. Ce premier concerto, composé en
1890-1891, reste pourtant l’un des meilleurs de Rachmaninov, notamment pour la
grande concision et la souplesse rythmique du finale révisé après la
composition de ces deux concertos suivants. Rachmaninov le trouvait en effet
effroyable dans sa première version, notamment en raison d’une orchestration
trop dense. Dans une lettre à un ami musicologue, citée dans le programme du
soir, le compositeur écrivait après la révision de 1917 : « J’ai réécrit mon Premier Concerto, qui est
vraiment bon maintenant. Toute la fraîcheur de la jeunesse est là et pourtant
il se joue beaucoup plus facilement. Personne n’y prête attention. Quand je
leur dit, en Amérique que je vais jouer le Premier Concerto, ils ne protestent
pas, mais je vois à leurs têtes qu’ils préféreraient le Deuxième ou le Troisième
Concerto ». C’est l’époque impériale révisée dans la tourmente
révolutionnaire. Effusions romantiques teintées de nostalgie, ces pages sont
superbes sous les doigts de Denis Matsuev, dont les tendres instincts poétiques
savent se parer de passions virtuoses.
Grâce à la renommée
acquise tant comme compositeur que comme pianiste, Rachmaninov va composer son
Deuxième Concerto pour piano, opus 18, en 1900-1901, puis le Troisième en 1908,
qui sera créé l’année suivante. Cette œuvre contribua largement au succès de
Rachmaninov comme pianiste au cours de la tournée américaine qu’il donna
ensuite, la jouant notamment à New York le 16 mai 1910 sous la direction de
Gustav Mahler. C’est d’ailleurs pour cette tournée qu’il la composa. Le
programme de la soirée nous dit que toute la personnalité de son auteur tient
dans le thème du premier mouvement, Allegro
ma non tanto : quelques notes, de subtiles bifurcations chromatiques,
une harmonisation pour l’orchestre qui peut serrer le cœur ou laisser entrevoir
des horizons inconnus, il y a toute une atmosphère de trouble et d’incertitude
sous le déroulement rythmique résolu de ce commencement. L’extension et
l’autonomie du deuxième thème constituent un important point commun avec la
Sixième Symphonie de Tchaïkovski, qui suivra dans le même programme. Le
caractère spectaculaire est assumé par le compositeur comme par l’interprète de
ce soir, Nikolaï Lugansky sachant toujours rester musical sans sombrer dans la
facilité d’effets que la partition permet à celui qui n’a rien à dire de
recueillir quand même les suffrages du public. Lugansky garde toujours sous son
impressionnante virtuosité une finesse et une sensibilité qui lui permettent
d’aller chercher une profondeur de chant dans des pages qui tournent le dos à
toute vulgarité pour résolument s’inscrire dans le génie de la composition.
Premier et
Troisième Concertos de Rachmaninov, Quatrième et Sixième Symphonies de
Tchaïkovski, les débuts impairs d’une œuvre concertante avant le finale pair d’une
œuvre symphonique, la symétrie des deux programmes est parfaite. Chacune des
symphonies de Tchaïkovski offre de mieux comprendre le tempérament musical d’un
homme et d’un artiste émotif et sensible qui mit fin à ses jours dans un accès
de désespoir pour échapper au scandale de la révélation au grand jour d’une
liaison homosexuelle. La société d’alors en Russie, pas plus sans doute que
celle d’aujourd’hui, n’était prête à accepter ce genre de choses d’un homme en
vue. Dans une lettre à un ami, il posait cette question rhétorique :
« La symphonie ne devrait-elle pas
révéler ces impulsions indicibles qui se cachent dans le cœur et demandent avec
ferveur d’être exprimées ? ». Peu après la création, le 22
février 1878, de sa Quatrième Symphonie, en fa mineur, opus 36, le compositeur
estima que c’était là ce qu’il avait composé de meilleurs à ce jour. Ecrite,
par intermittence, à peu près en même temps que son opéra Eugène Onéguine et juste après son Concerto pour violon, elle est
une confession en musique de l’âme que des mots ne pouvaient traduire. Il y a
beaucoup d’imagination dans l’orchestration instrumentale de l’œuvre, une
technique harmonique parfaitement maîtrisée et une richesse mélodique
particulière. Le premier mouvement est décrit par le compositeur à Nadejda von
Meck comme le destin, cette force inéluctable qui empêche nos espoirs de
bonheur de se réaliser, force qui ne peut jamais être vaincue, inspirée de la
Cinquième Symphonie de Beethoven. Le troisième mouvement, composé uniquement de
pizzicato ostinato est d’une profonde
originalité, nous rappelant les chants paysans et les balalaïkas. Le Finale est
flamboyant sur let hème dérivé d’une chanson populaire, « réjouis-toi du bonheur des autres et la vie
sera encore supportable ». Valery Gergiev nous dirige tout cela avec
beaucoup de passion mais sans débordements inutiles. Sa gestique particulière
avec cette baguette très courte qu’il est seul à utiliser, lui permet de
modeler les impulsions en gardant la précision voulue. Celui qui a fait
quasiment toute sa carrière au sein du Kirov, aujourd’hui Mariinski, où il est
entré en 1977 comme stagiaire et dont il occupe la direction générale depuis
1998, connaît parfaitement cet orchestre modelé à son geste et à son
tempérament. Il en maîtrise la sonorité somptueuse dans l’acoustique
immédiatement apprivoisée du Victoria Hall.
D’un style plus
austère, Yuri Temirkanov est lui aussi en place à l’Orchestre Philarmonique de
Saint-Pétersbourg (alors de Leningrad) depuis 1968, et directeur musical depuis
1988, lorsqu’il succéda à Mravinski, chef illustre qui présida aux destinées de
la phalange cinquante ans durant. L’identité sonore est toute autre que celle
de Gergiev, l’approche aussi de ces œuvres du grand répertoire russe. Dans la
Sixième Symphonie, dont le compositeur exposa à son neveu qu’elle suivait un
programme qui devait rester une énigme pour tout le monde, elle a la dimension
d’un roman de Dostoïevski par le désir de révéler l’âme et les émotions à nu.
Le titre de Pathétique vient du frère du compositeur, Modeste, et Tchaïkovski
l’accepta, dans un sens plus proche du tragique grec que du français que
connaît aujourd’hui ce terme. L’immense finale en Adagio lamentoso n’est pas une fin en soi, semble faire écho à
Masha, dans La Mouette de
Tchekhov : « Je suis en deuil
de ma vie ». Bernstein y voyait une ouverture sur ce qui sera la
Sixième Symphonie de Chostakovitch, qui commence là où se termine celle de
Tchaïkovski, par un même adagio aussi inusuel en premier qu’en dernier
mouvement et dans ce même si mineur qui donne à leurs pages un caractère si
particulier. Yuri Temirkanov et l’Orchestre Philarmonique de Saint-Pétersbourg,
comme Valery Gergiev et celui du Théâtre Mariinski mettent en valeur les
sonorités idiomatiques de la musique russe lorsqu’elle est jouée par des
musiciens russes. Même si, comme toute musique, elle a un caractère universel,
il n’en demeure pas moins qu’il n’y a que des orchestres et chefs russes pour faire
ainsi sonner ces pages d’une manière que l’on ne peut que percevoir comme
authentique.
Face à de telles
ambassades, l’on attend sans doute que nous rendions les armes. Il nous faut
néanmoins espérer encore que le Concert des Nations retrouve l’harmonie
essentielle à résoudre les conflits comme on résout les tensions harmoniques,
par un retour à un accord fondamental.
27 novembre 2014.
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