samedi 29 novembre 2014

DEUX AMBASSADES CONCERTEES


Les orchestres de Saint-Pétersbourg, qu’ils se nommassent plus tôt de Leningrad n’y changeât rien, ont toujours été de bons ambassadeurs de la culture russe comme soviétique, ambassadeurs politiques au moins autant, envoyés hors les rideaux de fers pour étaler et surtout établir la supériorité de leur art. Lorsque l’on sait en plus la proximité existant entre le Chef d’orchestre Valery Gergiev et Vladimir Putin, l’on comprend que la place de l’artiste en politique et plus généralement en société reste encore et toujours sujet de discussion. De toute l’ère soviétique, les personnalités comme Mravinsky, Gilels ou Richter servaient de figures de justification et d’exportation. Aujourd’hui que les tensions sont fortes autour de la Russie, les deux concerts donnés à Genève, le premier par Valery Gergiev à la tête de l’Orchestre du Théâtre Mariinski, le second avec Yuri Temirkanov et l’Orchestre philarmonique de Saint-Pétersbourg, nous rappelaient des fondamentaux.
A l’heure où les tensions s’exacerbent, quelle meilleure ambassade rêver que celle qui ne porte que sur ce qui plaira à tout le monde et à coup sûr ? Ne pas présenter de difficultés qui seraient délicates à gérer ou à justifier, ne pas froisser une assistance que l’on souhaite acquise et que l’on veut distraire des bruits de bottes sur le front de l’Est. Quel programme alors proposer ? Chostakovitch, Prokofiev ou Khatchatourian ? trop exposés, trop guerriers parfois, trop contestataires et trop soviétiques aussi, trop politiques en somme, le risque serait de ne pas plaire assez. Aller chercher des compositeurs contemporains ou trop méconnus ne remplirait pas la salle et l’on écarte donc en vrac Schnittke, Goubaïdulina, Chtchedrine, Kallinikov, Khrennikov, Taneïev ou Tchérepnine. Rachmaninov et Tchaïkovski s’imposent comme le symbole d’un programme consensuel. Nulle prise de risque à programmer pour le premier concert le Premier Concerto pour piano de Rachmaninov avec Denis Matsuev, puis la Quatrième Symphonie de Tchaïkovski, pas davantage pour le second concert avec le Troisième Concerto pour piano de Rachmaninov sous les doigts de Nikolaï Lugansky, pour terminer sur la Sixième Symphonie de Tchaïkovski. De l’éclat, du faste, la Russie dans toute sa splendeur intemporelle, des solistes nés respectivement à Moscou et Irkoutsk, des chefs aux origines ossètes et tcherkesses nous rappellent la dimension pluriethnique de cette Russie immense et impériale, le titre hautement honorifique que tous portent d’artistes du peuple maintenant une forme de souvenir soviétique comme de proximité populaire lorsque l’on veut montrer une image davantage démocratique. Des orchestres de Saint-Pétersbourg offrant un programme axé sur des compositeurs issus des courants musicaux centrés sur Moscou nous disent encore le caractère bicéphale de ces immensités aux deux capitales historiques. Si la musique classique russe s’est développée autour des deux pôles de Saint-Pétersbourg, sous l’égide de Nikolaï Rimski-Korsakov, et de Moscou, sous l’influence de Piotr Illich Tchaïkovski, la première revendiquait pour la musique russe une identité nationale plus affirmée, la seconde une plus grande influence de l’extérieur, en particulier du monde européen, dans le développement des grands courants symphoniques et du romantisme germaniques et d’Europe centrale. Comment ne pas voir une ouverture vers l’Europe, en ces temps de tensions, quand les orchestres du cœur nationaliste de la Russie jouent les œuvres de l’Ecole influencée par l’extérieur ? Il y a dans ces deux programmes, dont le contenu n’offre évidemment rien au hasard, l’affirmation d’une identité et d’une ouverture, les dosages subtils d’une politique dont nous ne sommes pas toujours capables de déceler les nuances et de comprendre les enjeux, les unes étant trop fines et les autres trop complexes pour la médiocrité de la presse actuelle. Se trouver dans la salle ces deux soirs des 21 mai et 17 novembre 2014, ce n’est pas seulement écouter de la musique, c’est prendre part, pour la plupart des gens sans s’en rendre compte, à deux ambassades aux messages pourtant clairs.
Sergueï Rachmaninov reste un génie parfois méprisé, fi donc, un homme tourné vers le passé, un romantisme suranné et tournant le dos à l’avant-garde, un homme du siècle précédent en somme, alors que Stravinsky, Prokofiev ou Chostakovitch apparaissaient bien plus modernes. Pourtant, il y a du génie dans l’œuvre de Rachmaninov et pas seulement dans celle écrite pour son instrument, même si l’on se trouve souvent face à des interprètes qui en rajoutent par facilité, tant il est aisé de faire de l’effet dans ces pages comme dans toutes celles des quatre grandes pièces présentées ces deux soirs. Le Premier Concerto, en fa dièse mineur, publié comme opus premier de Rachmaninov est une œuvre de jeunesse, la première œuvre concertante d’un compositeur influencé par les monuments en la matière qu’étaient et que demeurent les concertos de Schumann et de Grieg et, bien sûr, de Beethoven. Ce premier concerto, composé en 1890-1891, reste pourtant l’un des meilleurs de Rachmaninov, notamment pour la grande concision et la souplesse rythmique du finale révisé après la composition de ces deux concertos suivants. Rachmaninov le trouvait en effet effroyable dans sa première version, notamment en raison d’une orchestration trop dense. Dans une lettre à un ami musicologue, citée dans le programme du soir, le compositeur écrivait après la révision de 1917 : « J’ai réécrit mon Premier Concerto, qui est vraiment bon maintenant. Toute la fraîcheur de la jeunesse est là et pourtant il se joue beaucoup plus facilement. Personne n’y prête attention. Quand je leur dit, en Amérique que je vais jouer le Premier Concerto, ils ne protestent pas, mais je vois à leurs têtes qu’ils préféreraient le Deuxième ou le Troisième Concerto ». C’est l’époque impériale révisée dans la tourmente révolutionnaire. Effusions romantiques teintées de nostalgie, ces pages sont superbes sous les doigts de Denis Matsuev, dont les tendres instincts poétiques savent se parer de passions virtuoses.  
Grâce à la renommée acquise tant comme compositeur que comme pianiste, Rachmaninov va composer son Deuxième Concerto pour piano, opus 18, en 1900-1901, puis le Troisième en 1908, qui sera créé l’année suivante. Cette œuvre contribua largement au succès de Rachmaninov comme pianiste au cours de la tournée américaine qu’il donna ensuite, la jouant notamment à New York le 16 mai 1910 sous la direction de Gustav Mahler. C’est d’ailleurs pour cette tournée qu’il la composa. Le programme de la soirée nous dit que toute la personnalité de son auteur tient dans le thème du premier mouvement, Allegro ma non tanto : quelques notes, de subtiles bifurcations chromatiques, une harmonisation pour l’orchestre qui peut serrer le cœur ou laisser entrevoir des horizons inconnus, il y a toute une atmosphère de trouble et d’incertitude sous le déroulement rythmique résolu de ce commencement. L’extension et l’autonomie du deuxième thème constituent un important point commun avec la Sixième Symphonie de Tchaïkovski, qui suivra dans le même programme. Le caractère spectaculaire est assumé par le compositeur comme par l’interprète de ce soir, Nikolaï Lugansky sachant toujours rester musical sans sombrer dans la facilité d’effets que la partition permet à celui qui n’a rien à dire de recueillir quand même les suffrages du public. Lugansky garde toujours sous son impressionnante virtuosité une finesse et une sensibilité qui lui permettent d’aller chercher une profondeur de chant dans des pages qui tournent le dos à toute vulgarité pour résolument s’inscrire dans le génie de la composition.
Premier et Troisième Concertos de Rachmaninov, Quatrième et Sixième Symphonies de Tchaïkovski, les débuts impairs d’une œuvre concertante avant le finale pair d’une œuvre symphonique, la symétrie des deux programmes est parfaite. Chacune des symphonies de Tchaïkovski offre de mieux comprendre le tempérament musical d’un homme et d’un artiste émotif et sensible qui mit fin à ses jours dans un accès de désespoir pour échapper au scandale de la révélation au grand jour d’une liaison homosexuelle. La société d’alors en Russie, pas plus sans doute que celle d’aujourd’hui, n’était prête à accepter ce genre de choses d’un homme en vue. Dans une lettre à un ami, il posait cette question rhétorique : « La symphonie ne devrait-elle pas révéler ces impulsions indicibles qui se cachent dans le cœur et demandent avec ferveur d’être exprimées ? ». Peu après la création, le 22 février 1878, de sa Quatrième Symphonie, en fa mineur, opus 36, le compositeur estima que c’était là ce qu’il avait composé de meilleurs à ce jour. Ecrite, par intermittence, à peu près en même temps que son opéra Eugène Onéguine et juste après son Concerto pour violon, elle est une confession en musique de l’âme que des mots ne pouvaient traduire. Il y a beaucoup d’imagination dans l’orchestration instrumentale de l’œuvre, une technique harmonique parfaitement maîtrisée et une richesse mélodique particulière. Le premier mouvement est décrit par le compositeur à Nadejda von Meck comme le destin, cette force inéluctable qui empêche nos espoirs de bonheur de se réaliser, force qui ne peut jamais être vaincue, inspirée de la Cinquième Symphonie de Beethoven. Le troisième mouvement, composé uniquement de pizzicato ostinato est d’une profonde originalité, nous rappelant les chants paysans et les balalaïkas. Le Finale est flamboyant sur let hème dérivé d’une chanson populaire, « réjouis-toi du bonheur des autres et la vie sera encore supportable ». Valery Gergiev nous dirige tout cela avec beaucoup de passion mais sans débordements inutiles. Sa gestique particulière avec cette baguette très courte qu’il est seul à utiliser, lui permet de modeler les impulsions en gardant la précision voulue. Celui qui a fait quasiment toute sa carrière au sein du Kirov, aujourd’hui Mariinski, où il est entré en 1977 comme stagiaire et dont il occupe la direction générale depuis 1998, connaît parfaitement cet orchestre modelé à son geste et à son tempérament. Il en maîtrise la sonorité somptueuse dans l’acoustique immédiatement apprivoisée du Victoria Hall.
D’un style plus austère, Yuri Temirkanov est lui aussi en place à l’Orchestre Philarmonique de Saint-Pétersbourg (alors de Leningrad) depuis 1968, et directeur musical depuis 1988, lorsqu’il succéda à Mravinski, chef illustre qui présida aux destinées de la phalange cinquante ans durant. L’identité sonore est toute autre que celle de Gergiev, l’approche aussi de ces œuvres du grand répertoire russe. Dans la Sixième Symphonie, dont le compositeur exposa à son neveu qu’elle suivait un programme qui devait rester une énigme pour tout le monde, elle a la dimension d’un roman de Dostoïevski par le désir de révéler l’âme et les émotions à nu. Le titre de Pathétique vient du frère du compositeur, Modeste, et Tchaïkovski l’accepta, dans un sens plus proche du tragique grec que du français que connaît aujourd’hui ce terme. L’immense finale en Adagio lamentoso n’est pas une fin en soi, semble faire écho à Masha, dans La Mouette de Tchekhov : « Je suis en deuil de ma vie ». Bernstein y voyait une ouverture sur ce qui sera la Sixième Symphonie de Chostakovitch, qui commence là où se termine celle de Tchaïkovski, par un même adagio aussi inusuel en premier qu’en dernier mouvement et dans ce même si mineur qui donne à leurs pages un caractère si particulier. Yuri Temirkanov et l’Orchestre Philarmonique de Saint-Pétersbourg, comme Valery Gergiev et celui du Théâtre Mariinski mettent en valeur les sonorités idiomatiques de la musique russe lorsqu’elle est jouée par des musiciens russes. Même si, comme toute musique, elle a un caractère universel, il n’en demeure pas moins qu’il n’y a que des orchestres et chefs russes pour faire ainsi sonner ces pages d’une manière que l’on ne peut que percevoir comme authentique.
Face à de telles ambassades, l’on attend sans doute que nous rendions les armes. Il nous faut néanmoins espérer encore que le Concert des Nations retrouve l’harmonie essentielle à résoudre les conflits comme on résout les tensions harmoniques, par un retour à un accord fondamental.
27 novembre 2014.






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