Depuis
longtemps, la création est au cœur de l’identité du Festival de Salzbourg, aux
côtés des représentations de référence des opéras de Mozart ou de Strauss, les
concerts symphoniques des Wiener Philharmoniker et des orchestres invités, des
soirées de lieder, de musique de chambre ou les grands récitals, pour le volet
musical de la programmation. En commandant au compositeur britannique Thomas
Adès un opéra, en coproduction avec le Royal Opera House de Covent Garden, à
Londres, le Metropolitan Opera de New York et le Kongelige Opera de Copenhague,
le Festival s’offre un chef-d’œuvre qui marquera sans doute durablement le
monde de l’opéra. Ce genre montre ces dernières décennies une vitalité nouvelle
qui propose nombres de fort belles créations en tout genre, dont les trois
signées Thomas Adès. Après le très remarqué Powder
her Face, consacré à la décadence
de la duchesse d’Argyll, beauté mondaine et libertine devant l’éternel, créé en 1995 (le compositeur avait vingt-trois ans), et le succès de The Tempest, à Covent Garden en 2004,
puis surtout au Metropolitan Opera de New York, Thomas Adès signe ici son
troisième opéra. Quittant le théâtre shakespearien, il plonge dans un autre
monde, celui du cinéma surréaliste de Luis Buñuel, dont il reprend quasi
exactement le titre, le scénario et les dialogues du film El angel exterminador. En 1962, Luis Buñuel peignait une situation
extrême, montrant à quel point les éléments civilisés ne constituent qu’un
vernis superficiel couvrant le caractère de chacun, qui peut rapidement
disparaître. Buñuel se fit en
effet connaître, à la toute fin du cinéma muet, comme metteur en scène
surréaliste d’avant-garde, lié à Salvador Dalí et à Federico García Lorca ou au
groupe parisien réuni autour d’André Breton. Un chien andalou fit scandale en 1929, mais il échappera ensuite à
toute classification, fuyant le franquisme pour se faire mexicain, se plaisant
à dépeindre une bourgeoisie figée et hypocrite dans L’ange exterminateur, mais aussi Belle de jour ou Le charme
discret de la bourgeoisie, jusqu’à son dernier film, Cet obscur objet du désir. Roland Barthes écrivait de L’ange exterminateur, que c’est un film
plein de sens, plein de ce que Lacan appelle la signifiance.
Nous arrivons à l’opéra alors que les protagonistes
qui entrent sur scène en sortent. L’on jouait ce soir là, on ne sait où, Lucia de Lamermoor, de Gaetano Donizetti
et tant la soprano qui l’incarnait sur scène, Leticia Maynar (Audrey Luna
stratosphérique), que le chef, Alberto Roc (solide Thomas Allen), figuraient
parmi les invités. Cette réception organisée par le couple Lucia (Amanda
Echalaz) et Edmundo de Nobile (Charles Workman), aristocrates mexicains, ne se
passe pas du tout comme prévu. Les domestiques Julio (Morgan Moody), Meni (Frances
Pappa) et Camila (Anna Maria Dur) refusent de servir et quittent les lieux,
plantant là leurs maîtres de maison au dépourvu. Cette démission inexpliquée du
personnel, qui s’exprime de manière inquiète mais incompréhensible sur la
nécessité absolue de quitter les lieux aussi rapidement que possible, laisse mal
présager de la suite. Que savaient-ils de cette suite ? l’auraient-ils
organisée ou autrement préparée ? Nous ne le saurons pas mais un instinct
peut-être, venu d’une vie plus simple, plus proche des réalités peut leur
épargner la décadence. La scène s’ouvre donc sur l’entrée des invités qui
s’étonnent que les serviteurs habituels ne soient pas là pour prendre leurs
manteaux, mais se dirigent à l’étage où ils pourront les déposer… puis
reviennent jouer la même scène exactement à l’identique, la suivante de même. Le
doute s’installe d’emblée sur ce que la suite pourrait être. L’effet est
excellent car il ne se répète qu’une fois et donne cette dimension complètement
surréaliste propre au film reproduit.
Ce n’est pas anodin que la scène s’ouvre sur la
sortie d’une représentation de Lucia de
Lamermoor. N’est-ce pas sur l’arrivée des invités au mariage arrangé entre
Lucia et Arturo que s’ouvre le premier acte, même réception aristocratique qui
ouvre L’ange exterminateur. Lucia,
c’est aussi le prénom de la maîtresse de maison, dont le nom de famille, de
Nobile, dit toute l’arrogance d’une caste s’étant embourgeoisée par nécessité
mais à regret. Surtout, cet opéra est connu pour la grande scène de la folie,
« l dolce suono », Acte III, scène 1,
chantée par Lucia sombrant dans une démence irréversible, hagarde, échevelée et
ensanglantée d’avoir tué son époux, qui forme le sommet de cet opéra. C’est
dans cet air que triomphent les cantatrices et pour lequel on félicite bien sûr
ici la Leticia Maynar. Toutefois, ce n’est pas seulement Lucia qui perdra la
raison dans la trame du film de Buñuel
comme de l’opéra d’Adès, mais tous les invités se trouvant face à
l’inexplicable : nul ne semble pouvoir quitter la maison. Tout d'abord le
départ de chacun est reporté, sous un prétexte quelconque ; puis, à partir
du matin, se manifeste une impossibilité aussi physique que psychique de sortir
de la maison, sous l’effet d’on ne sait quelle étrange force invisible, alors que les portes restent bien ouvertes. Les
invités et leurs épouses restent enfermés dans le salon, avec le majordome, seul des domestiques restant. De même, à l'extérieur, les autorités,
la police, les familles se trouvent-elles également incapables de franchir le
portail de la propriété.
Durant le temps que dure l’enfermement,
l’on assiste à la révélation du caractère et de la personnalité des
protagonistes, qui se déshumanisent plus rapidement que l’on souhaiterait le
croire possible. La faim, la soif sont interrompues après quelque temps par le
percement d’une canalisation d’eau, qui suscite les tensions induites par la
nécessité de partager une ressource que l’on pense rare et dont on ne sait si
elle restera disponible jusqu’à la délivrance. C’est ensuite le retour des
moutons, présents sur scène avant le début de l’œuvre, qui se font agneaux sacrificiels.
Cette chaire fraiche soudainement apparue provoque en même temps une montée en
violence primitive de la situation. Nous sommes dans un huis-clos absurde, partageant
avec des invités qui ne devaient l’être que le temps d’une soirée, une
promiscuité qui devient insupportable. Tous ces gens dans l’impossibilité de se
laver, se trouvent entrainés vers une déshumanisation, un effacement des
apparences et des conventions sociales, qu’ils veillent tous à tant soigner d’ordinaire ;
des odeurs de hyènes apparaissent dont le rappel par l’un des convives,
assumant clairement que tous sont dans la même situation, suscite l’ire des
femmes encore et malgré tout précieuses. Les tromperies, la cruauté, le sexe se révèlent,
et les dernières heures d'enfermement montrent une tension extrême, une grande
violence psychique, l’idée que seule la mort peut être une solution, que
personne n’en sortira et qu’il vaut mieux en conséquence ne rien tenter pour
survivre, ne rien faire qui puisse faire perdurer ce cauchemar. Parmi ces
caractères, celui de Léonora Palma, dépeint par une Anne-Sophie von Otter en
verve, est impayable. L’un considère alors de contraindre l'hôte, jugé
responsable, au suicide, selon le mécanisme vieux comme le monde du bouc
émissaire. Ce plan funeste échoue de peu grâce à la levée
inexpliquée de cet enferment, qui se termine comme il avait commencé, on ne sait ni comment, ni pourquoi. C’est peut-être que l’une des invitées ayant eu l'idée de
reproduire un certain moment de la nuit initiale afin de chercher à comprendre
ce qui s’était passé, permet aux invités de sortir et d’aller à la rencontre des
secours qui, de leur côté, n’avaient pas été en mesure de venir à eux.
Le film, comme l'opéra, est en quelque sorte circulaire :
à la fin, les notables se réunissent dans la cathédrale pour une messe d'action
de grâce. Mais à l'issue de la cérémonie, le même mécanisme semble recommencer.
On voit alors des moutons gravir l'escalier vers le porche de l'église, bien
plus nombreux que lors du premier enfermement ; ils entrent dans l'église,
et les portes se ferment. À l'extérieur, une émeute éclate. Les cloches du
jugement dernier (allusion au titre, tiré de l'Apocalypse) sonnent à toute
volée... Comme le souligne Tom Service dans l’article du 24 juillet 2016 qu’il
consacre à la création pour The Guardian,
« Adès’s
score does not have the double-bar line that conventionally symbolises the
conclusion to a piece of music. Instead, it is open-ended, as if we’re all
doomed to repeat this cycle, over and over. “It never ends,” Adès says. “Isn’t
that awful? Dreadful, really.” ».
Thomas Adès a composé en travaillant en étroite
coopération avec son metteur en scène, Tom Cairns, depuis 2009. Celui-ci
rappelle que le film de Buñuel ne possède pas de bande
son, ce qui rend les silences entre les lignes de dialogues particulièrement
propre à la création musicale. Le compositeur transforme l’approche distancée,
relevant presque du documentaire, adoptée par le cinéaste dans l’évolution de
ses personnages, pour favoriser les passage en solo, qui permettent d’approcher
davantage les caractères. La jolie formule du compositeur dans son entretien
reproduit dans le programme du soir, selon laquelle la musique en sait plus que
les gens tient tout son sens : « Often
music knows more than the people. Whe for example the guests arrive at the
mansion and then – a pysical impossibility – arrive again through the same
door, we hear the same music but in altered form : it contains more
sinister undertones, conveying a slight sense of things not happening quite at
the right time in the right order. When the guest have walked into the house,
the music occurs again in the orchestra, and this time you can sense that they
are leaving reality behind, perhaps even that reality itself dissolves behind
them » (p. 49 du programme). C’est là tout le sens de ces deux scènes
d’ouverture répétées, on le sait maintenant, pas vraiment à l’identique.
La
vie est ainsi faite de portes ouvertes que l’on n’ose franchir mais le chant de
Leticia permet tout, enfin :
« My home, do
you ask of my peace, who asks for yours ?
To reascend your
mountains,
Bedew them with my
tears,
Press my face into
your earth,
Kiss your soil and
your rocks.
I’d leave great
Spain
For a glimpse of
your dust.
We, your scattered
sheep, prisoners of desire… »
16 août 2016
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