mercredi 17 août 2016

L’ANGE EXTERMINATEUR


Depuis longtemps, la création est au cœur de l’identité du Festival de Salzbourg, aux côtés des représentations de référence des opéras de Mozart ou de Strauss, les concerts symphoniques des Wiener Philharmoniker et des orchestres invités, des soirées de lieder, de musique de chambre ou les grands récitals, pour le volet musical de la programmation. En commandant au compositeur britannique Thomas Adès un opéra, en coproduction avec le Royal Opera House de Covent Garden, à Londres, le Metropolitan Opera de New York et le Kongelige Opera de Copenhague, le Festival s’offre un chef-d’œuvre qui marquera sans doute durablement le monde de l’opéra. Ce genre montre ces dernières décennies une vitalité nouvelle qui propose nombres de fort belles créations en tout genre, dont les trois signées Thomas Adès. Après le très remarqué Powder her Face, consacré à la décadence de la duchesse d’Argyll, beauté mondaine et libertine devant l’éternel, créé en 1995 (le compositeur avait vingt-trois ans), et le succès de The Tempest, à Covent Garden en 2004, puis surtout au Metropolitan Opera de New York, Thomas Adès signe ici son troisième opéra. Quittant le théâtre shakespearien, il plonge dans un autre monde, celui du cinéma surréaliste de Luis Buñuel, dont il reprend quasi exactement le titre, le scénario et les dialogues du film El angel exterminador. En 1962, Luis Buñuel peignait une situation extrême, montrant à quel point les éléments civilisés ne constituent qu’un vernis superficiel couvrant le caractère de chacun, qui peut rapidement disparaître. Buñuel se fit en effet connaître, à la toute fin du cinéma muet, comme metteur en scène surréaliste d’avant-garde, lié à Salvador Dalí et à Federico García Lorca ou au groupe parisien réuni autour d’André Breton. Un chien andalou fit scandale en 1929, mais il échappera ensuite à toute classification, fuyant le franquisme pour se faire mexicain, se plaisant à dépeindre une bourgeoisie figée et hypocrite dans L’ange exterminateur, mais aussi Belle de jour ou Le charme discret de la bourgeoisie, jusqu’à son dernier film, Cet obscur objet du désir. Roland Barthes écrivait de L’ange exterminateur, que c’est un film plein de sens, plein de ce que Lacan appelle la signifiance.
Nous arrivons à l’opéra alors que les protagonistes qui entrent sur scène en sortent. L’on jouait ce soir là, on ne sait où, Lucia de Lamermoor, de Gaetano Donizetti et tant la soprano qui l’incarnait sur scène, Leticia Maynar (Audrey Luna stratosphérique), que le chef, Alberto Roc (solide Thomas Allen), figuraient parmi les invités. Cette réception organisée par le couple Lucia (Amanda Echalaz) et Edmundo de Nobile (Charles Workman), aristocrates mexicains, ne se passe pas du tout comme prévu. Les domestiques Julio (Morgan Moody), Meni (Frances Pappa) et Camila (Anna Maria Dur) refusent de servir et quittent les lieux, plantant là leurs maîtres de maison au dépourvu. Cette démission inexpliquée du personnel, qui s’exprime de manière inquiète mais incompréhensible sur la nécessité absolue de quitter les lieux aussi rapidement que possible, laisse mal présager de la suite. Que savaient-ils de cette suite ? l’auraient-ils organisée ou autrement préparée ? Nous ne le saurons pas mais un instinct peut-être, venu d’une vie plus simple, plus proche des réalités peut leur épargner la décadence. La scène s’ouvre donc sur l’entrée des invités qui s’étonnent que les serviteurs habituels ne soient pas là pour prendre leurs manteaux, mais se dirigent à l’étage où ils pourront les déposer… puis reviennent jouer la même scène exactement à l’identique, la suivante de même. Le doute s’installe d’emblée sur ce que la suite pourrait être. L’effet est excellent car il ne se répète qu’une fois et donne cette dimension complètement surréaliste propre au film reproduit. 



Ce n’est pas anodin que la scène s’ouvre sur la sortie d’une représentation de Lucia de Lamermoor. N’est-ce pas sur l’arrivée des invités au mariage arrangé entre Lucia et Arturo que s’ouvre le premier acte, même réception aristocratique qui ouvre L’ange exterminateur. Lucia, c’est aussi le prénom de la maîtresse de maison, dont le nom de famille, de Nobile, dit toute l’arrogance d’une caste s’étant embourgeoisée par nécessité mais à regret. Surtout, cet opéra est connu pour la grande scène de la folie, « l dolce suono », Acte III, scène 1, chantée par Lucia sombrant dans une démence irréversible, hagarde, échevelée et ensanglantée d’avoir tué son époux, qui forme le sommet de cet opéra. C’est dans cet air que triomphent les cantatrices et pour lequel on félicite bien sûr ici la Leticia Maynar. Toutefois, ce n’est pas seulement Lucia qui perdra la raison dans la trame du film de Buñuel comme de l’opéra d’Adès, mais tous les invités se trouvant face à l’inexplicable : nul ne semble pouvoir quitter la maison. Tout d'abord le départ de chacun est reporté, sous un prétexte quelconque ; puis, à partir du matin, se manifeste une impossibilité aussi physique que psychique de sortir de la maison, sous l’effet d’on ne sait quelle étrange force invisible, alors que les portes restent bien ouvertes. Les invités et leurs épouses restent enfermés dans le salon, avec le majordome, seul des domestiques restant. De même, à l'extérieur, les autorités, la police, les familles se trouvent-elles également incapables de franchir le portail de la propriété.
Durant le temps que dure l’enfermement, l’on assiste à la révélation du caractère et de la personnalité des protagonistes, qui se déshumanisent plus rapidement que l’on souhaiterait le croire possible. La faim, la soif sont interrompues après quelque temps par le percement d’une canalisation d’eau, qui suscite les tensions induites par la nécessité de partager une ressource que l’on pense rare et dont on ne sait si elle restera disponible jusqu’à la délivrance. C’est ensuite le retour des moutons, présents sur scène avant le début de l’œuvre, qui se font agneaux sacrificiels. Cette chaire fraiche soudainement apparue provoque en même temps une montée en violence primitive de la situation. Nous sommes dans un huis-clos absurde, partageant avec des invités qui ne devaient l’être que le temps d’une soirée, une promiscuité qui devient insupportable. Tous ces gens dans l’impossibilité de se laver, se trouvent entrainés vers une déshumanisation, un effacement des apparences et des conventions sociales, qu’ils veillent tous à tant soigner d’ordinaire ; des odeurs de hyènes apparaissent dont le rappel par l’un des convives, assumant clairement que tous sont dans la même situation, suscite l’ire des femmes encore et malgré tout précieuses. Les tromperies, la cruauté, le sexe se révèlent, et les dernières heures d'enfermement montrent une tension extrême, une grande violence psychique, l’idée que seule la mort peut être une solution, que personne n’en sortira et qu’il vaut mieux en conséquence ne rien tenter pour survivre, ne rien faire qui puisse faire perdurer ce cauchemar. Parmi ces caractères, celui de Léonora Palma, dépeint par une Anne-Sophie von Otter en verve, est impayable. L’un considère alors de contraindre l'hôte, jugé responsable, au suicide, selon le mécanisme vieux comme le monde du bouc émissaire. Ce plan funeste échoue de peu grâce à la levée inexpliquée de cet enferment, qui se termine comme il avait commencé, on ne sait ni comment, ni pourquoi. C’est peut-être que l’une des invitées ayant eu l'idée de reproduire un certain moment de la nuit initiale afin de chercher à comprendre ce qui s’était passé, permet aux invités de sortir et d’aller à la rencontre des secours qui, de leur côté, n’avaient pas été en mesure de venir à eux.
Le film, comme l'opéra, est en quelque sorte circulaire : à la fin, les notables se réunissent dans la cathédrale pour une messe d'action de grâce. Mais à l'issue de la cérémonie, le même mécanisme semble recommencer. On voit alors des moutons gravir l'escalier vers le porche de l'église, bien plus nombreux que lors du premier enfermement ; ils entrent dans l'église, et les portes se ferment. À l'extérieur, une émeute éclate. Les cloches du jugement dernier (allusion au titre, tiré de l'Apocalypse) sonnent à toute volée... Comme le souligne Tom Service dans l’article du 24 juillet 2016 qu’il consacre à la création pour The Guardian, « Adès’s score does not have the double-bar line that conventionally symbolises the conclusion to a piece of music. Instead, it is open-ended, as if we’re all doomed to repeat this cycle, over and over. “It never ends,” Adès says. “Isn’t that awful? Dreadful, really.” ».
Thomas Adès a composé en travaillant en étroite coopération avec son metteur en scène, Tom Cairns, depuis 2009. Celui-ci rappelle que le film de Buñuel ne possède pas de bande son, ce qui rend les silences entre les lignes de dialogues particulièrement propre à la création musicale. Le compositeur transforme l’approche distancée, relevant presque du documentaire, adoptée par le cinéaste dans l’évolution de ses personnages, pour favoriser les passage en solo, qui permettent d’approcher davantage les caractères. La jolie formule du compositeur dans son entretien reproduit dans le programme du soir, selon laquelle la musique en sait plus que les gens tient tout son sens : « Often music knows more than the people. Whe for example the guests arrive at the mansion and then – a pysical impossibility – arrive again through the same door, we hear the same music but in altered form : it contains more sinister undertones, conveying a slight sense of things not happening quite at the right time in the right order. When the guest have walked into the house, the music occurs again in the orchestra, and this time you can sense that they are leaving reality behind, perhaps even that reality itself dissolves behind them » (p. 49 du programme). C’est là tout le sens de ces deux scènes d’ouverture répétées, on le sait maintenant, pas vraiment à l’identique.
La vie est ainsi faite de portes ouvertes que l’on n’ose franchir mais le chant de Leticia  permet tout, enfin :
« My home, do you ask of my peace, who asks for yours ?
To reascend your mountains,
Bedew them with my tears,
Press my face into your earth,
Kiss your soil and your rocks.
I’d leave great Spain
For a glimpse of your dust.
We, your scattered sheep, prisoners of desire… »

16 août 2016



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