Cédons à la tradition du Liederabend
salzbourgeois, dont le disque a gardé d’innombrables repères magnifiques, parmi
lesquels je puis citer quelques uns de mes préférés : une soirée consacrée
à Schubert par Sviatoslav Richter accompagnant Dietrich Fischer-Dieskau, le 29
août 1977, une Winterreise où le même
chanteur se faisait accompagner par Maurizio Pollini, le 23 août 1978, un Italienisches Lierdebuch de Wolf par
Irmgard Seefried, Dietrich Fischer-Dieskau, accompagnés d’Eric Werba, le 26
août 1958, une soirée plus récente avec un récital Wolf et Strauss de Christa
Ludwig et Erik Werba également, le 7 août 1984, pour n’en citer que quelques
uns, mais encore cette soirée Schumann, du 13 août 1977, quand Brigitte Fassbänder et Erik Werba donnaient notamment les Frauenliebe und leben ou les Gedichte der Königin Maria Stuart comme jamais. Cette année, le disque nous rend une nouvelle soirée exceptionnelle de
lieder : un programme Schubert, avec notamment le Schwannengesang, par Hermann Prey et Gerald Moore, ce soir du 14
août 1964 ; magique ! Force est souvent de revenir sur terre, hélas.
Le plus souvent données au Mozarteum, ces soirées débordent de plus en plus
régulièrement vers des écrins moins intimes, la Haus für Mozart (nous y étions
l’an passé pour le récital Notturno
de Thomas Hampson) ou l’immense Grosses Festspielhaus, dont l’acoustique se
prête à qui ne la craint pas.
Ce 27 juillet 2015, Christian Gerhaher et Gerold Huber consacrent leur
programme, donné à la Haus für Mozart, à Gustav Mahler, dans trois cycles
successifs, le second dans des extraits choisis. Le lied a traversé l’œuvre de
Mahler, non seulement sous sa forme accompagnée au piano ou orchestrée (souvent
les deux pour les mêmes pièces), mais aussi à travers toutes les premières
symphonies, celles que l’on nomme de la période de création qui puise dans le
recueil Des Knaben Wunderhorn et dont
les pages formeront le centre et le pivot du programme de la soirée.
Commençons néanmoins par le début, les Lieder eines fahrenden Gesellen, ces chants d’un compagnon errant,
bien connus. Ces poèmes ont été composés entre le 15 décembre 1884 et le 1er
janvier 1885, sur une courte période donc, même s’il est vraisemblable que la
période de composition musicale se prolongeât au-delà. Mahler a très tôt songé
à orchestrer l’accompagnement de ces lieder conçus comme un cycle, le premier
du genre puisque, des lieder avec orchestre qui existaient avant cela, ni ceux
de Liszt, ni les Nuits d’été de
Berlioz ne forment de cycles en tant que tels. Tant la version pianistique que
la version orchestrale ont été publiées en 1887, mais elles diffèrent sur de
nombreux points de détail. Les textes adoptés par Mahler proviennent du recueil
d’anthologie publié par Arnim et Brentano de ce fameux recueil du Cor enchanté
de l’enfant. Il n’en a rien changé, mais a ajouté quelques vers personnels. Quand ma bien-aimée se marie, Mahler
ajoute au texte initial quelle se marie gaiement : « Wenn mein Schatz Hochzeit macht, Fröliche
Hochzeit macht… ». Le second lied, Ging’
heut’ morgen übers Feld, ce matin, j’ai traversé la prairie, nous offre la
mélodie que Mahler développera pour en faire tout le matériau du premier
mouvement de sa première symphonie. Ich
hab’ ein glühend Messer, j’ai un couteau brûlant, est plus rapide et
furieux, avant de revenir aux doux yeux bleus de la bien-aimée, Die zwei blauen Augen.
Christian Gerhaher entame parfaitement son récital, la voix est chaude,
le texte phrasé idéalement et l’accompagnement d’un pianiste qu’il connaît
depuis leurs études communes, depuis lesquelles ils ne sont jamais quittés,
ajoute à clarté du propos par l’intimité d’un échange consruit sur le ong
terme. C’est un atout majeur dans le lied que cette profonde connaissance
mutuelle du chanteur et de son accompagnateur, dont la place est essentielle.
Le recueil Des Knaben Wunderhorn
enserrera l’entracte, avec si lieder avant, puis quatre après. Cette anthologie
de poèmes, découverte par Mahler au tournant des années 1887-1888 est un
recueil de textes populaires qui va combler ses aspirations créatrices durant
quelques années déjà miraculeuses. Ce recueil de textes se trouvait être, à
l’époque, un phénomène culturel de première importance. Politiquement, le
traité de Lunéville, en 1802, va être ressenti en Allemagne comme une
douloureuse blessure, qui va éveiller une conscience nationale que l’on ira
chercher en se replongeant dans le passé d’une époque plus noble. Dès 1803,
Ludwig Thiek publiait une anthologie de Minnelieder,
puis Clemens Brentanno se prit à interroger les vielles gens de toutes classes
pour recueillir les poèmes dont leur mémoire avait pu garder le souvenir. Il y
a une tendance romantique qui recouvre le folklore ainsi mis par écrit avec le
soin de celui qui fixe la coutume d’un pays. Ce recueil va facilement trouver
le chemin de la nostalgie profonde de Mahler pour l’enfance, pour son monde de
naïveté et de simplicité. Se tourner vers cette époque médiévale, c’est aussi
réfléchir à une période où l’art prend conscience de sproblèmes de style et
remet en question son rôle au cœur de la société. La création du XIXème
siècle retourne à la nature par le chemin du peuple, Mahler par celui de
l’enfance et de ses créations spontanées. Henry-Louis de la Grange a relevé
chez Mahler en ce temps-là la beauté de la nature, la naïveté de l’enfance,
mais aussi la cruelle destinée des soldats, des exilés ou des victimes du
destin. Mahler a écrit vingt-quatre lieder sur ce recueil, y compris ceux
qui figurent dans les deuxième, troisième et quatrième symphonies. Ils forment
la seule source d’inspiration en la matière pour lui, de 1888 à 1901, à la
notable exception de la référence à Nietzsche pour la troisième symphonie.
Christian Gerhaher commence par la question : Wer hat dies Liedlein erdacht ?, avant d’enchaîner sur Ablösung im Sommer, Ich ging mit Lust durch einen grünen Wald, Um schlimme Kinder artig zu machen, Rheinlegendchen, cette jolie petite légende du Rhin et Der Schildwache Nachtlied. Après
l’entracte, il poursuivra par Lied des
Verfolgten im Turm, ce prisonnier dans la tour, en forme rondo comme toutes
les chansons dialoguées, puis Das
irdische Leben, avant Zu Strassburg
auf der Schanz’ et Wo die schönen
Tromepeten blasen, qui forme le dernier lied composé du recueil. Mahéer
imagine son héros vivant mais figurant sa mort au champ de bataille, là où
sonnent les fières trompettes. Celui dont le site internet porte la mention de
Goethe comme une devise : « Am
farbigen Abglanz haben wir das Leben » ne pouvait que mettre des
couleurs dans sa voix.
Plus sombres devenait-elle pour le dernier cycle, consacré à ces enfants
morts, sur des poèmes de Friedrich Rückert. Les Kindertotenlieder sont un immense chant de douleur du poète à la
mort de ses enfants. Rückert en a écrit quatre cent vingt-trois, dont cent
soixante-six ont été publiés en 1872. Mahler en a retenu cinq, en a composé
trois en 1901, puis les deux derniers en juin 1904. Ils sont conçus comme un
véritable cycle, qui commence et se termine sur le même ton de ré. Nun will die Sonn’ so hell aufgehen, le
Soleil va maintenant se lever à nouveau laisse penser à un retour à la vie
après la perte des enfants. Toutefois, l’enchainement avec Nun seh’ ich wohl, warum so dunkle Flammen, enfin je comprends
pourquoi de si sombres flammes jaillissent de vos yeux commence dans une rare
instabilité tonale chez Mahler, sorte de Sehnsucht
tristanesque. C’est le père qui découvre la lumière de ce regard se tournant
déjà vers la source de toute lumière. Wenn
die Mutterlein décrit, lorsque la petite mère rentrait dans la chambre, le
regard qui se tourne vers le petit coin, près du seuil, ou paraissait le cher
visage de l’enfant disparu. Oft denk’
ich, sie sind nur ausgegangen dit tout l’espoir déçu, l’absence de ceux
dont on croit trop souvent qu’ils sont simplement sortis jouer dehors, alors
qu’ils ne rentreront plus. Sous l’averse violente se termine ce cycle sombre, In diesem Wetter, in diesem Braus, par
ce temps, par cette tempête, je n’aurai bien sûr jamais laissé sortir les
enfants, mais la crainte est maintenant vaine, qu’ils ne sont plus là. Il faut
donner corps sans larmoyer à ces textes que les critiques littéraires de
l’époque ne trouvaient pas remarquables, mais auxquels la musique de Mahler
donne une profonde mélancolie, de cette délicatesse de celui qui aussi – comme
beaucoup en ces temps où la mortalité infantile est élevée, a perdu un enfant.
Pour terminer un programme très apprécié, Christian Gerhaher restait sur
Mahler et nous donnait Urlicht, ce
poème qui vient au chœur de la deuxième symphonie, avant le grand finale
portant résurrection. Cette lumière originelle, c’est celle dans laquelle gît
une humanité d’une très grande misère, d’une très grande souffrance, avant que ne
vienne la Lumière : « Ach
nein ! Ich lass mich nicht abweisen : ich bon von Gott,und will
wieder zu Gott ! Der liebe Gott wird mir ein Lichtchen geben, Wird leuchten mir bis in das ewig
selig Leben ! ». Dans une salle de concert, la lumière qui se
rallume à la fin du récital n’a pas cette qualité, même si, dans la magie d’une
soirée de lieder, l’on peut vouloir se laisser surprendre sur le chemin du
retour.
17 août 2015