Quiconque s’attendait à retrouver un caractère historique dans l’opéra
de Wolfgang Rihm, Die Eroberung von
Mexico, donné dans sa première représentation à Salzbourg le 26 juillet
2015 sous l’excellente direction d’Ingo Metzmacher, devra déchanter. Même si
les personnages principaux, Montezuma et Cortés, appellent a priori une telle référence,
s’y rattacher ne permettrait pas de comprendre cette œuvre particulière. Point
ici de récit tiré de Bernal Díaz del Castillo et de son Histoire
véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne, dont le manuscrit le plus ancien remonte à 1575, qui dresse le
portrait de première main d’un noble roi prisonnier du Conquistador. Point davantage
de recherche à la source des Lettres du
Mexique, que Hernan Cortés envoyait régulièrement à Madrid pour expliquer
et justifier ses conquêtes, lettres de première importance pourtant, même si
l’on sait aujourd’hui que leur auteur a sans doute pris des libertés avec
l’histoire. Point non plus de temple du soleil, de parures dorées et de plumes.
Point enfin de recours à cette pensée métisse issue des grandes découvertes,
faite de mélange des cultures et de métissages, si justement décrite dans
l’excellent ouvrage de Serge Gruzinski (La pensée métisse, Fayard, 1999). Non, c’est vers le théâtre d’Antonin Artaud qu’il faut se
tourner, celui que l’auteur décrivait dans la série d’essais qu’il publiait
sous le titre Le théâtre et son double,
en 1938, et dans lesquels il présente notamment son concept de théâtre de la
cruauté, mais qui parle aussi de Dieu comme de la sexualité, et que Raphaël
Denys, dans Le testament d’Artaud
(Gallimard, 2006) compare à La naissance
de la tragédie de Nietzsche.
Artaud nous décrit
vivant dans un monde qui glisse, qui se suicide sans s’en apercevoir, à
l’atmosphère asphyxiante. Il estime donc que le théâtre doit redevenir grave
pour se tourner vers le primat du metteur en scène, sorte de créateur unique
qui assumera la responsabilité double du spectacle et de l’action. Un théâtre
sans auteur, réduit à une mise en scène totale, pour en finir avec une certaine
idée des chefs-d’œuvre soi-disant réservés à la compréhension d’une certaine
élite. Le théâtre de la cruauté n’est pas descriptif et ne se raconte
pas ; à l’inverse d’un art détaché, fermé, égoïste et personnel, il se
propose de recourir au spectacle de masse pour produire une action immédiate et
violente. C’est un théâtre qui réveille les nerfs et le cœur, mais sa cruauté
n’est pas celle du sang et de la barbarie, il ne s’agit pas de cette cruauté
que nous pouvons exercer les uns contre les autres, mais de celle, bien plus
terrible encore, que les choses peuvent exercer contre nous. Le constat
est que nous ne sommes pas libres, que le ciel peut nous tomber sur la
tête et que le rôle premier du théâtre est d’abord de nous l’apprendre. Nous
avons avec Antonin Artaud un théâtre où des images physiques violentes broient
et hypnotisent la sensibilité du spectateur. Par la violence présentée, une
violence de la pensée naît au spectateur, violence désintéressée qui joue un
rôle cathartique. Dans ces termes, le théâtre devient une
fonction qui fournit au spectateur des précipités véridiques de rêves, où son
goût du crime, ses obsessions érotiques, sa sauvagerie, ses chimères, son sens
utopique de la vie et des choses, son cannibalisme même, se débondent sur un plan
non pas supposé et illusoire, mais intérieur. Dixit Artaud donc pour décrire des rêves qui exaltent nos pulsions,
pour produire une forme de sublimation en tant que purgation des mauvaises
passions. C’est l’inutilité de l’action dans les circonstances actuelles d’un
monde en déclin ; ce théâtre-là, c’est aussi la volonté de retrouver
la force de la tragédie antique, un théâtre autour de personnages fameux, de
crimes atroces, de surhumains dévouements, sur des thèmes historiques ou
cosmiques connus de tous, sans pourtant recourir à de vieux mythes surannés. Il
y a ainsi du mysticisme, de la magie et une sorte d’alchimie dans la recherche
théâtrale d’Antonin Artaud.
Dans cette
perspective, la mise en scène est le point de départ de toute création théâtrale,
recherche de la poésie tout court, sans forme et sans texte ; Artaud ne
veut donc que travailler autour de thèmes, de faits et d’œuvres connus, mais
pas de la poésie d’un texte. « Le
théâtre utilisé dans un sens supérieur et le plus difficile possible a la force
d’influer sur l’aspect et sur la formation des choses ». En ce sens,
la mise en scène est le langage du théâtre, c’est elle qui va, au centre du
processus de création, donner naissance au langage typique du théâtre,
dynamique et dans l’espace, à mi-chemin entre le geste et la pensée, sorte de
métaphysique de la parole. C’est à un spectacle chiffré qu'il nous invite, un spectacle qui, abandonnant ce qu’il appelle les utilisations
occidentales de la parole, se consacre au domaine des signes, des incantations
et du langage visuel des objets. Artaud cherche à rendre une certaine magie
analogue au rêve pour rechercher même des formes de transes, dans l’idée de
s’adresser à l’organisme et non à l’intellect du spectateur, la foule pensant
avec ses sens avant son entendement. Il faut ainsi placer le spectateur au
milieu, le spectacle l’entourant car, s’il ne va plus au théâtre, c’est
justement qu’on lui a trop dit que ce n’était que du théâtre ! Il appelle
de ses vœux une salle nouvelle, un hangar ou une grange quelconque, où la scène
et la salle « sont
remplacées par une sorte de lieu unique, sans cloisonnement, ni barrière
d’aucune sorte, et qui deviendra le théâtre même de l’action. Une communication
directe sera rétablie entre le spectateur et le spectacle, entre l’acteur et le
spectateur, du fait que le spectateur placé au milieu de l’action est enveloppé
et sillonné par elle » (Antonin Artaud, Le
théâtre et son double,
Paris, Gallimard, coll. « folio essais », 1985 (1938),
« En finir avec les chefs-d’œuvre », p. 123).
Pour comprendre la
mise en scène de ce soir, dirigée par Peter Konwitschny, il faut garder en
mémoire ce qui précède comme ces lignes de Le
théâtre et son double : « Tout
spectacle contiendra un élément physique et objectif, sensible à tous. Cris,
plaintes, apparitions, surprises, coups de théâtre de toutes sortes, beauté
magique des costumes pris à certains modèles rituels, resplendissements de la
lumière, beauté incantatoire des voix, charme de l’harmonie, notes rares de la
musique, couleurs des objets, rythme physique des mouvements dont le crescendo
et le decrescendo épousera la pulsation de mouvements familiers à tous,
apparitions concrètes d’objets neufs et surprenants, masques, mannequins de
plusieurs mètres, changements brusques de la lumière, action physique de la
lumière qui éveille le chaud et le froid, etc. » (Ibid., p. 144). Si l’on se souvient au surplus que, dans la
conception du spectacle selon Antonin Artaud, la sonorisation est constante,
les cris sont recherchés comme un moyen de communication direct aux sens des
spectateurs, la lumière devant également éclairer les spectateurs, les acteurs
ne disposant d’aucune initiative personnelle, se limitant, en tant qu’athlètes
du cœur, de produire des souffles comme émotions précises : faire « appel à certaines idées inhabituelles (…)
qui touchent à la Création, au Devenir, au Chaos, et (…) toutes d’ordre
cosmique (…) dont le théâtre s’est totalement déshabitué » (Ibid., p. 139) alors l’on pourra entrer
dans la magie du soir.
Angela Denoke en
Montezuma et Bo Skovhus en Cortés, ne sont pas des personnages, ils ne
dialoguent pas, ne font pas une histoire. Pourtant, l’on peut percevoir dans ce
décors fait de casse de voitures entourant un appartement pauvrement meublé de
peu de choses sans charme ni recherche, quelque chose d’essentiel pour le
spectateur, qui peut s’identifier à ce cadre commun. Une cuisine en
arrière-plan, une salle de séjour avec une fenêtre à jardin, une plante verte à
côté, un canapé en son centre, une table basse sur un tapis, une étagère à
cour, quelques livres rapidement assemblés et la porte d’entrée, c’est le
studio de n’importe qui, n’importe où, n’importe quand. La conquête du Mexique,
c’est aussi la conquête d’une femme par un homme, maladroit, hésitant, puis
brutal et insignifiant. Cortés ainsi est tout sauf un conquérant, bien que l’on
perçoive dans l’œuvre une condamnation des dérives de toute conquête militaire
avec ses dérapages contre les civils, ses viols, ses pillages et surtout le
fait que, au fond, toute conquête n’est jamais que guidée par l’appât du gain,
l’accumulation de terres, de richesses, d’or, de pétrole, peu importe. La conquête
à la fin se fait jeu vidéo, des premiers pac-man
aux jeux de guerre du dernier cri, celui que ne pousse plus sur les écrans que
des avatars plus vrais que nature. écran.
ons. che. Artaud n''es premiers nt en tout point, surtout dans la richesse des
es percussions. che. Artaud n'
Les groupes de
musiciens se répartissent en fosse pour l’essentiel, mais deux violons sont
isolés, aux deux extrémités de la scène et trois groupes de percussions sont
répartis dans la salle, sur les côtés et au fond, placé au-dessus des derniers
rangs. Le son vient donc de partout et le public est placé en son milieu, les
écrans de contrôle permettant à chaque musicien de suivre le chef sont aussi visibles
du public, de sorte que chacun peut pleinement participer à la réalisation
musicale. Puis c’est du public également que surgissent cris et mouvements, trente-et-une
personnes sortant des rangs, formant le bien nommé Bewegungschor, courant la salle en tout sens pour
envahir la scène, séides, lansquenets ou reîtres, spadassins ou mercenaires de
tout temps, soiffards intenables et brutaux que toute conquête traine avec
elle, partout et toujours. Enfin, c’est Montezuma et les deux chanteuses, une
soprano, Susanna Anderson, une alto, Marie-Ange Todorovitch, qui quittent la
fosse pour la scène, puis parcourent les rangs et prennent la salle à partie
pour attirer l’attention et provoquer la réaction face aux horreurs qu’elles
subissent d’une soldatesque intemporelle. Au centre de la fosse, face au chef
comme à la salle mais montant parfois sur scène également, les deux Sprecher de Stephan Rehm et Peter
Pruchniewitz soufflent, halètent, crient, râlent, parlent aussi.
La musique commence
déjà par des percussions dans la salle alors que les spectateurs s’installent,
le chef est déjà là et l’on ne sait pas trop quand cela commence réellement. Il
n’y a pas d’extinction des lumières ni de silence qui se fait pour que le chef
attaque l’ouverture, la salle comme les spectateurs restent éclairés et forment
le spectacle autant que les interprètes qui se cachent parmi nous et dont nous
sommes finalement tous. Cette lumière orange choisie pour le soir est
surprenante au premier abord lorsque l’on vient de l’extérieur. Elle beigne la
salle dans une ambiance bizarre qui d’amblée change notre perception des lieux
et des choses.
Neutral. Weiblich. Männlich. C’est
le genre d’œuvre qui ne se laisse pas définir. Dans le programme de la soirée
le metteur en scène Peter Konwitschny présente sa perception de la pièce et son
projet : « Rihm hat den
Hauptnenner komponiert, das Kernproblem aller Begegnungen, Berührungen, Zusammenarbeiten.
Das ist bei Rihm alles hörbar, aber auch schon bei Artaud vorhanden. Bei Artaud
heisst es ‘neutral-weiblich-männlich’. Es geht nicht um Europa/Amerika oder
Mexico/Spanien, sondern um Mann/Frau » (p. 7). C’est ainsi avant tout
une question de civilisation au sein de laquelle la relation homme-femme ne
fonctionne pas correctement, ce qui ne peut qu’entraîner rapidement sa chute.
Montezuma et Cortés portent la performance, ils n’ont pas de rôles en tant que
tels. Le principe masculin de Cortés – auquel Bo Skovhus donne un corps
impressionnant, une réelle substance, est renforcé par les deux rôles parlés
des Sprecher susnommés, alors que le
principe féminin de Montezuma, génialement habité par Angela Denoke, se
développe autour d’un soprano très aigu et d’une profonde contralto, toutes
deux exceptionnelles également de présence vocale et physique, dans la fosse
comme sur scène ou dans la salle. Peter Konwitschny ajoute : « Mehr Figuren sind tonlich nicht präsent. Sie
tauchen nur in vagen Regieanweisungen auf. Die einzige Figur, die es noch gibt,
ist Manliches, aber die is stumm. Eine stumme Übersetzerin, die sehr rasch
wieder aus dem Stück verschwindet, weil es nicht gelingt, zwischen den beiden
Geschlechtern zu dolmetschen. Die beiden Prinzipien sind nicht kompatibel, sind
nicht für einen Austausch gemacht » (p. 8).
Pour Ingo
Metzmacher, c’est surtout de conquête de l’espace dont il est ici question, qui
décrit à quel point la spatialisation de la musique permet de changer
constamment les perspectives. Il est vrai que sa direction, d’une rare
précision comme toujours lorsqu’il est immergé dans ce type de répertoire (nous
nous souvenons de l’opéra de Zimmermann, Die
Soldaten, qu’il dirigea ici-même en 2013), assume une préparation du
moindre détail dans un travail profond d’une œuvre qu’il connaît parfaitement
pour en avoir dirigé la création et l’avoir enregistrée. Son orchestre ce soir,
l’ORF Radio-Symphonieorchester Wien est excellent en tout point, surtout dans
la richesse des es percussions.
Le compositeur
lui-même, dans un texte de 1992, date de la création, repris dans le programme
du soir sous le titre Mexico,
Eroberungsnotiz, s’exprimait en ces termes : « Die Musik begint, bevor sie begonnen hat.
Aber das hat sie immer schon getan, nicht erst seit sie handelnde Person sein
darf. Ihre Entstehung lässt sich für mich nicht memorieren. Nach der Erfindung
ihrer – wie variabel auch immer gehaltenen – Grundtönung, die im Ausformen der
Klangorte ihre Niederschrift als Zeichen fand, begann ein rastloser
Arbeitsprozess des unablässigen Gestaltwandels. Was vorher Jahre benötigte, um
in irgendeiner Form fixiert werden zu können – nämlich die Auffindung der Texte
und die ‘Erbauung’ der Klangskulptur -, geriet nun in seinen eigenen Sog. In
einem halben Jahr Schriftarbeit entstand der Klangtext und die Konstellation
der Aktionen, für deren Gestalt ich vor zehn Jahren einfach noch nicht reif
war : Ich hatte damals zwar schon die Antenne, aber noch nicht den Sender »
(p. 52). Revenant ensuite sur son œuvre dans un texte de 2001, Rihm emporte le
titre : Wiederum und wiederum und
wiederum aufgefordet, einen Text über eines meiner Werke zu verfasse, qu’il
termine par ces mots : « Aber
vielleicht keimt etwas, später. Dann war es Kunst, jetzt » (p. 74)
Reinhard Kager
rappelait, dans un essai consacré à transcender les frontières entre les genres,
NEUTRE FEMININ MASCULIN, les traces
du théâtre d’Antonin Artaud dans l’œuvre de Wolfgang Rihm, traces que l’on
retrouve dans la traduction du texte de présentation de sa Conquête du Mexique par Antonin Artaud, avant un texte consacré au
théâtre séraphin, daté de Mexico, le 5 avril 1936, qui commence par les termes de
genre que l’on retrouve en allemand tout au long de la pièce, NEUTRAL WEIBLICH MÄNNLICH, mais surtout revenant
sans cesse à mesure que la fin approche. Artaud n’est cependant pas tout à
Rihm, qui est également allé rechercher un texte d’Octavio Paz, Raiz del hombre, de 1937, sur la
quatrième strophe duquel se termine la pièce dans la bouche de Montezuma et de
Cortés ensemble, « Unter disem Tod,
Liebe, glückhaft und stumm, gibt es keine Adern, keine Haut, kein Blut, sondern
nur der einsamen Tod ; tobende stille, ewig, umrisslos, unerschöpfliche
Liebe, der Tod entströmt ». Terminer sur cet inépuisable amour qui
émane de la mort, mais est-ce terminer, ne serait-ce pas terminé ? Les
derniers mots du compositeur, auteur ici de son propre livret, ne sont-ils
pas : « Ende ( ?) der Oper ».