Der Rosenkavalier de Richard
Strauss est sans doute le plus viennois des opéras, par son sujet comme par son
ambiance, par son humour surtout et ses emprunts au dialecte viennois, sinon
même à son argot. Parmi les principales constantes des conflits inhérents à la
condition humaine, que George Steiner retenait au nombre de cinq, figurent les
affrontements des hommes et des femmes, de la vieillesse et de la jeunesse, de
la société et de l’individu, des vivants et des morts, des hommes et des dieux.
De tels conflits ne sont pas négociables, dans la mesure où chacun se définit
dans le processus conflictuel en définissant l’autre. Revenir à soi, voyage
primordial, c’est se heurter à l’autre. Ici se sont les pôles opposés de la
vieillesse et de la jeunesse qui sont mis en scène avec finesse par Richard
Strauss et Hugo von Hoffmansthal dans
une histoire de femmes. L’on pourrait hésiter à dire une histoire de femmes ou
un l’histoire d’une femme, mais cette deuxième proposition mettrait trop en
avant la Maréchale au détriment de Sophie, envers laquelle l’on nous montre une
vraie passation de pouvoir, un passage de flambeau, qui se fait en toute
dignité, non sans quelque tristesse rentrée sans doute.
La vieillesse de la
Maréchale n’est que toute relative mais la jeunesse de Sophie bien réelle, que
l’on peut envisager, dans les mœurs de l’époque, aisément comme une jeune fille
de seize ou dix-sept ans. Qu’elle soit trentenaire ou déjà quinquagénaire, peu
importe, Marie-Thérèse est reléguée dans une autre génération. Elle le sait et
n’en est pas dupe. Son réveil dans les bras de son jeune amant, dès le début de
l’opéra, la montre lucide sur le fait qu’un jour il la quittera pour une autre,
pour se marier et faire sa vie avec une femme plus jeune qu’elle. Il a beau
s’en défendre avec l’aplomb du jeune amant débutant, il s’en rendra néanmoins
rapidement compte. Subjugué par Sophie dans le deuxième acte, la prise de
conscience vient au troisième au plus tard. Son coiffeur ensuite, à qui elle
reprochera d’avoir fait d’elle ce jour là une vieille femme encourt moins de
reproche que de résignation.
Ce conflit de
femmes et de génération, dans son caractère inhérent à la condition humaine,
aurait pu mal se passer et tourner à la tragédie où chacun (c’est fréquent à
l’opéra) finit par mourir sur le cadavre de l’autre. La Vienne de l’Impératrice
Marie-Thérèse ne possédait pas de quoi, cependant, offrir un cadre adéquat à
une dimension tragique. Eduquée, en pleines Lumières, radieuse et à une
certaine apogée, cette Vienne là convenait mieux aux passations plus
classiques, la renonciation de la Maréchale lui offrant la grandeur de revenir
sans heurt à ce qu’elle n’avait jamais cessé d’être, de n’être plus à nouveau
que l’épouse de son mari avant peut-être de redevenir la femme d’un autre
amant. Cette lucidité des personnages par rapport à eux-mêmes dans le jeu mêlé
des relations humaines toujours compliquées lorsqu’elles se teintent d’amour et
de sexe, est d’un classicisme absolu mais nullement ennuyeux, suranné certes,
mais dont notre époque ferait bien de reprendre quelques éléments pour
retrouver une forme d’éducation.
La musique avant
tout sert la comédie comme rarement à l’opéra. Sans doute seul Mozart, avant
Strauss, n’a offert une telle maîtrise de toutes les dimensions théâtrales
d’une œuvre. Il est vrai que le duo que forment Strauss et Hoffmansthal est
d’un rare niveau de symbiose, permettant les réussites que l’on sait. Le texte
du Rosenkavalier est finement ciselé,
musical en lui-même, jouant sur les manières, offrant à la Maréchale la
noblesse qui est la sienne, à Sophie l’éducation que l’on attendait d’elle, à
Octavian la fougue de son état, à Ochs la grossièreté qui va brouiller les
cartes et redistribuer le jeu.
La Maréchale de
Krassimira Stoyanova, pour sa prise de rôle, était superbe. Elle en a la voix,
le port et la contenance, elle se range avec le plus grand naturel auprès de
celles qui ont marqué le rôle sur cette scène. Il n’y a pas dans son
incarnation toutes les préciosités qu’y mettait Elisabeth Schwartzkopf, nous
montrant une femme rompue à l’étiquette pointilleuse de la Hofburg à cette
époque. L’on y retrouve davantage la femme (sans abandon pourtant) que la
Maréchale, ce qui est judicieux car le livret ne quitte finalement pas la
sphère privée de l’héroïne.
Elle cède la place
à la jeune Sophie de Mojca Erdmann, d’un très beau timbre, offrant l’âge et le
physique du rôle, mais manquant singulièrement de projection pour remplir la
grande salle du Grosses Festspielhaus.
Il faut tendre l’oreille pour la percevoir et son manque de format adéquat
plombe son acte II, moins le III, où l’intimité de la scène finale lui permet
de mieux s’exprimer.
A ne saluer que les
Maréchales historiques dans cette œuvre, l’on en oublie que le rôle titre et le
rôle principal revient à Octavian, qui est d’ailleurs venu saluer en dernier ce
soir de première. C’est un rôle travesti typique, auquel on ajoute un
travestissement supplémentaire dans la dramaturgie très bien pensée de l’œuvre.
C’est en fait une femme, qui se fait passer pour un homme, qui se fait passer
pour une femme. Blake Edwards saura s’en souvenir dans Victor, Victoria. Sophie Koch y excelle, elle habite le rôle dans
toutes ses dimensions, en possède la voix et les moyens pour le présenter sur
cette scène qui y a vu Jarmila Novotna, Lisa Della Casa, Christa Ludwig ou Sena
Jurinac, ce qui n’est pas rien ! Amant tendre et fougueux au premier acte,
elle n’hésite pas à se saisir de ce qu’elle peut pour ne pas exposer la
Maréchale surprise par la visite du Baron Ochs, avant de s’amuser des avances
de celui-ci qui la croit réellement femme de chambre. Fort digne au deuxième
acte dans sa présentation de la rose d’argent à la famille Faninal, elle
s’enflamme pour Sophie, se fâche avec la maladresse de son rang et de son âge
face à Ochs, construit rapidement la comédie du troisième acte, dans lequel
elle manœuvre habilement le pauvre baron, le prenant à sa grossièreté. Le digne
retrait de la Maréchale lui permet de conclure en beauté avec Sophie et de
justifier pleinement leur union. Elle est le pivot de l’action, le point
central autour duquel elle fait tourner tant la Maréchale que Sophie.
Le Baron Ochs auf Lerchenau de Günther Groissböck nous a laissé un brin dubitatif. Trop jeune, trop mince, trop élégant pour incarner a priori le rustre qu’il doit être, la voix manque également d’ampleur et de projection au premier acte surtout, se développe au deuxième, semblant se réserver pour la suite, où il triomphe effectivement au dernier. Il n’a donc que ses manières pour provoquer le rejet de Sophie. Cela ressort essentiellement des parties qui lui sont réservées et le texte comme la musique qui constituent son personnage devraient se suffire à eux-mêmes. Sur scène, il n’en est pas moins réduit à surjouer ce côté goujat pour le rendre palpable et même là, il en fait à la fois trop et pas assez. Trop pour ne pas sembler décalé par rapport aux autres, pas assez pour marquer réellement le coup. Il garde en effet une certaine noblesse (petite et de province, mais sans doute ancienne), que lui rappelle la Maréchale à l’acte III et à laquelle il ne déroge finalement pas. Il n’aurait pas suffit au rejet de Sophie, si celle-ci n’avait pas été dans le même temps confrontée à la découverte d’Octavian.
Les autres ne
faisaient que tourner dans un tourbillon de rôles secondaires qui donnent à cet
opéra une vie incroyable et sans doute unique. Le Faninal d’Adrian Eröd
manquait de charisme. Les intrigants Annina, Wiebke Lehmkuhl, et Valzacchi,
Rudolf Schasching, sont parfaits. Le chanteur de Stefan Pop est un fat qui
tente de briller dans les salons que sa voix ne lui ouvriraient pas sans les
recommandations dont il dispose. Le commissaire de Tobias Kehrer est excellent,
le majordome des Faninal, Martin Pskorski, trop jeune mais très belle voix,
issu du remarquable programme tourné vers les jeunes du Festival, le Youg Singers Project.
Monter Der Rosenkavalier à Salzbourg constitue
toujours un défi. Donné quasiment chaque année entre 1929 et 1964, il y a vu se
succéder les meilleurs baguettes straussiennes, dont Clemens Krauss (1929 à
1934, puis 1953), Karl Böhm (1938-1939, 1961 et 1969) et Karajan (1960, 1963 et
1964), et d’autres légendaires, telles que Josef Krips (1935), Hans
Knappertsbusch (1937, 1941), Hans Swarowsky (1946) et surtout George Szelle
(1949). Les productions de Lothar Wallenstein (1929-1938 et 1949), ou Rudolf
Hartmann (1960-1964), ont marqué durablement les esprit, ce d’autant plus que
c’est par cette dernière production que Karajan choisit d’inaugurer le Grosses Festspielhaus en 1960, alignant
sur scène Elisabeth Schwartzkopf et Lisa Della Casa, Otto Edelmann, Sena Jurinac,
Erich Kunz et Alfred Poell, Hilde Güden et Anneliese Rothenberger. Déjà la
nouvelle production de 1969, confiée à Karl Böhm et au même Rudolf Hartmann
semble avoir été accueillie avec quelques critiques et déceptions, malgré la
Maréchale de Christa Ludwig, l’Octavian de Tatyana Troyanos, le Baron de Theo
Adam et la Sophie d’Edith Mathis. Dans le disque qui en subsiste, l’on y entend
néanmoins avec le recul l’une des plus belles versions de la pièce. Il fallut
attendre dix ans pour remonter l’œuvre en ces lieux ensuite, avec la production
dirigée par Christophe von Dohnanyi en 1978-1979 (Gundula Janowitz, Kurt Moll,
Yvonne Minton, Lucia Popp tout de même), puis un retour de Karajan en 1983-1984
avec Anna Tomowa Sintow, avant de nouvelles pauses de dix ans, la production de
1995 dirigée par Lorin Maazel n’ayant guère marqué les esprits, pas plus
d’ailleurs que celle de 2004 par Semyon Bychkov (déjà y débutait Sophie Koch en
Octavian). A maintenir ce rythme d’une production tous les dix ans environ,
l’on sent que l’attente du public est importante. La première de ce 1er
août 2014 faisait donc figure d’événement particulier, avec toutes les
mondanités et le cortège des voitures et des chauffeurs qui les accompagnent.
On y trouve, immuables, les Salzbourgeois en costumes traditionnel, martelant
fièrement que le Tracht est élégant
en toutes circonstances, les Japonais en kimono de cérémonie, les autres en
smoking et robes du soir de goûts divers (et parfois hasardeux mais passons….).
Un certain cérémonial existe encore et c’est sans doute le seul endroit où l’on
voit des curieux s’assembler pour venir voir des gens qui vont au spectacle.
Le défi lancé à
Harry Kupfer pour cette nouvelle mise en scène était imposant. Il l’a relevé
avec passion et une grande intelligence. D’immenses photographies de bâtiments
de la Vienne impériale servent de décors de fond, comme de larges avenues ou
des forêts, des prairies. C’est lumineux, cela donne de l’espace, du volume et
une grande efficacité à la dramaturgie. Les lumières de Jürgen Hoffmann sont
remarquables et les costumes de Yan Tax simplement mais essentiellement justes.
D’immenses éléments de mobilier signifient le palais de la Maréchale. La
grandeur de la porte, du miroir et du lit habillent la scène et forment la
chambre ou les salons du palais Werdenberg ou de celui des Faninal. Un mobilier
finement choisi, quelques fleurs donnent l’élégance qui convient. Classique
certes, mais pas rétrograde et sans conservatisme, la pièce se lit avec plaisir
et c’est superbe dès le lever de rideau. Le troisième acte offre le cadre du
Prater avant de libérer des axes de verdure magnifiques. Une grande réussite.
La direction
musicale avait été initialement confiée à Zubin Mehta, lequel n’avait encore
jamais dirigé cette œuvre avant d’être sollicité pour cette occasion. Il y a
renoncé cependant au début de l’année et c’est Franz Welser-Möst qui a repris
le projet. Celui qui est un chef autrichien et depuis quatre ans le directeur
général de l’Opéra de Vienne ne peut que parfaitement connaître son Strauss et
notamment ce Rosenkavalier. La
direction est sensible, parfaite, viennoise comme il convient et les Wiener
Philarmoniker méritent, comme souvent, tous les superlatifs. Cette musique, cet
esprit, cette culture, tout est pour eux d’un naturel qui coule dans le sang de
chacun et cela s’entend à chaque mesure. Une magnifique production qui marquera
davantage que les précédentes sans doute, au rang des historiques peut-être, et
dont la reprise ces prochaines années serait bienvenue.
3 août 2014.