Une tempête qui se
déchaine comme une vengeance d’un ancien duc déchu pour amener sur les plages
d’une île magique le roi de Naples, son frère et son fils, trois hommes du
péché rassemblés là par les éléments pour découvrir la vérité. Aucune vision
harmonieuse du monde ne doit ignorer le mal, dont il faut reconnaître la
présence pour la maîtriser. La vérité permet de découvrir une humanité
admirable sous la plume de Shakespeare :
O, Wonder!
How many goodly creatures are there here!
How beauteous mankind is! O brave New World!
That has such people in't!
Pour son premier
passage à Genève, ce jeudi 23 octobre 2014, le Chicago Symphony Orchestra et
son chef, Riccardo Muti, nous proposait un programme très humide, commençant
par La Tempête de Tchaïkovski, puis La Mer de Debussy, avant la Troisième Symphonie,
« Rhénane », de Schumann.
Dans la pièce de
Shakespeare, Prospero, duc de Milan, a été exilé suite à la trahison de son
frère sur une île déserte où il vit avec sa fille, Miranda. Maîtrisant par
magie les éléments et les esprits, il provoque le naufrage du navire qui
transporte son frère félon, Antonio, accompagné du roi de Naples et de son
fils, Fernando. Ariel, esprit de l’air aux ordres de Prospero exécute le
naufrage et tous se retrouvent sur l’île. Prospero fera subir diverses épreuves
initiatiques aux trois personnages égarés et le drame se terminera par la
réconciliation des deux frères, le mariage de Miranda et Fernando et la
renonciation de Prospero à la magie. Tchaïkovski simplifie à l’extrême cette
trame en cinq actes dans sa partition, pour retenir avant tout la rencontre de
Miranda et Fernando. Il commence son plan sur la mer, à laquelle il revient
pour conclure la pièce. Des appels nobles et puissants des cuivres dominent le flot
des cordes, comme la magie de Prospero et la baguette de Muti la mer et le
vent. Après un somptueux choral de cuivres qui transporte le navire et ses
royaux passagers et qui nous rappelle que ce sont ces pupitres là qui firent la
première légende du Chicago Symphony Orchestra, la tempête se déchaine. Les
vents et les cordes traduisent la violence des éléments et la naissance de la
passion amoureuse de Miranda et Fernando, jusqu’au tableau de départ final,
« La mer ».
C’est sur cette mer,
celle de Debussy, que le voyage se poursuivait de l’aube à midi, dans des jeux
e vagues qui font dialoguer le vent et la mer. Le 12 septembre 1903, Debussy
écrivait à André Messager : « Vous
ne saviez peut-être pas que j’avais été promis à la belle carrière de marin et
que seuls les hasards de l’existence m’ont fait bifurquer. Néanmoins, j’ai
conservé une passion sincère pour Elle (la mer). Vous me direz que l’Océan ne
baigne pas précisément les coteaux bourguignons… ! et cela pourrait bien
ressembler aux paysages d’atelier, mais j’ai d’innombrables souvenirs ;
cela vaut mieux à mon sens qu’une réalité dont le charme pèse généralement trop
lourd sur votre pensée ». Le travail de Debussy à sa partition se
poursuivit néanmoins encore près de deux ans, principalement sur les côtes de
la Manche, plus proches des embruns que les riches terres de Bourgogne, entre
Jersey et Dieppe, l’été 1904. La partition est terminée le 5 mars 1905 et créée
par les Concerts Lamoureux à Paris le 15 octobre 1905, sous la direction de
Camille Chevillard. Exécution particulièrement médiocre semble-t-il, qui
provoqua, avec la nouveauté de l’œuvre, un accueil mitigé de tous ceux qui
venaient à peine d’habituer leurs oreilles au langage de Pelléas et Mélisande. La puissance de l’œuvre, son souffle, son
architecture à la fois complexe et légère surprirent, jusqu’à ce que la pièce
s’impose après une exécution dirigée par le compositeur, pourtant assez mauvais chef
d’orchestre lui-même, chez Colonne, le 19 janvier 1908. Malgré le sous-titre trompeur d’Esquisses, nous avons en fait là ce qui
se rapproche le plus d’une symphonie. Après un siècle d’exécutions d’une œuvre
qui a pris toute sa place au répertoire, surtout à Genève où elle est la marque
de fabrique de l’OSR depuis sa création en 1918 par Ernest Ansermet, l’on perd
de vue son caractère génialement novateur, cette succession d’instants sans
fins, dans la belle expression d’André Boucourechliev :
« son titre même désigne un espace
de temps ouvert, non orienté, vierge de toute courbure, de tout pli, de toute
direction, de toute tension : jeu de couleurs et de nuances sans
commencement ni fin ». Comme le relève cependant Harry Halbreich,
« Cela dit, il existe tout de même
une grande forme préhensible, et même elle se rattache à des critères
traditionnels, profondément repensés et rénovés, mais reconnaissables. Il y a
même un grand thème et d’autres éléments qui participent de la conception
cyclique chère à Franck et à son école ! ». C’est la subtile
révolution debussyste, avec l’équilibre des trois morceaux dont le premier
réunit les fonctions habituelles d’un premier mouvement avec introduction lente,
le deuxième est un scherzo et le dernier un finale rapide.
L’orchestre et Riccardo
Muti réussissent parfaitement à créer l’ambiance qu’il faut aux premières
mesures baignées dans la brume mystérieuse et calme précédent le lever du
soleil… et l’Esprit de Dieu flottait sur les eaux. Les Jeux de vagues sont le plus complexe et le plus novateur des trois
mouvements, entre éclatement de la forme et dispersion spatiale des timbres qui
nous amènent supérieurement au finale spectaculaire et dramatique. Muti avec
Debussy brosse une fresque puissante des éléments déchainés, parfaitement
maîtrisés dans l’acoustique d’une salle que l’Orchestre découvre pour la
première fois.
Devant les
inondations qui frappèrent le département de la Garonne le 26 juin 1875, le
Président de la République d’alors, le Maréchal Patrice de MacMahon prononça
ces paroles d’une rare perspicacité : « Que d’eau, que d’eau ! », à quoi répondit le Préfet de la
région par un sarcastique : « Et
encore, Monsieur le Maréchal, vous ne voyez que le dessus »… C’est
dans les eaux du Rhin que le programme offert par Riccardo Muti se termine ce
soir, celles dans lesquelles se jeta Schumann avant d’être ramené à la rive et
de finir sa vie dans un asile d’aliéné. La Troisième
Symphonie, dite « Rhénane », de Robert Schumann, est sans doute
la plus connue, la plus jouée et la plus populaire de ses œuvres orchestrales.
Créée sous la direction de son auteur le 6 février 1851, elle connut immédiatement un
formidable succès. Il y a dans ces pages nombre de mélodies populaires et de
valses rustiques de Rhénanie, un peu de la vie sur les bords du Rhin, une
germanité accrue qui se traduit dans le choix de la langue allemande pour les indications
de chaque mouvement. Ce Rhin, Schumann l’a beaucoup chanté, notamment avec
Heinrich Heine, dans le Liederkreis
opus 24 ou surtout dans les Dichterliebe.
Offrant une nouvelle architecture en cinq mouvements, cette symphonie s’ouvre sans
introduction liminaire, dans un mi bémol majeur typiquement rhénan, qui sera
aussi celui de l’Or du Rhin de
Richard Wagner cinq ans plus tard. Comme dans la Sixième Symphonie de Beethoven
ou la Symphonie Fantastique de Berlioz, le mouvement surajouté à la structure
classique est le quatrième, celui où se joue et se noue le drame, orage pour le premier, marche au supplice pour le deuxième, Feierlich, cérémonie solennelle enfin ici.
Avec un orchestre
aux timbres fabuleux, ses cuivres légendaires bien sûr mais bien davantage
encore à tous les pupitres sous une telle direction, Muti adopte des tempi plus
lents que la plupart des exécutions habituelles. L’on est
entraîné tout au long de ces cinq mouvements entre deux eaux, entre deux monde,
celui réel auquel on se sent étranger et que Schumann chercha à fuir
en se jetant dans le Rhin, celui des morts qu’il ne parvint pas à rejoindre,
ramené à la rive et à la vie contrainte de l’asile et des voix intérieures.
Muti nous entraîne là où Schumann souhaitait aller, corps immergé déjà séparé
de la vie, pures sensations de ballotage dans des courants divers, là où l’on
peut se laisser aller aux éléments, déjà plus vivant mais pas encore mort,
coupé du souffle de la vie, porté entre un ciel voilé par les mirages de l’onde
et une terre immergée de roches et de limon, trouver la sérénité même dans le
flux indifférent et hors de contrôle des flots les plus puissants. Muti laisse
les eaux du fleuve ramener le corps inconscient de Schumann à la rive et les
vers de Heine s’imposer pour conclure :
En mon sein sont morts
Tous les désirs vains de ce
monde,
Quasi morte aussi en moi
La haine des méchants, et même
le sens
De ma propre misère, comme de
celle des autres -
En moi ne vit encore que la
mort !
26 octobre 2014.