dimanche 26 octobre 2014

QUE D’EAU, QUE D’EAU !


Une tempête qui se déchaine comme une vengeance d’un ancien duc déchu pour amener sur les plages d’une île magique le roi de Naples, son frère et son fils, trois hommes du péché rassemblés là par les éléments pour découvrir la vérité. Aucune vision harmonieuse du monde ne doit ignorer le mal, dont il faut reconnaître la présence pour la maîtriser. La vérité permet de découvrir une humanité admirable sous la plume de Shakespeare :
O, Wonder!
How many goodly creatures are there here!
How beauteous mankind is! O brave New World!
That has such people in't!
Pour son premier passage à Genève, ce jeudi 23 octobre 2014, le Chicago Symphony Orchestra et son chef, Riccardo Muti, nous proposait un programme très humide, commençant par La Tempête de Tchaïkovski, puis La Mer de Debussy, avant la Troisième Symphonie, « Rhénane », de Schumann.
Dans la pièce de Shakespeare, Prospero, duc de Milan, a été exilé suite à la trahison de son frère sur une île déserte où il vit avec sa fille, Miranda. Maîtrisant par magie les éléments et les esprits, il provoque le naufrage du navire qui transporte son frère félon, Antonio, accompagné du roi de Naples et de son fils, Fernando. Ariel, esprit de l’air aux ordres de Prospero exécute le naufrage et tous se retrouvent sur l’île. Prospero fera subir diverses épreuves initiatiques aux trois personnages égarés et le drame se terminera par la réconciliation des deux frères, le mariage de Miranda et Fernando et la renonciation de Prospero à la magie. Tchaïkovski simplifie à l’extrême cette trame en cinq actes dans sa partition, pour retenir avant tout la rencontre de Miranda et Fernando. Il commence son plan sur la mer, à laquelle il revient pour conclure la pièce. Des appels nobles et puissants des cuivres dominent le flot des cordes, comme la magie de Prospero et la baguette de Muti la mer et le vent. Après un somptueux choral de cuivres qui transporte le navire et ses royaux passagers et qui nous rappelle que ce sont ces pupitres là qui firent la première légende du Chicago Symphony Orchestra, la tempête se déchaine. Les vents et les cordes traduisent la violence des éléments et la naissance de la passion amoureuse de Miranda et Fernando, jusqu’au tableau de départ final, « La mer ».
C’est sur cette mer, celle de Debussy, que le voyage se poursuivait de l’aube à midi, dans des jeux e vagues qui font dialoguer le vent et la mer. Le 12 septembre 1903, Debussy écrivait à André Messager : « Vous ne saviez peut-être pas que j’avais été promis à la belle carrière de marin et que seuls les hasards de l’existence m’ont fait bifurquer. Néanmoins, j’ai conservé une passion sincère pour Elle (la mer). Vous me direz que l’Océan ne baigne pas précisément les coteaux bourguignons… ! et cela pourrait bien ressembler aux paysages d’atelier, mais j’ai d’innombrables souvenirs ; cela vaut mieux à mon sens qu’une réalité dont le charme pèse généralement trop lourd sur votre pensée ». Le travail de Debussy à sa partition se poursuivit néanmoins encore près de deux ans, principalement sur les côtes de la Manche, plus proches des embruns que les riches terres de Bourgogne, entre Jersey et Dieppe, l’été 1904. La partition est terminée le 5 mars 1905 et créée par les Concerts Lamoureux à Paris le 15 octobre 1905, sous la direction de Camille Chevillard. Exécution particulièrement médiocre semble-t-il, qui provoqua, avec la nouveauté de l’œuvre, un accueil mitigé de tous ceux qui venaient à peine d’habituer leurs oreilles au langage de Pelléas et Mélisande. La puissance de l’œuvre, son souffle, son architecture à la fois complexe et légère surprirent, jusqu’à ce que la pièce s’impose après une exécution dirigée par le compositeur, pourtant assez mauvais chef d’orchestre lui-même, chez Colonne, le 19 janvier 1908. Malgré le sous-titre trompeur d’Esquisses, nous avons en fait là ce qui se rapproche le plus d’une symphonie. Après un siècle d’exécutions d’une œuvre qui a pris toute sa place au répertoire, surtout à Genève où elle est la marque de fabrique de l’OSR depuis sa création en 1918 par Ernest Ansermet, l’on perd de vue son caractère génialement novateur, cette succession d’instants sans fins, dans la belle expression d’André Boucourechliev : « son titre même désigne un espace de temps ouvert, non orienté, vierge de toute courbure, de tout pli, de toute direction, de toute tension : jeu de couleurs et de nuances sans commencement ni fin ». Comme le relève cependant Harry Halbreich, « Cela dit, il existe tout de même une grande forme préhensible, et même elle se rattache à des critères traditionnels, profondément repensés et rénovés, mais reconnaissables. Il y a même un grand thème et d’autres éléments qui participent de la conception cyclique chère à Franck et à son école ! ». C’est la subtile révolution debussyste, avec l’équilibre des trois morceaux dont le premier réunit les fonctions habituelles d’un premier mouvement avec introduction lente, le deuxième est un scherzo et le dernier un finale rapide.
L’orchestre et Riccardo Muti réussissent parfaitement à créer l’ambiance qu’il faut aux premières mesures baignées dans la brume mystérieuse et calme précédent le lever du soleil… et l’Esprit de Dieu flottait sur les eaux. Les Jeux de vagues sont le plus complexe et le plus novateur des trois mouvements, entre éclatement de la forme et dispersion spatiale des timbres qui nous amènent supérieurement au finale spectaculaire et dramatique. Muti avec Debussy brosse une fresque puissante des éléments déchainés, parfaitement maîtrisés dans l’acoustique d’une salle que l’Orchestre découvre pour la première fois.  
Devant les inondations qui frappèrent le département de la Garonne le 26 juin 1875, le Président de la République d’alors, le Maréchal Patrice de MacMahon prononça ces paroles d’une rare perspicacité : « Que d’eau, que d’eau ! », à quoi répondit le Préfet de la région par un sarcastique : « Et encore, Monsieur le Maréchal, vous ne voyez que le dessus »… C’est dans les eaux du Rhin que le programme offert par Riccardo Muti se termine ce soir, celles dans lesquelles se jeta Schumann avant d’être ramené à la rive et de finir sa vie dans un asile d’aliéné. La Troisième Symphonie, dite « Rhénane », de Robert Schumann, est sans doute la plus connue, la plus jouée et la plus populaire de ses œuvres orchestrales. Créée sous la direction de son auteur le 6 février 1851, elle connut immédiatement un formidable succès. Il y a dans ces pages nombre de mélodies populaires et de valses rustiques de Rhénanie, un peu de la vie sur les bords du Rhin, une germanité accrue qui se traduit dans le choix de la langue allemande pour les indications de chaque mouvement. Ce Rhin, Schumann l’a beaucoup chanté, notamment avec Heinrich Heine, dans le Liederkreis opus 24 ou surtout dans les Dichterliebe. Offrant une nouvelle architecture en cinq mouvements, cette symphonie s’ouvre sans introduction liminaire, dans un mi bémol majeur typiquement rhénan, qui sera aussi celui de l’Or du Rhin de Richard Wagner cinq ans plus tard. Comme dans la Sixième Symphonie de Beethoven ou la Symphonie Fantastique de Berlioz, le mouvement surajouté à la structure classique est le quatrième, celui où se joue et se noue le drame, orage pour le premier, marche au supplice pour le deuxième, Feierlich, cérémonie solennelle enfin ici.
Avec un orchestre aux timbres fabuleux, ses cuivres légendaires bien sûr mais bien davantage encore à tous les pupitres sous une telle direction, Muti adopte des tempi plus lents que la plupart des exécutions habituelles. L’on est entraîné tout au long de ces cinq mouvements entre deux eaux, entre deux monde, celui réel auquel on se sent étranger et que Schumann chercha à fuir en se jetant dans le Rhin, celui des morts qu’il ne parvint pas à rejoindre, ramené à la rive et à la vie contrainte de l’asile et des voix intérieures. Muti nous entraîne là où Schumann souhaitait aller, corps immergé déjà séparé de la vie, pures sensations de ballotage dans des courants divers, là où l’on peut se laisser aller aux éléments, déjà plus vivant mais pas encore mort, coupé du souffle de la vie, porté entre un ciel voilé par les mirages de l’onde et une terre immergée de roches et de limon, trouver la sérénité même dans le flux indifférent et hors de contrôle des flots les plus puissants. Muti laisse les eaux du fleuve ramener le corps inconscient de Schumann à la rive et les vers de Heine s’imposer pour conclure :
En mon sein sont morts
Tous les désirs vains de ce monde,
Quasi morte aussi en moi
La haine des méchants, et même le sens
De ma propre misère, comme de celle des autres -
En moi ne vit encore que la mort !

26 octobre 2014.

samedi 25 octobre 2014

UNE RONDE DE NUIT


L’œuvre peut être vue come inspirée de La ronde de nuit de Rembrandt, peinture aux dimensions immenses et aux clair-obscur bien connus, qui donne, par la manière dont l’auteur renouvelle la représentation des personnages, une impression de mouvement vers l’avant. L’on sait néanmoins maintenant et depuis la rénovation du tableau en 1949, que la scène est diurne et ne doit son caractère sombre qu’à un vernis à base de bitume mal vieilli et noirci avec le temps. En 1908 cependant, à la création de la Septième Symphonie en si mineur de Gustav Mahler, son ami le chef d’orchestre néerlandais Willem Mengelberg ne pouvait encore avoir qu’une vision nocturne de la célèbre toile, et fort bien soutenir que c’est cette ronde de nuit qui inspira au compositeur ses deux Nachtmusik, deuxième et quatrième mouvement de la Septième Symphonie, baptisée Chant de la Nuit, souvent perçue comme une sorte de Grosse Nachtmusik. Ces deux mouvements ont été composés en même temps que le Finale de la Sixième Symphonie, au cours de l’été 1904, les trois autres l’été suivant, en 1905, l’œuvre ayant été achevée le 15 août 1905. Mahler a eu particulièrement de mal à trouver l’inspiration lui permettant d’intégrer les deux intermezzi dans la structure complète de la symphonie et c’est, selon ses dires, dans le rythme et l’atmosphère des premiers coups de rames sur le lac de Misurina, dans la barque qu’il avait prise pour rentrer chez lui après une journée d’excursion dans les Dolomites, qu’il la trouva finalement. C’est là que l’on retrouve le même mouvement vers l’avant que dans la toile de Rembrandt, mais aussi une ligne de vie comparable. Rembrandt a en effet peint dans ce tableau sa famille, sa femme et leurs trois enfants trop tôt disparus, symbolisés dans la petite fille en robe jaune au milieu de la composition.  C’est en 1901 que Mahler rencontra Alma Schindler, qu’il épousa en mars 1902, et dont il eut deux filles, Maria, née en 1902, et Anna, en 1904. Il y a cependant dans cette époque que l’on aurait pu croire heureuse, les traces de l’inachèvement du cycle de mélodies des Kindertotenlieder, commencé en 1901 et des futurs reproches d’Alma, qui y voyait l’anticipation par son époux du décès de Maria, morte de la diphtérie en 1907, comme des angoisses indicibles qui transpirent la partition de la Sixième Symphonie. La place de la famille de l’artiste relie donc aussi les œuvres de Rembrandt et de Mahler.
Le langage de Mahler dans les pages qui composent cette partition est le plus avancé qu’il n’utilisât jamais, et ceci explique sans doute le fait que cette œuvre soit la moins jouée de ses symphonies. L’on y trouve des dissonances, des modulations soudaines, incessantes et serrées, qui peuvent effacer l’idée de tonalité, comme l’usage de l’intervalle de quartes, que reprendra bientôt Schönberg dans sa première Symphonie de Chambre, opus 9, pour ébranler les principes de la musique tonale. Certains ont même vu, dans la partition de Schönberg, postérieure que de deux ans à celle de Mahler, des citations importantes qui pourraient en faire une longue paraphrase de la deuxième Nachtmusik, quatrième mouvement de la Septième Symphonie. Entre aspérités mélodiques et sonorités audacieuses, sinon même parfois agressives, Mahler nous offre un raffinement orchestral somptueux, qui n’a rien de gratuit. Il y a là aussi une référence au romantisme heureux de Joseph von Eichendorff, dont la poésie a été mise en musique notamment par Schumann, Mendelssohn, Brahms, Wolf ou Schoeck. Les souvenirs de l’enfance heureuse du poète à la campagne, d’une ardente nostalgie de temps anciens, de lointains perdus dans les brumes, la forêt ou la montagne rappellent la nature à laquelle Mahler était également si sensible.
C’est le chant du doux rossignol accompagné à la guitare que l’on retrouve dans la deuxième Nachtmusik, l’image d’une nuit calme et sereine, sans inquiétude sur le lendemain. Déjà dans la marche au clair-obscur fantastique du premier mouvement, l’on retrouve de multiples références, que l’on peut rattacher à Eichendorff, comme Henry-Louis de La Grange, au tableau de Rembrandt avec Willem Mengelberg, ou à n’importe quoi d’autre si l’on se souvient qu’Alphons Diepenbrock, qui a assisté aux répétitions menées par Mahler pour la création à Amsterdam, relevait que le compositeur disait toujours quelque chose de différent à ce sujet.
Ce soir, sous la direction inspirée de Jonathan Nott, qui joue et enregistre régulièrement les pages de Mahler, l’Orchestre de la Suisse Romande semblait se perdre dans le premier mouvement, sous des références sans doute mal maîtrisées dans une œuvre rare à son répertoire. Même si les symphonies de Mahler ont été données à Genève dès 1913 et figuraient au programme des premières saisons de l’OSR dès sa fondation en 1918, la Septième y resta particulièrement rare. Les forces violentes d’une sombre nuit exprimées par Mahler semblaient inquiéter les musiciens face à la souffrance de l’humanité, notamment les flûtes, dont on entendait davantage le souffle que le son. Dans ces moments où se réfugie le tragique de l’existence, il y a une part incompréhensible qui privait l’orchestre d’une solution saine que le chef pourtant leur proposait et que des exécutions plus régulières auraient sans doute rendue accessible. Nos musiciens se sont un peu perdus dans le caractère évolutif du matériau thématique dont ils n’ont su rendre les subtilités et toute la complexité des transformations et déformations mahlériennes. La suite était au contraire parfaitement maîtrisée dans des tempi amples qui respiraient le calme de la nuit ; nulle inquiétude face au lendemain. Il est vrai que la structure de la première Nachtmusik est infiniment plus simple et accessible que celle du mouvement initial, comme le sera celle des trois mouvements suivants, le Scherzo, la seconde Nachtmusik et le rondo du Finale. Le Finale a néanmoins soulevé des controverses que l’on ne retrouvait pas ce soir. Comme le soulignait Henry-Louis de La Grange, « Il suffit de penser au grotesque tragique de E. T. A. Hoffmann, l’un des principaux modèles littéraires de Mahler et de songer à cette fêlure omniprésente, fondamentale dans son art, qui est la source de son ambiguïté et de sa richesse, et donc, en définitive, une force et non une faiblesse » (Gustav Mahler, t. II, L’âge d’or de Vienne, p. 1212). C’est une très brillante et joyeuse Humoreske que Jonathan Nott et l’OSR nous ont livré ce soir, qui illustre la réjouissance dans le mépris des conventions. Nous pouvions alors ressortir sous la pluie d’une froide nuit d’automne sans tragique ni faiblesse.
25 octobre 2014.