Je ne pourrai plus sortir de cette forêt…
Pelléas et Mélisande, la pièce
de Maurice Maeterlinck, est créée à Paris, au Théâtre des Bouffes-Parisiens, en
1893. Elle entre tardivement, sous la plume de Debussy, au répertoire de l’Opéra de Paris, en 1977 seulement, et la
mise en scène de Robert Wilson, donnée ce 23 septembre 2017 à l’Opéra Bastille,
l’est pour la quarante-cinquième fois depuis vingt ans. Que c’est beau cette
manière de simplement suggérer, de souligner l’action façon théâtre Nô, de présenter
non des personnages mais des masques. Si la parole dans Debussy refuse le
chant, elle semble chantée dans ce théâtre japonais. Pour en accroître
l’intensité, les acteurs s’immobilisent longtemps dans le geste et la mimique.
A ce jeu, la Mélisande d’Elena Tsallagova est la plus belle, immergée de
longtemps dans une mise en scène qu’elle a représentée lors de productions
successives. Elle s’y trouve à son aise pour s’exprimer totalement, comme si -
et sans doute est-ce réellement le cas, Robert Wilson l’avait conçue pour en
faire son centre. Etienne Dupuis est un Pelléas lumineux à la parfaite diction
française, comme Mélisande. Le Golaud de Luca Pisaroni peine par contre un peu à
s’incarner, comme s’il cherchait encore la manière de rendre à la gestuelle qui
lui était imposée toute l’intensité qu’une autre forme d’expression aurait pu
lui permettre. Il avait été un Comte Almaviva puissant et veule à Salzbourg, eût-il
repris ces traits ce soir qu’il n’en serait resté que banal, déjà vu mais
pourquoi n’y aurait-il pas à approfondir des lignes communes dans ce Comte et
ce prince ? Anna Larsson symbolisait une Geneviève au timbre magnifique, qui donne vie à la lettre de Golaud à son frère comme aux ombres du château
qu’elle habite depuis quarante ans. Franz-Josef Selig campait un Arkel d’outre-tombe,
sépulcral, puissant dans son être mais incapable de tourner les âmes pour en
voir autre chose que l’envers.
« Je ne suis pas tenté d’imiter ce que
j’admire dans Wagner, confiait Debussy à son ancien professeur, Ernest Guiraud.
Je conçois une forme dramatique autre : la musique y commence là où la
parole est impuissante à exprimer ; la musique est écrite pour l’inexprimable ;
je voudrais qu’elle eût l’air de sortir de l’ombre et que, par instant, elle y rentrât ;
que toujours elle fut discrète personne » (Edward Lockspeiser et Harry
Albreich, Debussy, Fayard, 1980, p.
703).
Il faudra dix ans
de travail à Claude Debussy pour créer son opéra sur le texte respecté
quasi à la virgule près, de Maeterlinck. Le programme du soir l’affirme :
« Privilégiant la clarté propre à la musicalité sans relief de la langue
française, il livre une œuvre révolutionnaire qui rompt avec les conventions du
chant lyrique traditionnel. Un exercice formel que personne, y compris
lui-même, ne saura reproduire ». C’est une esthétique dépouillée de tout
académisme, qui préfère à la rigueur formelle la couleur et l’impression
sonore. Plus que de l’impressionnisme, le programme du soir place l’œuvre sous le
signe du symbolisme artistique, une esthétique prônée par le texte de Jean
Moras, en 1886, sous le titre de Manifeste
du symbolisme. Les Poèmes saturniens
de Paul Verlaine (1866) ou Les fleurs du
mal de Charles Baudelaire (1857), résonnent encore avec les vers d’Edgar
Allan Poe, source d’inspiration essentielle tant à Maeterlinck qu’à Debussy.
« Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du
poème », selon Mallarmé. Le symbolisme, mouvement métaphysique s’il en
est, fait la part belle à la subjectivité, à l’ambiguïté et au vague. C’est la
musique pour l’inexprimable, qui entre et sort de l’ombre.
L’on ne sait où
l’on se situe, ni dans quelle forêt Golaud trouve Mélisande, ni dans quel monde
vit Arkel, le vieux roi d’Alemonde, ni quand. L’on ne sait qui est Mélisande
et on ne le saura jamais. L’on ne sait pas quel anneau Golaud a offert à
Mélisande, la bague de leurs noces. Lorsqu’elle la perd, il lui dit
bouleversé : tu ne sais pas ce que c’est… Eh ! nous non plus.
… parce que nous ne voyons jamais que l’envers des
destinées, l’envers même de la nôtre.
Le cadre
spatio-temporel est donc des plus mystérieux, le profil psychologique des
personnages illogique. Ceux de Maeterlinck sont des somnambules qui évitent
toute désignation explicite de choses concrètes ou des états sensibles précis,
qui évoluent dans le non-dit, les allégories et les métaphores, qui confrontent
en permanence des éléments paradoxaux. En quelques mots, le programme du soir
présente ce théâtre qui « dresse une série d’oppositions, nées des
dialogues entre deux êtres aussi bien que des contradictions présentes chez une
seule et même personne. Apparaît ainsi un phénomène de dédoublement qui produit
un discours à la tonalité illogique ».
Pelléas et
Mélisande est un opéra délicat. Donner vie à son texte l’est, qui peut être
magnifique mais aussi, en bien des lignes, sembler d’une mièvrerie impossible,
n’était la musique qui le soutient. Donner vie à la musique de Debussy l’est
aussi car il n’est pas soutenable de se limiter à en faire des aquarelles. Dans
cet exercice, Philippe Jordan approfondit l’interprétation et nous livre une
musique qui entre parfaitement dans cette notion de révolution subtile que
développait André Boucourechliev autour de Debussy.
On s’embarquerait sans le savoir et l’on ne reviendrait
plus.
La mer mais plus
généralement l’eau est un élément fondamental de cet opéra. L’on commence
auprès d’une fontaine dans une forêt, où Golaud trouve Mélisande esseulée,
pleurant des malheurs inconnus mais nombreux sans doute. C’est par bateau
qu’ils reviennent à Alemonde et la mer est souvent mentionnée, de même que la
lumière sur ses eaux, la bande de clarté de la lune et le risque de tempêtes et
de naufrage. Il y a des fontaines au château, des rivières et des lacs dont on
n’a pas encore trouvé le fond, des grottes avec des eaux croupies qui vous
fouettent au visage, dans l’une des scène les plus courtes mais les plus intenses de la partition.
Il y a toujours un silence
extraordinaire… on entendrait dormir l’eau…
Cette eau que l’on
pourrait entendre dormir reflète aussi la nuit qui est une composante
essentielle de Pelléas et Mélisande.
L’on observe surtout des horaires tranchés, l’on est à minuit ou à midi, dans
l’ombre des frondaisons ou de la nuit ou alors en plein soleil. La lumière est
partout : Mélisande est une lumière nocturne, sélène, qui reflète
dans sa froide beauté la lumière du soleil, la nuit, penchée à sa fenêtre.
Pelléas est solaire, brillant, enflammé. Golaud est sombre, la nuit est son
domaine, celle dans laquelle il permet de luire à Mélisande, celle qui va faire
place au lever de Pelléas.
Mais il faut une raison cependant, on
va te croire folle, on va croire à des rêves d’enfant.
Mélisande
n’appartient pas au monde, pas à celui des adultes, pas au monde réel. Vous
êtes des enfants, des enfants lance Golaud à son frère et à sa femme. Eux deux
sont du même monde. Leur manière de se regarder, sans jamais fermer les yeux,
c’est celle des mondes enchantés de l’enfance. L’amour de Golaud et Mélisande
n’est peut-être pas assez réel pour lui ; celui de Pelléas et Mélisande
ressortit au rêve. Non, il ne faut pas de raison à tout et pourquoi alors ne pas
croire aux rêves d’enfant ?
Tu pleures donc de ne pas voir le
ciel ?
Golaud avait pensé
décrocher la lune mais celle-ci pleure bien sûr de ne plus voir le ciel dans
lequel en face d’elle brille Pelléas. Dans sa dimension nocturne, Golaud se
tient littéralement entre sa femme et son frère, leur sert de pivot, d’axe sur
lequel ils tournent. Entre eux, Pelléas et Mélisande parlent de la lumière sans
jamais fermer les yeux.
Que fais-tu là à la fenêtre en chantant
comme un oiseau qui n’est pas d’ici ?
Qu’ils sont beaux les
chants des oiseaux exotiques, ceux qui viennent d’ailleurs frapper nos oreilles
de mélodies inconnues aux harmonies nouvelles. Les oiseaux de Mélisande sont
ses colombes, qui risqueraient de se perdre dans la nuit. Représentée de tout
temps, la colombe a toujours été un symbole fort et universel. C’est à la
déesse de l’amour que l’on offrait des colombes dans la haute Antiquité. A
Babylone, colombe et enfanter ne s’exprime que par le même mot car l’oiseau est
réputé monogame, fidèle et prolifique. Symbole d’amour et de fidélité elle en
devient naturellement symbole de paix. Serait-ce tout cela qui n’est pas du
vieux royaume d’Alemonde ? C’est donc bien cela qui fait que Mélisande ne
peut y vivre, ne peut y être heureuse. Sa fenêtre est une ouverture sur un ailleurs indéfini.
Je t’observais, tu étais là,
insouciante peut-être, mais avec l’air étrange et égaré de quelqu'un qui
attendrait toujours un grand malheur, au soleil, dans un beau jardin.
Dans ce monde d’Arkel
et de Golaud, Mélisande n’est pas chez elle. Si le jardin y est beau, le soleil
peut y être ardent ou totalement absent. Elle attend un grand malheur, elle
sait qu’elle n’y vivra pas longtemps. Pelléas part, il ne fait que partir, il
part demain, c’est le dernier soir, celui où il faut que tout finisse.
Je suis ici comme un aveugle qui chercherait
son trésor au fond de l’océan.
La cécité est très
présente dans cet opéra. Il existe dans le château une vieille fontaine
abandonnée, que l’on appelait la fontaine des aveugles, car elle ouvrait les
yeux des aveugles ; depuis que le vieux roi est presque aveugle lui-même,
on n’y vient plus. Dans deux vers, l’image revient : comme un aveugle qui
chercherait son trésor au fond de l’océan, comme un aveugle qui fuirait
l’incendie de sa maison. En miroir, Mélisande ne ferme jamais les yeux, de
grands yeux mystérieux dont Golaud ne peut percer le secret. Il en est si près
qu’il sent le battement de leurs cils lorsqu’ils clignent, mais il demeure plus
près des grands secrets du monde que du plus petit secret de ces yeux. S’il veut
les fermer, c’est de ne pas les comprendre. Pelléas et Mélisande se regardent
eux sans fermer les yeux mais il nous dit avant de mourir pourtant qu’il n’a encore
jamais regardé son regard.
J’attendrai le hasard ; et
alors…Oh ! Alors ! Simplement parce que c’est l’usage ;
simplement parce que c’est l’usage…
Le hasard, l’usage,
la réaction de jalousie mortelle d’un mari trompé ou qui croit l’être. C’est
terrible cette phrase de Mélisande à Pelléas : Je ne mens jamais, je ne
mens qu’à ton frère ! Pourtant, à l’heure de l’examen final, elle lui dit
sans détour avoir aimé Pelléas, mais pas d’un amour défendu. Avez-vous été
coupables ? oui…oui, oui ! Golaud le veut, il pourrait expliquer son
geste. Non, ils n’ont pas été coupables, elle n'a pas été coupable.
On dirait que ta voix a passé sur la
mer au printemps.
La voix qui passe
encore sur cette mer omniprésente, qui se charge du souffle du printemps pour
murmurer à l’oreille de Pelléas, à nos oreilles attentives puisque la musique entre et sort de l'ombre.
Est-ce que ce n’est pas à faire pleurer
les pierres.
Sans doute. L’on ne
sait finalement si Pelléas meurt, l’on ne sait si c’est sous les coups de
Golaud. Bien sûr, c’est ce qui paraît le plus évident, simplement parce que
c’est l’usage. L’on ne sait de quoi meurt Mélisande, pas de sa blessure, un
oiseau n’en serait pas mort. De ne plus pouvoir vivre ? peut-être. Meurt-elle? Elle part,
elle s’en va seule. N’a-t-elle jamais été autre chose qu’une âme ?
L’âme humaine est très silencieuse…
L’âme humaine aime à s’en aller seule…
15 octobre 2017