Musicien universel mais pourtant très marqué nationalement par
l’histoire de son pays et de son engagement, Jean Sibelius est né il y a cent
cinquante ans, ce qui lui vaut diverses formes de commémoration cette année,
dont un magnifique cycle de l’ensemble de ses symphonies, avec le Concerto pour
violon au milieu, donné sur trois soirs consécutifs par Sir Simon Rattle à la
tête des Berliner Philarmoniker, les
5, 6 et 7 février 2015, à la Philarmonie de Berlin.
Dans la longue vie de Sibelius (1865-1957), la symphonie n’occupe que
vingt-cinq années de travail, avant d’ouvrir sur trente ans de silence. Singulier
parcours symphonique que celui de Sibelius, qui se concentre en sept symphonies,
toutes créées en Finlande sous sa direction personnelle, entre le 26 avril 1899
pour la première et le 24 mars 1924 pour la dernière. Cette période créatrice
représente ainsi le centre de la vie du compositeur et,
quantitativement, une toute petite partie d’une œuvre très diverses qui
embrasse presque tous les genres mais qui reste hélas encore largement
méconnue, en dehors des poèmes symphoniques ou du Concerto pour violon,
incontournable dans le répertoire. Lorsqu’il parlait des côtes du golfe de
Finlande telles que les peignit Berndt Lindholm, Sibelius disait : « Quand nous voyons ces rochers, nous savons
pourquoi nous pouvons traiter l’orchestre comme nous le faisons »
(voir Diapason, n°632, février 2015,
p. 31).
Les symphonies de Sibelius, comme son concerto pour violon, sont entrés tôt au répertoire de l’Orchestre philarmonique de Berlin, à l’exception de la troisième symphonie, sous des baguettes prestigieuses, telles que celles de Busoni, Strauss, Furtwängler ou Karajan, Rattle maintenant. Ce dernier est un musicien d’une telle importance qu’il convient de prendre sérieusement tout ce qu’il peut proposer, surtout lorsqu’il offre de parcourir les mondes d’un symphoniste tel que Sibelius. Rare sont ceux qui peuvent avec autant de bonheur appréhender toutes les facettes de sept mondes différents, qui, présentés sous la forme d’un cycle, peuvent devenir les sept étapes d’un monde fini.
Les symphonies de Sibelius, comme son concerto pour violon, sont entrés tôt au répertoire de l’Orchestre philarmonique de Berlin, à l’exception de la troisième symphonie, sous des baguettes prestigieuses, telles que celles de Busoni, Strauss, Furtwängler ou Karajan, Rattle maintenant. Ce dernier est un musicien d’une telle importance qu’il convient de prendre sérieusement tout ce qu’il peut proposer, surtout lorsqu’il offre de parcourir les mondes d’un symphoniste tel que Sibelius. Rare sont ceux qui peuvent avec autant de bonheur appréhender toutes les facettes de sept mondes différents, qui, présentés sous la forme d’un cycle, peuvent devenir les sept étapes d’un monde fini.
Le cycle s’ouvre comme un prélude à la nuit d’un elfe, dans les
subtilités sonores de la clarinette d’Andreas Ottensamer, qui donne à ces vingt-huit
premières mesures, soutenues uniquement par un roulement de timbale étouffé aux
portes du silence, la dimension des longues nuits du grand nord. Il y a là comme une
improvisation tirée du Kalevala, le grand cycle épique de la mythologie
finlandaise, dans lequel Sibelius trouvera les héros de ses poèmes symphoniques,
mais aussi le lyrisme emprunt de certaines tristesse d’Elégie de Tomas Tranströmer. Cette première symphonie, opus 39, est
la recherche d’une synthèse de la sauvagerie du Kalevala et d’aspects non programmatiques,
abstraits, typiques de la symphonie d’après Tchaïkovsky et elle a pu être vue
comme le magistral résumé-énoncé vers lequel toute sa production des années
1890 avait tendu. Créée à Helsinki le 26 avril 1899, elle est donnée à Berlin
pour la première fois le 22 novembre 1920, sous la direction de Karl Muck. Rattle
y atteint une puissance cataclysmique, notamment dans les cordes.
« Avec
des archets déguisés en forêts.
Avec
des archets comme des agrès sous l’averse –
la
cabine s’applatit sous les coups de sabots de la pluie –
et au fond, dans la suspension du
gyroscope, la joie ».
La deuxième symphonie, en ré majeur, opus 43, créée le 8 mars 1902 à
Helsinki, a été jouée pour la première fois à Berlin le 12 janvier 1905,
également sous la direction du compositeur. C’est la première que l’on entendra
à Berlin, comme ailleurs du fait que c’est avec cette œuvre que Sibelius
cherche à se faire connaître en Europe, en sortant pour la première fois des
frontières finlandaises. Protestation contre l’injustice qui menaçait alors de
dérober au soleil sa lumière et aux fleurs leurs parfums (Andante) dans la situation politique de
l’époque, où la Russie tentait encore de subjuguer les velléités
indépendantiste de la Finlande, préparation à la lutte (Scherzo), combat pour un avenir meilleur (Finale), triomphe, lumière et confiance en l’avenir (coda), ce
genre de lecture mythique de la partition s’imposa un temps, malgré les
dénégations du compositeur qui souhaitait présenter ces pages comme de la musique
pure, comme une confession de l’âme. Il prit tout de même le temps d’écrire, en
1939, qu’elle n’avait rien à voir avec les combats des finlandais contre la
russification de leur pays; les thématiques de la libération nationale et de la
Patrie libérée restèrent cependant durablement attachées à cette œuvre. Comme
on le rapportait ensuite de la réaction de Sibelius à ce genre de vision
programmatique, savoir à quoi il pouvait penser n’a aucune importance.
Atmosphère unique d’une force plongeant ses racines dans un champ bien plus
vaste que n’en peut avoir conscience son créateur même, cette deuxième
symphonie ne s’en termine pas moins sur un côté triomphal. Marc Vignal en dit
que son message est en partie indiscutablement politique, mais qu’elle n’a plus
rien du carélianisme de la première symphonie, que son romantisme est plutôt
d’ordre collectif et national, par opposition au romantisme individuel et
légendaire, moins civilisé, de la première (Marc Vignal, Jean Sibelius, Fayard, 2004, p. 321). Rattle termine en trombe ce
Finale, trouvant une toute autre forme d’exaltation que celle offerte par le
dernier Bernstein à Vienne, dans des lenteurs prenantes, qui sont ici chevauchée
fantastique vers un soleil levant.
« Mais
l’hibernation de l’été n’a pas encore cessé.
A
quelque distance, l’eau murmure. Et dans l’arbre obscurci
une feuille se retourne ».
La troisième symphonie, en ut majeur, opus 52, créée le 25 septembre
1907 à Helsinki n’apparaît au répertoire du Philharmonique de Berlin qu’en 2010,
sous la direction de Sir Simon Rattle, à l’occasion de son premier cycle
Sibelius à la Philharmonie. Œuvre méconnue encore, bien qu’admirable, limpide et
d’une grande force motrice. Comme dans sa version de référence gravée il y a
trente ans déjà à Birmingham, Rattle offre une tension continue et un éclairage
somptueux de tous les détails de cette partition avec laquelle Sibelius ouvre
des voies nouvelles, que Marc Vignal souligne une fois encore : allègement
et éclaircissement de la forme et de l’orchestration, objectivité et concision
de l’expression, insistance sur le rythme, le timbre et la mélodie plus que sur
l’harmonie. Moins spectaculaire que les deux précédentes, il la voit plus
disciplinée, peut-être comme une réponse à la cinquième symphonie de Gustav
Mahler, que Sibelius avait étudie avec passion à Berlin en 1905 (op. cit., p. 432). En trois mouvements,
nettement plus courte que les deux symphonies précédentes, elle semble a priori
légère, simple et directe, mais ses mouvements externes sont d’une énergie
constante.
« Un
courant d’air soudain et les rideaux ondoient.
Le
silence sonne comme un réveil-matin.
Un
courant d’air soudain et les rideaux ondoient.
Jusqu’à
ce qu’une porte claque dans le lointain,
Très loin, en une toute autre
année ».
Joué entre les troisième et quatrième symphonie, le Concerto pour violon,
opus 47, a été créé le 8 février 1904 à Helsinki, sous la direction du
compositeur, comme toutes ses symphonies, avec le violoniste Viktor Novacek qui,
semble-t-il, fut bien incapable d’en maîtriser toutes les difficultés. L’œuvre n’en fut pas moins fort bien reçue. C’est Richard Strauss qui en
dirigera la première exécution berlinoise, à la tête de l’orchestre de la
chapelle royale prussienne, avec le violon de Karel Halir, le 19 octobre 1905,
dans une version révisée à laquelle Sibelius avait travaillé plus d’un an.
L’unique concerto de Sibelius illustre parfaitement la grande tradition
romantique, se situant entre deux âges. Le soliste et l’orchestre ne se
renvoient jamais les mêmes thèmes dans cette pièce originales, à l’exception
notable du deuxième thème du Finale; il n’y a pas davantage de lutte acharnée
entre l’archet du soliste et la baguette du chef. Concerto de virtuose qui
traite magnifiquement le violon, Leonidas Kavakos y brille, soutenu par Rattle
et un orchestre à l’écoute.
« Un
matin d’été, la herse du paysan accroche
les os
d’un mort et des habits en loques. – Il est
donc
là depuis qu’ils ont drainé les marais
et voilà qu’il se redresse et
s’éloigne au grand jour ».
La quatrième symphonie, créée le 3 avril 1911 à Helsinki, est entrée dès le
16 janvier 1916, sous la direction d’Oskar Fried, au répertoire de
l’orchestre. Je me souviens encore de la première fois où j’entendis cette
œuvre, donnée par l’Orchestre de la Suisse romande à Genève, il y a bien des
années. J’en étais ressorti perplexe, n’ayant rien compris à ce que l’on
m’avait joué. C’est la tentation de
l’avant-garde, une œuvre aussi radicale que Pierrot
lunaire, Le Sacre du Printemps ou
Jeux, qui viennent juste après elle.
Œuvre classique, romantique et moderne à la fois, elle est comme Mahler le
disait de sa sixième symphonie, une dure noix à croquer pour le public comme
pour les critiques. Pour Karajan, elle est, avec la quatrième de Brahms et la sixième
de Mahler, l’une des rares symphonies à se terminer sur un complet désastre,
dans une veine totalement négative. Avec ses assises tonales affaiblies quand
elles existent encore, elle n’offre guère de résolution et se termine sans que
l’on comprenne que c’est la fin. Karajan y mit de grandes lignes artistiques et
une ampleur lyrique incroyable, alors que Rattle reste, comme il y a trente ans
à Birmingham, d’une intégrité exemplaire, tout en gagnant ici au moins sur le
plan des sonorités, sinon sur celui de l’introspection, grâce à la qualité de la réflexion qu'il met dans le choix de ses programme et le travail des œuvres, approfondissant lecture et relecture, offrant toujours de nouvelles approches, de nouvelles voies d'écoute. Il met en valeur avec
un orchestre en tous points magnifique les chaos dissonants, les timbres
contrariés par des frottements polytonaux. L’on peut croire en une certaine
insouciance à l’ouverture du finale, Allegro,
mais guère longtemps, le premier thème n’étant ensuite jamais repris à l'identique. Sibelius le disait à Walter Legge, lui demandant pourquoi il n’avait pas poursuivi
dans la voie de la quatrième symphonie: « Au-delà, c’est la folie ou la chaos » (Marc Vignal, op. cit., p. 546). L’œuvre se termine effectivement
sur une coda autodestructrice, sur huit accords parfaits de la mineur,
tragiques, sans larme, irrévocables,
les deux derniers espacés et marqués
mezzo forte dolce.
« Il
y a un carrefour dans chaque instant.
La mélodie
des distances y afflue, s’y retrouve.
Tout
s’y confond en un arbre touffu
Où des villes disparues
scintillent dans la ramure ».
La cinquième symphonie, créée dans sa dernière version le 24 novembre
1919 à Helsinki, est entendue à Berlin dès le 2 novembre 1921, sous la direction
de Ferruccio Busoni. La cinquième symphonie, c’est la Finlande en guerre vers
son indépendance dans le contexte de la première guerre mondiale, c’est la
révolution de février et la guerre civile, la révolution d’octobre et l’indépendance
enfin. Sa genèse couvre toute la guerre,
de 1914 à 1919 et ses esquisses sont écrites en parallèle avec celles de la
prochaine sixième symphonie. C’est sans doute l’œuvre qui, de la vie de
Sibelius, lui demande le plus de travail et il disait se perdre souvent dans ce
fracas, se trouver dans un abîme profond. C’est aussi la seule, avec la
deuxième, à trouver une conclusion triomphale, dans un parcours psychologique
ascendant et résolument positif. Bien plus accessible que la précédente, elle
n’en est pas moins tout aussi complexe. Le finale en est particulièrement
spectaculaire avec ces accords qui semblent agir comme des coups de frein
successifs incapables d’arrêter totalement une machine prête encore à se
remettre en marche. Leur espacement irrégulier maintient jusqu’au bout un
sentiment de surprise, d’indécision. Seule la précision respectée de ces intervalles permet le maintien de la tension voulue vers la suite inexprimée,
l’ouverture sur un après, un retour au mouvement vital après une série de plans
fixes. Rattle lui confère une dimension épique et exaltante, en fait un hymne apollinien avec un orchestre superbe.
« De
partout et nulle part, une musique
telle
celle des grillons durant la nuit d’août. Tacheté
comme
un coléoptère, le voyageur assassiné sommeille
dans la tourbière, ici cette nuit.
La sève fait remonter
ses
pensées vers les étoiles. Et au fond
de la
montagne : la caverne des chauves-souris.
Où
s’accrochent en rang serrés les actions, les années.
Et où elles sommeillent, les
ailes repliées ».
La sixième symphonie, opus 104, créée le 19 février 1923, toujours à
Helsinki est amenée à Berlin par Herbert von Karajan, qui la dirige pour la
première fois le 27 septembre 1938. La septième symphonie enfin, opus 105,
créée le 24 mars 1924 à Stockholm, l’est à Berlin le 25 novembre 1935 sous la
direction de Wilhelm Furtwängler. La sixième est un chef-d’œuvre limpide et
secret, diaphane, luminescent, dans laquelle Karajan s’est révélé insurpassable
au fil de plusieurs enregistrements restés célèbres, dont deux avec le
Philharmonique de Berlin. Reprenant le même orchestre, Rattle tend davantage
qu’à Birmingham il y a trente ans, à retrouver une intensité poétique et une
sensualité sublimée dans les extraordinaires jeux de timbres que lui offrent
les différents pupitres. Cette symphonie qui peut sembler, à prime abord,
dépourvue de l’ampleur noble des deux premières, de la fraicheur et du charme
de la troisième, des profondeurs désolées de la quatrième ou des sommets de la
cinquième, n’en dispose pas moins de qualités propres. Comme le souligne Marc
Vignal, « La Sixième évite toute
extrême. Les sentiments les plus divers y sont radicalement intériorisés. Elle
n’a ni la dimension héroïque de la Cinquième, ni la grandeur épique de la
Septième. Peu de déchaînements orchestraux, mais peu de ppp ; tempi ni
très rapides ni très lents ; orchestration ni ascétique comme dans la
Quatrième, ni généreuse comme parfois dans la Cinquième, mais claire et nette,
procédant par touches légères » (op.
cit., p. 856). La septième symphonie est quant à elle un mouvement unique
de cinq cent vingt-cinq mesures, au sein desquelles les commentateurs ont cherché à identifier des
sections, des thèmes, des parties, des arches sinon des mouvements. Les
esquisses montrent que Sibelius est parti d’une idée en plusieurs mouvements
pour aboutir à cette forme finale, organique, en un seul mouvement. Monolithe
sonore plus proche de la Sonate en Si de Liszt que de la Symphonie de chambre,
opus 9, de Schönberg, elle termine l’œuvre symphonique de Sibelius et Rattle
choisi de la jouer à la suite de la sixième, sans interruption. Ne cherchant
pas une abrupte puissance narrative, Rattle garde cette dynamique fabuleuse
qu’il trouvait dans son premier enregistrement à Birmingham, son phrasé gagne
en éloquence ici et prend une puissance incantatoire qui lui vient aussi des
forces accumulées dans les quatre mouvements qui la précédent, sans nuire à leur cohérence respective propre. L’épisode lent qui ouvre la septième symphonie est d’une
telle ampleur lorsqu’il aboutit à son premier sommet d’intensité, qu’il semble
nous projeter vers une œuvre bien plus longue, de la dimension de celles qu'affectionnait Mahler par exemple. L’accélération du temps que transmet
Sibelius dans ces pages permet à Rattle de mettre un impressionnant point final
à son intégrale, comme une ultime affirmation de sobre grandeur. Que souhaiter
d’autre après cela que de voir seize cygnes ensemble sur un lac limpide comme
le reflet de la neige immaculée. Musique hors du monde, musicien hors pair, Rattle nous la joue en créant des espaces, la
matière engendrant la structure, la réflexion, l'épuisement de toutes les voies, les archets sans autres guises retourner à la forêt, ne pouvant ensuite que mener au
silence.
« L’esprit
qui se détourne rend l’écriture vorace.
Un
pavillon a claqué, les ailes s’entrouvrent
autour
de leur proie. Quel noble voyage !
Où l’albatros vieillit en un
nuage
dans la
Gueule du Temps. La culture est une étape
pour chasseurs
de baleine, où l’étranger qui se promène
entre les maisons blanches et les jeux des enfants
ressent
chaque fois qu’il respire
la
présence du géant assassiné ».