Il est des
spectacles d’une force peu commune, qui nous interrogent sur des questions
fondamentales. L’opéra d’Arnold Schönberg, Moses
und Aron oppose l’idée à l’incapacité de l’exprimer correctement par des
mots. George Steiner soulignait que cette œuvre appartient au tout petit groupe d'opéras qui incarnent un acte d'imagination, de raisonnement dramatique et philosophique articulé par des moyens poétiques et musicaux, si radical et complet que certains aspects vont bien au-delà de l'analyse normale d'une partition d'opéra. Il appartient non seulement à l'histoire de la musique moderne mais aussi à l'histoire du théâtre moderne, de la théologie moderne, du lien entre le judaïsme et la crise européenne des années du nazisme. Décisive pour notre esthétique actuelle, l’œuvre de Schönberg, comme Kafka à propos de la fiction ou Klee de la forme plastique, se demande si la chose elle-même est faisable, s'il existe des modes de communication adaptés et devient, sur un plan vital, un opéra sur l'opéra. Avec le Wozzeck de Berg, elle est une brillante étude de contradiction dramatique, des personnages d'opéra incapables d'exprimer en leur propre voix la plénitude de leurs besoins et perceptions. Dans les deux cas, la musique prend la relève quand la voix humaine est étranglée ou se réfugie dans un silence désespéré. L'incapacité de Moïse à donner une forme expressive (musique) à sa vision, à rendre la révélation communicable et à traduire ainsi sa communion personnelle avec Dieu en une communauté de croyance en Israël est le sujet tragique de cette pièce. L'éloquence contrastée d'Aaron (qui perd un a dans le titre de Schönberg afin que le total des lettres du titre ne soit pas de treize), sa translation ou traduction instantanée du sens abstrait, caché, de Moïse dans une forme sensuelle (celle de la voix qui chante), condamne les deux hommes à un conflit irréductible. Moïse ne saurait se passer d'Aaron, qui est la langue placée par Dieu dans sa bouche inarticulée mais qui amoindrit aussi ou trahit la pensée. Comme dans la philosophie de Wittgenstein, il y a dans Moses und Aron une considération radicale du silence, une investigation de l'écart en définitive tragique entre ce qui est appréhendé et ce qui peut être dit. Les mots déforment; les mots éloquents déforment absolument. Les mots de Moïse sont intérieurs, sa pensée, claire, intégrale, juste avant qu'elle ne s'achemine vers la trahison du langage (voir George Steiner, Le 'Moïse et Aaron' de Schönberg, in Œuvres, Ed. Quarto, Gallimard, 2013, pp. 389 et ss).
Moses possède donc l’idée de Dieu mais ne sait comment la faire partager au peuple. Aron possède lui le verbe pour le faire mais ne peut que tenter des formules qui trahissent l’idée. Dans le désert, certes, la pureté de la pensée vous nourrira, vous fera subsister, avancer. Dans ce désert, le Moïse présenté par Arnold Schönberg n’est pas celui de la Bible, mais l’homme, cet homme incapable de mener à son terme la mission qu’une voix sortie d’un buisson ardent lui a ordonné d’accomplir. Parlant de sa mise en scène à l’Opéra de Paris, Roméo Castellucci précise, dans l’essai présenté dans le programme de la soirée, sous le titre Dans le désert (pp. 44-45) : « J’ai voulu embrasser cette condition de la solitude humaine, aborder cet opéra en partant du troisième acte, véritable acte manqué. Ainsi, les mots qui illuminent cette mise en scène ne peuvent être que les derniers prononcés par Moses au moment de sa défaite : ‘O Wort, du Wort, das mir fehlt’. Imaginons que nous observions la scène depuis les hauteurs de cette phrase vertigineuse, dont la signification théologique possède une portée incommensurable. Regardons en arrière, nous voyons le début ». Avec la phrase suivante, Romeo Castelluci place le spectateur, celui qui voit, qui entend néanmoins les mots qui ne peuvent être dits, face au gouffre : « Nous n’avons pas le choix : nous ne pouvons continuer qu’à partir du gouffre ouvert par l’inaccompli ». Un gouffre ouvert par l’inaccompli, il n’est pas courant de se trouver face à une telle problématique sur une scène d’opéra et c’est une occasion extraordinaire que nous offrent ces représentations du rare opéra de Schönberg. Faisant le lien entre l’inaccompli et l’irreprésentable, Moses und Aron place tout le monde au bord du gouffre, metteur en scène, chef, musiciens, spectateurs. Comment représenter l’inaccompli et donc l’irreprésentable, comment chanter ces mots qui font défaut, comment diriger cette partition inachevée ? Pas d’issue et l’image du metteur en scène d’un désert infini semblant être un espace fermé dont on ne peut pas s’échapper nous happe totalement. Seul le silence sidéral peut être étroitement lié à la parole de Dieu dès l’épiphanie du buisson ardent. Le metteur en scène ne voit pas le caractère inachevé de cette œuvre à nulle autre pareille comme une limite, mais comme « une adroite stratégie philosophique destinée à renverser la perspective linéaire du chemin, de la sortie ».
Moses possède donc l’idée de Dieu mais ne sait comment la faire partager au peuple. Aron possède lui le verbe pour le faire mais ne peut que tenter des formules qui trahissent l’idée. Dans le désert, certes, la pureté de la pensée vous nourrira, vous fera subsister, avancer. Dans ce désert, le Moïse présenté par Arnold Schönberg n’est pas celui de la Bible, mais l’homme, cet homme incapable de mener à son terme la mission qu’une voix sortie d’un buisson ardent lui a ordonné d’accomplir. Parlant de sa mise en scène à l’Opéra de Paris, Roméo Castellucci précise, dans l’essai présenté dans le programme de la soirée, sous le titre Dans le désert (pp. 44-45) : « J’ai voulu embrasser cette condition de la solitude humaine, aborder cet opéra en partant du troisième acte, véritable acte manqué. Ainsi, les mots qui illuminent cette mise en scène ne peuvent être que les derniers prononcés par Moses au moment de sa défaite : ‘O Wort, du Wort, das mir fehlt’. Imaginons que nous observions la scène depuis les hauteurs de cette phrase vertigineuse, dont la signification théologique possède une portée incommensurable. Regardons en arrière, nous voyons le début ». Avec la phrase suivante, Romeo Castelluci place le spectateur, celui qui voit, qui entend néanmoins les mots qui ne peuvent être dits, face au gouffre : « Nous n’avons pas le choix : nous ne pouvons continuer qu’à partir du gouffre ouvert par l’inaccompli ». Un gouffre ouvert par l’inaccompli, il n’est pas courant de se trouver face à une telle problématique sur une scène d’opéra et c’est une occasion extraordinaire que nous offrent ces représentations du rare opéra de Schönberg. Faisant le lien entre l’inaccompli et l’irreprésentable, Moses und Aron place tout le monde au bord du gouffre, metteur en scène, chef, musiciens, spectateurs. Comment représenter l’inaccompli et donc l’irreprésentable, comment chanter ces mots qui font défaut, comment diriger cette partition inachevée ? Pas d’issue et l’image du metteur en scène d’un désert infini semblant être un espace fermé dont on ne peut pas s’échapper nous happe totalement. Seul le silence sidéral peut être étroitement lié à la parole de Dieu dès l’épiphanie du buisson ardent. Le metteur en scène ne voit pas le caractère inachevé de cette œuvre à nulle autre pareille comme une limite, mais comme « une adroite stratégie philosophique destinée à renverser la perspective linéaire du chemin, de la sortie ».
Face à un metteur
en scène qui pense la pièce, qui a profondément quelque chose à dire sur cet
opéra entièrement centré sur le verbe qui fait défaut ou qui travestit l’idée, il nous faut continuer.
Avec les deux premiers actes, rien encore n’a été fondé et tout est encore
possible car tout est encore vain et confus. C’est dans ce désert que le désir
du veau d’or se fait sentir pour donner une nouvelle impulsion à l’exode. Dans
les images maniées avec talent par Roméo Castellucci, le désert devient alors
le symbole de ce verbe qui emprisonne et qui sanctifie Moïse sans son peuple.
Moses n’est pas capable de proférer des mots en lesquels il ne peut en
conséquence pas avoir confiance. Comme il n’est pas capable de proférer ces
mots essentiels, il n’est pas crédible auprès de son peuple, et c’est là tout
le drame de son être. Il y a là une ontologie indicible à la recherche
constante d’un médiateur capable d’énoncer ce qu’il y a au-delà du verbe. Aron
n’y trouvera qu'un fatras d’intentions cachées là où Moses voudrait un profond
silence, une ascèse du verbe qui ne peut se dire. Comment peut-il espérer alors
communiquer à son peuple ce qu’il a vu mais qui est invisible, ce qu’il a
entendu mais ne peut répéter, comment le peuple pourrait-il se représenter un
Dieu sans visage, sans nom, sans corps, infini, indicible, unique, éternel,
omniprésent. L’œuvre commence avec Moses qui clame ce qu’il ne pourra pas
développer plus avant : « Einziger,
ewiger, allgegenwärtiger, unsichtbarer und unvorstellbarer Gott ». Thomas Johannes Mayer donne corps à cet être comme à regret; l'on ne peut être ce qui doit transmettre l'essence de l'au-delà.
Aron est le frère
de Moses, un être parallèle, qui n’a pas accès à l’idée ni au message qu’elle
comporte mais à qui échoit par l’incurie de Moses la tâche irréaliste de dire
ce qu’il ne peut percevoir qu’à travers ce que son frère ne parvient pas à
exprimer. Il se fait hypostase du verbe mais avec désinvolture aux yeux de son
frère. Il ne reste rien du message originel que Moses souhaitait transmettre
dans les mots d’Aron mais l’un ne peut se faire comprendre et l’autre ne peut
comprendre. Il est difficile de parvenir au point où une absence devient lieu
de révélation. Romeo Castellucci termine son propos sur cette phrase, qui dit
tout son projet: « C’est l’image qui
fait tourner l’axe d’une rencontre impossible : la rencontre avec
nous-mêmes, non plus à travers le miroir d’une représentation, mais à travers
l’image scintillante d’un désert intérieur encore capable de nous inciter à
nous interroger sur ce que signifie être une personne ». John-Graham Hall est somptueux dans l'expression du verbe chanté pour nous faire entendre des lignes mélodiques fermées à Moses. Nous l'écoutons et courrons nus vers l'orgie du veau d'or pour satisfaire des sens plus immédiats que l'invisible et irreprésentable Dieu de Moses.
Cette parole
asphyxiée qui ne parvient pas à dissoudre le verbe dans l’idée, la musique de
Schönberg lui donne corps. C'est la recherche constante du compositeur entre le style et l'idée, entre l'expression musicale de l'idée et l'idée pure qui la précède et dont elle procède (voir Arnold Schönberg, Le style et l'idée, Ecrits réunis par Léonard Stein, édition présentée par Danielle Cohen-Levinas, Buchet-Chastel, Paris, 2011). Pour Schönberg, novateur, instigateur d'une nouvelle loi et d'une nouvelle poïétique de la composition, la référence à une certaine tradition issue du passé est le véritable lieu d'une confrontation incessante entre la question du style et celle éminemment complexe de l'idée. Dans cet opéra, en quelque sorte, Aron est le style et le rapport au passé, à une certaine tradition faite de rites immémoriaux qu'il restitue dans la scène du veau d'or, alors que Moses est l'idée et la novation, tourné vers l'avenir d'un peuple élu promis à une grande destinée. Moses und Aron, c'est aussi le dépassement philosophique de la mort de l'art, inaugurée par Hegel, le refus des séductions d'une forme d'avant-garde qui se définirait comme une rupture totale avec un passé auquel il faudrait résolument tourner le dos. Aborder la musique de Schönberg comme ses écrits, c'est ouvrir une double perspective, celle de l'inscription historique dans un processus de constitution de l’œuvre musicale et celle de la transformation de l’œuvre en pensée, en idée. A la fin de son œuvre, Schönberg ne revient-il pas à l'interrogation qu'il posait dans un de ses écrits de 1937, sous le titre Comment on devient un homme seul? Danielle Cohen-Levinas souligne ainsi que « chaque formulation, chaque article rédigé ou esquissé puise ses fondements dans l'antichambre d'une modernité synonyme de patrimoine. L'histoire du style chez Schoenberg est travaillée de l'intérieur par l'histoire de l'idée. L’œuvre musicale recèle une valeur conceptuelle, voire philosophique et métaphysique. Elle est capable d'instaurer des discours, des dispositifs spéculatifs qui ont pour but de l'amener au plus haut niveau d'intellection ». C'est là qu'il mène Moses, perdant volontairement Aron en chemin. Dans sa Théorie esthétique, le compositeur écrivait que la définition de l'art est toujours donnée d'avance par ce qu'il fut autrefois, mais n'est légitimée que par ce qu'il est devenu, ouvert à ce qu'il veut être et pourra peut-être devenir. Moses und Aron, dans le spectacle de ce soir, fait partie de l'histoire de l'art en ce sens que l'ensemble des protagonistes ont, par la qualité de leurs lectures respectives, légitimé ce que cet opéra difficile est devenu, en l'ouvrant encore davantage vers ce qu'il pourrait peut-être encore devenir d'autre, le renversement du cheminement linéaire vers la sortie, à partir de ce gouffre ouvert par l'inaccompli.
Comme le soulignait pour sa part le chef Philippe Jordan dans le programme de la soirée (pp. 38-41), interpréter Moses und Aron est un énorme défi pour les solistes, pour l’orchestre et pour les chœurs, qui occupent une place centrale, formant ce peuple d’Israël en plein exode. En une année de préparation sur l’œuvre mais en deux années de fréquentation des pièces de Schönberg dans le cadre d’un important cycle, Philippe Jordan cherche et trouve sinon l’évidence, en tout cas une forme d’aisance dans cette partition si difficile. Il y a dans le système de composition de Schönberg un certain artifice, en vue de donner au douze notes une autonomie qui lui permet de définir des équilibres ou une architecture qui vient contrer les intuitions de l’oreille, laquelle cherche à nous ramener, sur quelques notes à l’enchainement reconnu, vers une certaine idée de tonalité. S’il faut aux musiciens apprendre un langage mélodique extrêmement construit afin d’échapper à la représentation naturelle des tonalités, le travail doit également se faire pour le spectateur, s’il veut parvenir à pénétrer le discours du compositeur. Le chant d’Aron, qui est le premier à chanter la série complète de douze note qui forme toute la structure de l’œuvre, mais à la deuxième scène seulement, nous est évidemment plus immédiatement accessible que l’incapacité de Moïse à libérer son chant, qui reste contraint dans un sprechgesang complexe. Philippe Jordan souligne à juste titre que l’expression de ce rôle est dans les intervalles, comme dans les Passions de Jean-Sébastien Bach.
Comme le soulignait pour sa part le chef Philippe Jordan dans le programme de la soirée (pp. 38-41), interpréter Moses und Aron est un énorme défi pour les solistes, pour l’orchestre et pour les chœurs, qui occupent une place centrale, formant ce peuple d’Israël en plein exode. En une année de préparation sur l’œuvre mais en deux années de fréquentation des pièces de Schönberg dans le cadre d’un important cycle, Philippe Jordan cherche et trouve sinon l’évidence, en tout cas une forme d’aisance dans cette partition si difficile. Il y a dans le système de composition de Schönberg un certain artifice, en vue de donner au douze notes une autonomie qui lui permet de définir des équilibres ou une architecture qui vient contrer les intuitions de l’oreille, laquelle cherche à nous ramener, sur quelques notes à l’enchainement reconnu, vers une certaine idée de tonalité. S’il faut aux musiciens apprendre un langage mélodique extrêmement construit afin d’échapper à la représentation naturelle des tonalités, le travail doit également se faire pour le spectateur, s’il veut parvenir à pénétrer le discours du compositeur. Le chant d’Aron, qui est le premier à chanter la série complète de douze note qui forme toute la structure de l’œuvre, mais à la deuxième scène seulement, nous est évidemment plus immédiatement accessible que l’incapacité de Moïse à libérer son chant, qui reste contraint dans un sprechgesang complexe. Philippe Jordan souligne à juste titre que l’expression de ce rôle est dans les intervalles, comme dans les Passions de Jean-Sébastien Bach.
Dans la direction
de Philippe Jordan, il y a le miroir des œuvres, qui fait toute la richesse de
son interprétation : « J’ai
souhaité que notre orchestre interprète en ce début de saison, avant Moses
und Aron, les Variations pour
orchestre, op. 31 de Schönberg, composition
à peu près contemporaine de son opéra, sa plus grande œuvre dodécaphonique pour
orchestre, et la Quatrième Symphonie de
Mahler. Je suis convaincu qu’il faut de la sensualité mahlérienne ou
straussienne, une forme d’expression romantique, pour s’attaquer à Moses
und Aron ». Philippe Jordan nous tend alors le miroir des grands maîtres
du passé pour ne pas inscrire Schönberg dans une forme de révolution
destructrice, mais dans un développement fondamentalement novateur qui
maintient et entretien avec les grandes formes du passé des liens constants, de
Bach à Brahms. Il y a dans le sens musical restitué par Philippe Jordan la
constance du génie qui, par les changements de tempi, les transitions entre les
passages ou la complexité des rythmes de ses œuvres antérieures, garde un
certain regard tourné vers ses compositions de l’époque postromantique.
C’est une aventure que d’assister à ce Moses und Aron qui vaut d’être vécue par la qualité de l’ensemble de ses acteurs, musiciens, chanteurs solistes et choristes, chef et metteur scène. Si souvent la mise en scène d’opéra apparaît-elle contrite dans des visées trop simples, dans une absence de réflexion, dans une incapacité à projeter quelque idée que ce soit, dans la déconstruction parfois si complète du propos du compositeur que l’on ne s’y reconnaît plus, quand ce n’est pas tout simplement la laideur des décors, lumières et costumes, qu’il y a ce soir un vrai miracle à saluer. Sans doute ce genre d’œuvre est-il par définition hors de portée du commun et seul le travail de l’œuvre, de ce qu’elle est, de ce qu’elle représente et de ce que l’on peut en percevoir, permet d’oser la montrer en public. C’est à partir de ce gouffre ouvert par l’inaccompli que l’on est maintenant en mesure de continuer vers une meilleure intelligence de soi.
1er
novembre 2015.