Se trouver dans la
salle du Metropolitan Opera de New York ce samedi 13 décembre 2014 à midi,
c’est un peu aussi se trouver dans toutes les salles de cinémas du monde, de
par la très large retransmission en direct de certains spectacles organisée
par le Met depuis quelques années. L’on peut se poser la question de savoir si
de telles retransmissions au cinéma apportent un nouveau public à l’opéra ou
pas. Lors de la grande dépression de la fin des années 1920 aux États-Unis, les
habitants de New York s’étaient massivement rués vers les salles d’un cinéma
débutant, dont les places coutaient beaucoup moins cher que celles des théâtres
de Broadway ou de l’opéra d’alors. Muet dans ses premières années, le cinéma
était aussi musicalement accompagné, sinon même consacré à des films musicaux, tels
que The Jazz Singer, sorti en 1927.
Les choses ont bien changé depuis et le cinéma est non seulement devenu parlant
mais aussi un art à part entière, développant sa clientèle. La magie d’un écran
suffisamment grand pour rendre les dimensions d’une scène d’opéra et les
qualités de retransmissions acquises en haute définition rendent assurément
l’exercice tentant. Toutefois, la question demeure du public choisissant
de se retrouver dans les salles obscures pour regarder une transmission en
direct d’un opéra depuis le Met : est-il un public de mélomanes profitant
de l’occasion de voir ces spectacles lorsqu’il n’a pas la possibilité de se
rendre sur place à New York, ou nouveau public ? Le cinéma développe
toujours plus d’effets spéciaux pour offrir des créations qui dépassent
largement ce qu’il est possible de rendre sur scène. Dès lors une autre
question se pose : les retransmissions en direct peuvent-elles servir à
développer et faire connaître des mises en scène d’avant-garde ou à diffuser le
grand répertoire ? L’on sait que les metteurs en scène usent également de
haute technologie et il n’est pas rare que des images enregistrées, projetées,
forment tout ou partie d’un décor, d’une mise en scène, avec des fortunes
diverses. Comment des cinéphiles habitués aux effets spéciaux les plus fous pourraient-ils s'émouvoir face au grand répertoire classique, qui représente ici l'idée que l'on se fait de l'opéra dans sa dimension la plus conservatrice?
Cette quatre cent treizième représentation de Die Meistersinger von Nürnberg sur la scène du Metropolitan Opera
est marquée du sceau des représentations du grand répertoire. Confiée à Otto
Schenk, l’on y retrouve un classicisme suranné qui garde manifestement ses amateurs dévoués.
Nulle prise de risque à nous montrer les choses telles qu’elles sont : un
temple protestant comme un temple protestant, la vieille ville de Nuremberg
reconstituée à l’identique, avec un grand escalier descendant du lointain entre
des maisons médiévales, vers, à cour, l’atelier de Sachs et, à jardin, la
maison de Pogner, la scène finale sous le tilleul de la Saint-Jean, aux pieds
des remparts de la ville, sous l’ombre de cette belle tour que tous les
visiteurs de Nuremberg connaissent parfaitement, le tout dans des costumes d'époque. Il est vrai que l’intrigue de
cet opéra est précisément datée et située dans le temps comme dans
l’espace ; Hans Sachs y est un personnage réel (né le 5 novembre 1494 et
mort le 19 janvier 1576, à Nuremberg), dont on peut aujourd’hui encore admirer
la statue au centre ville. Ce genre de mise en scène a ses qualités (pas de
prise de risque et l’on voit à la réaction du public, applaudissant au lever de
rideau du deuxième comme du troisième acte, que c’est fondamentalement ce qu’il
attend dans cette œuvre) comme ses défauts, manquant à se renouveler et offrant
à l’amateur éclairé une forme décourageante de banalité. Si ce genre de spectacle rassure le spectateur moyen et le fidélise, ce qui est en soi un objectif pour toute maison lyrique, comment ne pas penser que ceux qui ne vont pas à l'opéra, n'y vont pas justement parce que l'image qu'ils en ont est celle-ci! Ce n’est certes pas
pour la mise en scène que je me rendis donc à cette représentation.
La distribution qui s’offrait ce jour là était globalement équilibrée,
sans jamais toucher au génie hors le rôle de Hans Sachs. Johan Botha est un
Walter un peu lourd qui peine à réellement séduire par un chant primaire et une
grosse voix manquant singulièrement d’éclat dans ce qui est le rôle le plus
belcantiste de Wagner, celui qui reste le moins bien servi par les Heldentenors s’imposant par ailleurs en Tannhaüser,
Siegmund, Siegfried ou Tristan. Le David de Paul Appelby, jeune diplômé du Lindenman Young Artist Development Program
est excellent, bien timbré avec assez d’humour pour réussir sa parties sans
coup férir, très bon comme amoureux maladroit, sorte de fanfaron tenant un peu
de Leporello. Le Pogner de Hans-Peter König est solide, le Kothner de Martin
Gantner moins, n’offrant déjà plus à la Tabulatur ce caractère inaltérable que
Beckmesser souhaite lui maintenir. Johannes Martin Kränzle campe un greffier
assez drôle. Chantant ailleurs cette année le Musiklehrer de Ariadne auf
Naxos, le rôle titre du Château de
Barbe-Bleue de Bartók, Amfortas ou Don Giovanni, il est entre deux rôles,
entre deux voix, peinant à séduire pleinement (le public, pas Eva, les
ahanements écrits pour lui ne lui offrant aucun espoir sur ce plan). Chacun des
maîtres tient sa partie correctement pour le surplus. Karen Cargill offre à
Magdalene une belle présence et une belle voix, dominant aisément son David et
soulignant l’action de sa présence. Ce n’était pas non plus, globalement, pour
cette distribution que le détour valait être fait.
Restait le trio de tête, celui qui réellement valait le déplacement et
faisait le prix de cette représentation. Premièrement, la Eva d’Annette Dasch,
fruitée, présente, sûre d’elle et de son choix amoureux, ne minaudant pas, à
l’aise dans les dialogues comme dans le chant. Son dialogue avec Sachs, à la
quatrième scène du deuxième acte, la définit parfaitement. Son rôle est ambigu
car, si elles est présente dès le début puis tout au long de l’action, elle
n’en reste pas moins en marge, cet opéra se réglant entre hommes
essentiellement. Surtout, le Hans Sachs de Michael Volle, ensuite, qui possède
tout du rôle, du médium chaud et large à l’endurance, en passant par la
capacité à surmonter toutes les difficultés d’un rôle dont il est aujourd’hui,
c’est certain, le meilleur tenant sur toutes les scènes du monde. Personnage complexe,
Sachs exige un interprète hors norme et Michael Volle le lui offre pleinement.
Déjà entendu en ce rôle à Salzbourg l’été 2013, il reste et demeure
exceptionnel. Enfin le chef, James Levine, qui, dans sa quarante-quatrième
saison à la tête du Metropolitan Opera, connaît la maison et la partition
intimement. Il a, c’est sensible avant même qu’il ne monte au pupitre,
développé avec le public new-yorkais une intimité rare, il est vrai entretenue
au fil de plus de deux mille cinq cents représentations qu’il y a dirigées. La
battue est ample, le geste large, le souffle profond de bout en bout d’une
partition qui ne semble pas, pas plus d’ailleurs que Michael Volle, l’épuiser. La
direction de Levine c’est aussi un son, subtil, souple, qui offre aux chanteurs
des espaces de confort pour y déployer leur chant, dont Michael Volle,
notamment, sait parfaitement profiter. C’est cela que nous étions venus
entendre et dont je ne sais comment les frémissements multiples, qui font la
richesse d’une présence sur place, pouvaient en être perçus dans les salles de
cinémas aux quatre parties du monde.
28 décembre 2014.