dimanche 19 avril 2015

"LES MOTS NE SONT PAS MON GENRE, JE NE MENS JAMAIS EN MUSIQUE"


Dans son huitième concert de la série Répertoire, l’OSR donnait le vendredi 27 mai 2011 deux œuvres de Chostakovitch, associées aux Métaboles d’Henri Dutilleux et à Till Eulenspiegels lustige Streiche, de Richard Strauss. Le Poème symphonique en ut mineur Octobre, op. 131, et le second Concerto pour violon et orchestre, en ut dièse mineur, op. 129, appartiennent à la dernière période de création du compositeur soviétique. La carrière de Chostakovitch est régie par les paradoxes de la création artistique dans un Etat totalitaire, de la part d’un artiste que sa renommée internationale rend incontournable et qui cherche pourtant à sauvegarder la liberté de sa création. Si la condamnation de Lady McBeth du district de Mzensk est loin et Staline mort depuis vingt ans, les dernières années de vie de Chostakovitch sont néanmoins placées sous le signe d’une insidieuse réhabilitation de Staline et d’un étouffement de la liberté de ton des artistes et des intellectuels voulues par Brejnev. Chostakovitch apportera son soutien à Sakharov et à Soljenitsyne lorsque ce dernier exigera l’abrogation de la censure mais donne dans le même temps un péan à la gloire de la Révolution de décembre 1917, sous le titre Octobre, selon le calendrier russe, et son second concerto pour violon en marge des célébrations du cinquantenaire du renversement du Tsar.
Octobre est une œuvre sombre, obsédante, tournant en rond, citant la Dixième symphonie écrite dans les mois suivant la mort de Staline. Si l’on peut être a priori désarçonné par ce que l’on peut percevoir comme des revirements insoutenables d’un artiste entre dissidence et soumission, l’on peut aussi plus profondément penser à la difficulté d’être de cet artiste. C’est alors que les mots cités en exergue prennent tout leur sens, Chostakovitch ne mentant jamais en musique et exprimant à sa manière sa célébration de la Révolution. L’on peut d’ailleurs fêter l’idéal révolutionnaire de 1917 sans tomber dans l’approbation de la dictature stalinienne qui s’ensuivit. D’ailleurs, l’on retrouve dans cette œuvre comme en d’autre les initiales du compositeur, D-S-C-H, soit dans la notation allemande, ré, mi bémol, do, si bécarre, comme un message caché. Il y a dans cet Octobre là, après la Dixième Symphonie, une forme de prolongement du règlement de compte entre le compositeur et les horreurs du règne de Staline qui sonne, sous le vernis de la célébration de circonstance, comme une réprobation nette du néo-stalinisme de Brejnev.
Au-delà des célébrations du cinquantenaire de la Révolution, Chostakovitch présenta son second concerto pour violon comme motivée par les soixante ans de David Oïstrakh, un an trop tôt. C’est néanmoins le dédicataire qui assura la création de l’œuvre au cours des manifestations glorifiant la Révolution de 1917, avec l’Orchestre philarmonique de Moscou dirigé par Kirill Kondrachine. Pièce « horriblement difficile à jouer » selon les mots du compositeur, c’est une œuvre sombre, complexe, aux secrets multiples. Comme l’œuvre précédente, ce concerto est une forme de retour en arrière, de règlement de compte avec Staline et le néo-stalinisme sous-jacent au régime. Le Premier Concerto pour violon et orchestre de l’auteur avait été composé pour les festivités de 1947, liées au trente ans de la Révolution, célébrés avec un faste particulier issu de la victoire sur le régime nazi deux ans plus tôt. Les grandes condamnations contre Chostakovitch, Prokofiev et Khatchatourian pour « formalisme » annuleront sa création, reportée à 1955 en USRSS. Donné cependant triomphalement en Amérique par Oïstrakh, il renforçait le prestige international du compositeur au grand dam du régime soviétique. En offrant un second concerto pour violon, au même dédicataire, pour les mêmes célébrations officielles vingt ans plus tard, Chostakovitch exprime une fois encore avec subtilité sa condamnation des censures et des crimes du régime.
L’OSR a toujours été à son meilleur dans les pièces de Chostakovitch, qu’Armin Jordan notamment aimait à diriger. L’identité sonore de l’orchestre trouve particulièrement bien à s’exprimer dans ces partitions qui demeurent néanmoins trop rarement à l’affiche. Ce soir encore, sous la direction efficace et inspirée de Hugh Wolff, l’OSR donnait de fort belles interprétation de ces deux œuvres, avec une mention spéciale à l’accompagnement offert au concerto. Sous l’archet bien connu du premier violon solo de l’orchestre, Sergey Ostrovsky, cette œuvre était offerte au public dans une excellente interprétation. Le soliste semblait cependant avoir du mal par moment à sortir de l’orchestre et à prendre son indépendance de soliste par rapport à son pupitre habituel. Néanmoins il était plus qu’un premier violon mis en avant et sa place de soliste n’était pas usurpée. Surtout, il nous parlait la langue de ce concerto, en soulignant les beautés et les âpretés, avec le recul de celui qui est né en 1975, deux ans après la mort du compositeur, dans une Union soviétique où il vécut jusqu’à sa disparition en 1991. Les seize ans que représente cette déliquescence d’un Etat totalitaire, d’une superpuissance mondiale, d’un pays aux identités multiples donnait du corps à une œuvre qui semblait parfois anticiper la fin de l’URSS en ressassant pourtant celle du stalinisme. Cassant une corde au début de l’Allegro final, comme pour marquer le poids des tensions conjuguées de la partition et de l’Histoire, le soliste devait s’interrompre quelques instants avant de reprendre et terminer cette œuvre qui est devenue aujourd’hui une pièce majeure du répertoire, la musique prenant le pas sur les aléas politiques.
En seconde partie de concert, de fort belles Métaboles d’Henri Dutilleux auraient fort bien conclu la soirée. Dutilleux, pour qui l’acte d’écrire de la musique s’apparente à une cérémonie, avec sa part de mystère et de magie. Contemporaines des deux œuvres précédentes, Métaboles, pour orchestre, est une commande de George Szell pour les quarante ans de son Orchestre de Cleveland. Créées en 1965, ces Métaboles portent un titre de zoologie qui s’emploie également en rhétorique, signifiant l’apparence d’une chose sous une succession d’aspects différents, jusqu’à engendrer sa métamorphose complète. Selon l’auteur, cité dans le programme de la soirée, dans chacune des cinq pièces de l’œuvre, « la figure initiale – mélodique, rythmique, harmonique ou simplement instrumentale – subit une succession de transformations. Vers la fin de chaque pièce, la déformation est si accusée qu’elle engendre une nouvelle figure, qui sert d’amorce à la pièce suivante ».
Les œuvres de Dutilleux font aussi partie du répertoire naturel de l’OSR, qui gagnerait sans doute à les jouer davantage, comme celles de Messiaen notamment. Parfaitement à leur affaire dans ces transformations successives, tous les pupitres de l’OSR sont à l’honneur ce soir pour donner ces métaboles qui se terminent comme une orgie sonore à la polyphonie sans limite où chaque groupe instrumental se retire dans une synthèse savamment construite avant de se réunir dans un tutti final.
Pourquoi alors conclure le programme par cette pièce de Strauss totalement hors sujet ? Rien ne permet de rattacher les joyeuses équipées de Till l’espiègle au reste du programme dont il se départ par l’écriture musicale, la date de création, l’ambiance, la culture… Fort bien exécutée au demeurant, cette pièce n’avait rien à faire là et gâchait une programmation qui y perdait toute unité. La Deuxième Symphonie « le Double » de Dutilleux aurait ainsi admirablement précédé ses Métaboles, si l’on avait osé la programmer. Sans doute est-ce trop demander encore que de voir figurer à l’affiche de nos concerts un répertoire qui en fit pourtant l’originalité et la célébrité. Dommage que l’on refuse à l’OSR de s’exprimer dans ce qu’il a pourtant de meilleur.
3 juin 2011

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.