dimanche 8 octobre 2017

TU ETAIS LA, INSOUCIANTE PEUT-ETRE, MAIS AVEC L’AIR ETRANGE ET EGARE DE QUELQU’UN QUI ATTENDRAIT TOUJOURS UN GRAND MALHEUR, AU SOLEIL, DANS UN BEAU JARDIN


Pelléas et Mélisande de Debussy, dans la suite qu’en a tirée Erich Leinsdorf, et la Sixième symphonie de Gustav Mahler, associés dans un même programme des Wiener Philharmoniker dirigés par Daniel Harding, le 10 septembre 2017 à Lucerne. Le symbolisme de Maeterlinck peut a priori sembler assez éloigné des colossaux élans mahlériens. Pourtant, les œuvres sont quasiment contemporaines. Debussy travaille dix ans à son unique opéra, de 1892 à 1902, Mahler deux ans à sa symphonie, entre 1903 et 1905 et la révisera en 1906. Les deux compositeurs sont passés maîtres dans la recherche des couleurs du monde. Ils composent tous deux la fin de leur temps.
Lorsque Debussy vint à Vienne durant l’hiver 1910, Mahler donnait à New York les concerts de la saison philharmonique ; il y avait déjà donné les Nocturnes et le Prélude à l’après-midi d’un faune en février 1910 et y dirigera encore Iberia, le 3 janvier 1911. De son côté, Debussy avait assisté à la première audition en France que Mahler donnait en la dirigeant de sa Deuxième Symphonie, en avril 1910, au Trocadéro. Encore n’était-il pas resté jusqu’au bout. Toutefois, si Mahler programmait et dirigeait Debussy, celui-ci semble ne jamais avoir porté à son collègue la même estime. Deux compositeurs en somme qui s’évitent et se repoussent, un dîner chez Gabriel Pierné qui cherchait à les rapprocher, une boutade de Debussy à la Comtesse Greffulhe, bref, rien qui ne les puisse associer réellement. Et pourtant…
Dans Pelléas et Mélisande, Debussy écrit un opéra qui refuse le chant ; dans sa Sixième Symphonie, Mahler refuse le monde.
Les quatre mouvements que retient Erich Leinsdorf dans sa suite, successivement Une forêt, Une fontaine dans le parc, Les souterrains du château – Un appartement dans le château et Une chambre dans le château, sonnent ainsi bien trop figuratifs, n’était la musique qui seule en subsiste, échappe au besoin de dire, de décrire.
Mahler compose sa Sixième Symphonie juste après avoir terminé son cycle des Kindertotenlieder, ces chants des enfants morts. Il abandonne le dire également.
Golaud à son frère et à sa femme : « Vous êtes des enfants, des enfants », tous deux mourront de son fait à l’issue du quatrième acte. Dans ses Lieder, Mahler commence par Nun will die Sonn’ so hell aufgehn, le soleil va maintenant se lever à nouveau. Il enchaine avec Nun seh’ ich wohl warum so dunkle Flammen, enfin je comprends pourquoi de si sombres flammes jaillissent de vos yeux. Ces yeux dont Golaud pourrait dire : « Je les ai vu à l’œuvre, fermez les, fermez les ou je vais les fermer pour longtemps ». Wenn dein Mutterlein fait étrangement écho à l’appellation de petite mère donnée à Mélisande par Golaud et son fils, le petit Yniold. Oft denk’ ich, sie sind nur ausgegangen, souvent je pense qu’ils sont simplement sortis, rejette l’idée de la mort comme tentera Golaud de rejeter celles qu’il a provoquées. Enfin, In diesem Wetter, in diesem Braus, par ce temps, dans cette tourmente, égare les âmes et c’est sans doute en de tels états qu’errera celle de Golaud.
Dans sa Sixième symphonie, Mahler opère un tournant décisif. On a parlé d’un adieu définitif au monde enchanté du Knaben Wunderhorn. Les cuivres notamment mais plus largement les instruments de l’orchestre d’harmonie n’y sont plus employés dans une dimension militaire. Il n y a plus de véritables signaux ni de fanfare et, si le Scherzo est à trois temps, il n’a rien d’une danse. Les marches mêmes prennent une allure abstraite : vers un certain symbolisme debussyste ?
La Sixième, selon l’analyse de Sponheuer, c’est l’impossibilité d’une consolation dans les conditions existantes, l’impossibilité de la consolation de Golaud en somme. L’intention critique de la percée (Durchbruch) n’est pourtant pas abandonnée et c’est là que se trouve toute la vérité, qui est celle d’un espoir utopique en un monde vraiment réussi. « Ce qui est abandonné est sa réalisation musicale, qui la fausse et la fait devenir mensongère car elle exige que l’accomplissement de cet espoir soit déjà puissant au sein même de l’œuvre, lorsque l’état de la société actuelle continue de l’interdire » (cité par Henry-Louis de La Grange, Gustav Mahler, t. II, Fayard 1983, p. 1161). L’on trouve donc en ces lieux des temps d’une intense négativité, sans que le moindre espoir ne puisse s’incarner. Dans les termes d’Adorno : « L’élan vital s’avère n’être autre que la maladie mortelle dont parle Kiekegaard » (Theodor W. Adorno, Ecrits musicaux II, Quasi una Fantasia, Gallimard, 1982, p. 104). Golaud semble errer dans les pages de Mahler, sixième acte de l’opéra de Debussy.
Pour quiconque dirige cette symphonie, la question de l’ordre des deux mouvements centraux se pose. Convient-il de jouer l’Andante avant ou après le Scherzo ? Convient-il de jouer le Scherzo avant ou après l’Andante ?  Ces deux questions sont-elles les mêmes ? Mahler a changé trois fois d’opinion à ce sujet mais a dirigé pour la dernière fois l’œuvre à Vienne en plaçant le Scherzo en deuxième position. Les enregistrements de l’œuvre présentent tel ou tel ordre, au gré des chefs et certains, Riccardo Chailly par exemple, ont varié dans leurs choix. Le Scherzo entretien des liens tant avec le premier mouvement qu’avec le Finale. La seule position définitive nous semble devoir être celle de Henry-Louis de La Grange : « Toutefois, étant donné que lui-même a changé d’avis à trois reprises et que du point de vue musical, des arguments aussi solides et aussi convaincants peuvent être avancés en faveur d’un ordre ou d’un autre, on peut admettre aujourd’hui qu’un chef veuille rester fidèle à la seconde version si, par conviction profonde, il estime ainsi mieux servir l’œuvre » (ibid. p. 1157).
Daniel Harding place l’Andante moderato en deuxième position, restant fidèle à la seconde version de la partition, au concert de ce soir comme dans son magnifique enregistrement récent de l’œuvre avec le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks. Les pages de l’Andante moderato venant ainsi plus tôt, elles offrent au chef la réalisation de ce que l’on peut percevoir comme son projet et une grande tenue de l’ensemble. Cette baguette inspirée contraint tous les excès de la partition, tous les excès d’un monde qui se délite, d’une course à l’abîme qui se fait ainsi plus sereine, plus contemplatives aussi. Le caractère excessif de l’ensemble, sa longueur, ses violences et son pessimisme fondamental sont contenus. Les courbes des humeurs et des atmosphères sont symétriques, ascendantes, de l’ombre à la lumière, dans le premier mouvement, descendantes, dans un abîme de pessimisme, dans le Finale. L’andante en deuxième position permet de monter encore un peu plus loin, sur une forme d’inertie de l’espoir. Le Scherzo en troisième position permet une anticipation de la chute, la rend moins vertigineuse et l’issue moins brutale. Il y a dans la tempérance apportée par Daniel Harding à ces pages – comme dans ses interprétations de la Cinquième Symphonie ces deux dernières années par exemple, un certain flegme face aux assauts inéluctables de la vie. L’on y trouve surtout une grande musicalité et il nous offre l’espace nécessaire à l’apprécier pleinement. Serait-ce ainsi que l’on se griserait des beautés du monde ? Le concert programmé un dimanche de septembre froid et pluvieux à 17h00, m’offrait même la possibilité, quittant Lucerne, de passer le long du Lac de Sempach au moment où le soleil couchant à travers les nuages gris donnait à la surface de ces eaux un éclat argenté qui faisait penser au lac dont on n’aurait pas trouvé le fond.
Lorsque Mahler composait les pages du Finale dans le calme de Maiernigg, il avait demandé à sa femme Alma de lui ramener de Vienne les esquisses des précédents mouvements. Dans ses excursions à Toblach et Misurina, face aux Drei Zinnen des Dolomites, il trouvait l’inspiration de son gigantesque Finale. La présence d’Alma à ses côtés dans ces phases créatrices, le fait qu’aussitôt fermée la dernière mesure de la partition il coure la chercher pour lui jouer l’œuvre complète, rien que pour elle, l’œuvre entière, nous laisse penser qu’il la regardait sans doute avec les yeux de Pelléas. Écouter la direction de Daniel Harding, c’est entrevoir Alma à l’écoute, dans un tel paysage : elle était là, insouciante peut-être, mais avec l’air étrange et égaré de quelqu’un qui attendrait toujours un grand malheur, au soleil, dans un beau jardin.
17 septembre 2017.

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