dimanche 19 novembre 2017

LA SIGNIFIANCE DE LA TRACE


« Le visage se présente dans sa nudité : il n’est pas une forme celant,  - mais, par la même, indiquant – un fond ; ni un phénomène cachant – mais par là même trahissant – une chose en soi. Sinon le visage se confondrait avec un manque qui le présuppose précisément. Si signifier équivalait à indiquer, le visage serait insignifiant ». Ces lignes d’Emmanuel Lévinas (Humanisme de l’autre homme, Le livre de poche, 1972, pages 52 à 63) semblent écrites pour éclairer le visage de Truls Mørk jouant son superbe Domenico Montagnana vénitien, un violoncelle de 1723 avec lequel il fait non pas seulement corps, mais être, conscience de l’exigence d’Autrui.
Dans le Concerto d’Antonín Dvořák, donné avec la Philharmonie tchèque le 25 octobre 2017 au Victoria Hall de Genève, il livre plus que les notes. L’on pourrait dire que la partition se lit sur son visage tant il exprime de choses, au point qu’il faut le voir aussi pour l’entendre complètement. Le violoncelle de Truls Mørk c’est la nudité de son visage, la nudité du visage est celle de son violoncelle, instrument qu’il présente en le mettant devant lui, entre son corps et le public mais qui ne fait qu’un avec son visage, l’un et l’autre signifiant ensemble, l’un pour l’autre, l’un dans l’autre, trahissant la musique en soi.
La présence de Truls Mørk consiste ainsi justement à se dévêtir de la forme qui déjà le manifestait : le visage-violoncelle parle. Lévinas pose que « Dans le concret du monde, le visage est abstrait ou nu. Il est dénudé de sa propre image. Par la nudité du visage, la nudité en soi est seulement possible dans le monde » (pages 51-52). Il y a quelque chose de toujours particulièrement frappant lorsque l’on écoute Truls Mørk sur scène, qui passe par cette nudité du visage, qui ne fait qu’une avec la nudité du violoncelle, des notes qui se dégagent. Le visage du musicien n’est pas une forme celant, il indique un fond. Le violoncelle qu’il joue n’est pas un phénomène cachant mais trahissant une partition, une musique, un chemin de lâme.
Certes, cette nudité en soi est seulement possible dans le monde et la Philharmonie tchèque, qui le met en avant ce soir, n’atteint pas la même signifiance. Initialement annoncée sous la direction de Jiří Bělohlávek, son chef depuis 1990 mais décédé le 31 mai 2017, elle était dirigée par l’un de ses élèves de l’Académie de musique de Prague, Tomáš Netopil. Pourtant, le cancer qui le rongeait ces derniers temps avait sans doute approfondi la nudité, dépouillé les expressions insignifiantes, du visage de ce grand chef. « Le travail du chef d’orchestre est de façonner l’expression pour construire l’architecture », disait-il (Le Monde, Marie-Aude Roux, du 2 juin 2017). « Voilà comment il faut exprimer les émotions contenues dans la musique, auxquelles s’ajoutent les vôtres ainsi que celles des musiciens. Cela ne signifie pas qu’il faut s’arracher les cheveux, crier ou sauter, même si le ‘grand théâtre’ rend a priori les choses plus compréhensibles pour l’auditeur. L’important est le résultat, pas les moyens mis en œuvre pour l’obtenir » répondait-il à ceux qui dénigraient l’apparente équanimité, nous dirions presque insignifiance, de sa direction, au sens donné plus haut de ne pas indiquer de manière visible au public le propos recherché.
Tomáš Netopil a toutes les qualités pour diriger la Philharmonie tchèque dans un programme qui forme le socle de son histoire et de son répertoire, l’identité culturelle de ces musiciens. Il n’atteint pourtant jamais le degré de signifiance exposé par le soliste. Ouvrant le concert par la pièce intitulée Jalousie, ouverture pour l’opéra de Leoš Janáček Jenůfa, dont elle n’a pourtant jamais servi à ouvrir les représentations, il le terminait sur les traditions populaires couvrant les pages de la Huitième Symphonie d’Antonín Dvořák. Très belle, toujours très populaire par son flux de mélodies, Brahms avait pourtant regretté que « trop de choses fragmentaires ou accessoires traînent dans cette pièce » ; « mais quel charmant musicien » concluait-il toutefois du compositeur. Les mêmes commentaires s’attachent parfaitement à la présentation de ce soir sous la direction de Tomáš Netopil.
Par là-même, il expose davantage l’interprétation offerte par Truls Mørk, qui y gagne encore. Dépouillé de sa forme même, le visage-violoncelle est transi dans sa nudité. Il est une misère et la misère ne peut s’accompagner d’autant d’exécutants sur une scène de spectacle, elle s’expose en soliste, sur le devant, offerte, présentée au public par l’orchestre. « La nudité du visage est dénuement et déjà supplication dans la droiture qui me vise », nous écrit Lévinas. Le soliste ne vise pas l’orchestre mais l’humanité dans chacun de nous, présents dans cette salle et qui demeurons frappés de quelque chose que beaucoup sans doute ne mesurent pas suffisamment. Il ne suffit pas dapplaudir à tout rompre à la fin pour avoir compris ce que lon a entendu. Cette présence du visage-violoncelle signifie réellement un commandement, l’ordre irrécusable qui arrête la disponibilité de la conscience. Il faut accepter et tous ne le peuvent cet absolument autre qui bouleverse l’égoïsme du Moi, ce visage, ce son et ces mélodies qui désarçonnent l’intentionnalité qui le vise. C’est l’exigence d’Autrui qui nous expulse de notre repos par une partition sombre et intense, s’exprime dans une fin contemplative qui fit renoncer le créateur pressenti à la création, ce musicien refusant d’accepter que le compositeur ne mît pas plus en avant ses brillantes mais insignifiantes qualités de virtuoses. La manière dont se présente Truls Mørk est au contraire supplication mais cette supplication est une exigence pour celui qui l’écoute s’il veut l’entendre. « L’humilité s’unit à la hauteur » et, si l’orchestre n’atteint pas ce soir la dimension de son soliste, c’est sans doute que, faute d’une humilité suffisante, il ne peut prendre la hauteur nécessaire pour s’unir à lui.
« Et, par là, s’annonce la dimension éthique de la visitation ».
Jamais interprète n’est aussi présent, jamais il ne s’efface autant, pour signifier uniquement la dimension éthique de la visitation d’une musique que l’on n’oublie pas. Ce visage s’impose à moi sans que je puisse rester sourd à son appel, ni l’oublier, je veux dire sans que je puisse cesser d’être responsable de sa misère, d’être conscient de l’exigence d’Autrui. Être Moi signifie alors vraiment ne pouvoir se dérober à la responsabilité, comme si tout l’édifice de la création reposait sur mes épaules, une idée de l’infini qui soit un désir insaisissable.
29 octobre 2017

dimanche 15 octobre 2017

JOUER EN RÊVE AUTOUR DES PIEGES DE LA DESTINEE


Je ne pourrai plus sortir de cette forêt…
Pelléas et Mélisande, la pièce de Maurice Maeterlinck, est créée à Paris, au Théâtre des Bouffes-Parisiens, en 1893. Elle entre tardivement, sous la plume de Debussy, au répertoire de l’Opéra de Paris, en 1977 seulement, et la mise en scène de Robert Wilson, donnée ce 23 septembre 2017 à l’Opéra Bastille, l’est pour la quarante-cinquième fois depuis vingt ans. Que c’est beau cette manière de simplement suggérer, de souligner l’action façon théâtre Nô, de présenter non des personnages mais des masques. Si la parole dans Debussy refuse le chant, elle semble chantée dans ce théâtre japonais. Pour en accroître l’intensité, les acteurs s’immobilisent longtemps dans le geste et la mimique. A ce jeu, la Mélisande d’Elena Tsallagova est la plus belle, immergée de longtemps dans une mise en scène qu’elle a représentée lors de productions successives. Elle s’y trouve à son aise pour s’exprimer totalement, comme si - et sans doute est-ce réellement le cas, Robert Wilson l’avait conçue pour en faire son centre. Etienne Dupuis est un Pelléas lumineux à la parfaite diction française, comme Mélisande. Le Golaud de Luca Pisaroni peine par contre un peu à s’incarner, comme s’il cherchait encore la manière de rendre à la gestuelle qui lui était imposée toute l’intensité qu’une autre forme d’expression aurait pu lui permettre. Il avait été un Comte Almaviva puissant et veule à Salzbourg, eût-il repris ces traits ce soir qu’il n’en serait resté que banal, déjà vu mais pourquoi n’y aurait-il pas à approfondir des lignes communes dans ce Comte et ce prince ? Anna Larsson symbolisait une Geneviève au timbre magnifique, qui donne vie à la lettre de Golaud à son frère comme aux ombres du château qu’elle habite depuis quarante ans. Franz-Josef Selig campait un Arkel d’outre-tombe, sépulcral, puissant dans son être mais incapable de tourner les âmes pour en voir autre chose que l’envers.
 « Je ne suis pas tenté d’imiter ce que j’admire dans Wagner, confiait Debussy à son ancien professeur, Ernest Guiraud. Je conçois une forme dramatique autre : la musique y commence là où la parole est impuissante à exprimer ; la musique est écrite pour l’inexprimable ; je voudrais qu’elle eût l’air de sortir de l’ombre et que, par instant, elle y rentrât ; que toujours elle fut discrète personne » (Edward Lockspeiser et Harry Albreich, Debussy, Fayard, 1980, p. 703).
Il faudra dix ans de travail à Claude Debussy pour créer son opéra sur le texte respecté quasi à la virgule près, de Maeterlinck. Le programme du soir l’affirme : « Privilégiant la clarté propre à la musicalité sans relief de la langue française, il livre une œuvre révolutionnaire qui rompt avec les conventions du chant lyrique traditionnel. Un exercice formel que personne, y compris lui-même, ne saura reproduire ». C’est une esthétique dépouillée de tout académisme, qui préfère à la rigueur formelle la couleur et l’impression sonore. Plus que de l’impressionnisme, le programme du soir place l’œuvre sous le signe du symbolisme artistique, une esthétique prônée par le texte de Jean Moras, en 1886, sous le titre de Manifeste du symbolisme. Les Poèmes saturniens de Paul Verlaine (1866) ou Les fleurs du mal de Charles Baudelaire (1857), résonnent encore avec les vers d’Edgar Allan Poe, source d’inspiration essentielle tant à Maeterlinck qu’à Debussy. « Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème », selon Mallarmé. Le symbolisme, mouvement métaphysique s’il en est, fait la part belle à la subjectivité, à l’ambiguïté et au vague. C’est la musique pour l’inexprimable, qui entre et sort de l’ombre.
L’on ne sait où l’on se situe, ni dans quelle forêt Golaud trouve Mélisande, ni dans quel monde vit Arkel, le vieux roi d’Alemonde, ni quand. L’on ne sait qui est Mélisande et on ne le saura jamais. L’on ne sait pas quel anneau Golaud a offert à Mélisande, la bague de leurs noces. Lorsqu’elle la perd, il lui dit bouleversé : tu ne sais pas ce que c’est… Eh ! nous non plus.
… parce que nous ne voyons jamais que l’envers des destinées, l’envers même de la nôtre.
Le cadre spatio-temporel est donc des plus mystérieux, le profil psychologique des personnages illogique. Ceux de Maeterlinck sont des somnambules qui évitent toute désignation explicite de choses concrètes ou des états sensibles précis, qui évoluent dans le non-dit, les allégories et les métaphores, qui confrontent en permanence des éléments paradoxaux. En quelques mots, le programme du soir présente ce théâtre qui « dresse une série d’oppositions, nées des dialogues entre deux êtres aussi bien que des contradictions présentes chez une seule et même personne. Apparaît ainsi un phénomène de dédoublement qui produit un discours à la tonalité illogique ».
Pelléas et Mélisande est un opéra délicat. Donner vie à son texte l’est, qui peut être magnifique mais aussi, en bien des lignes, sembler d’une mièvrerie impossible, n’était la musique qui le soutient. Donner vie à la musique de Debussy l’est aussi car il n’est pas soutenable de se limiter à en faire des aquarelles. Dans cet exercice, Philippe Jordan approfondit l’interprétation et nous livre une musique qui entre parfaitement dans cette notion de révolution subtile que développait André Boucourechliev autour de Debussy.
On s’embarquerait sans le savoir et l’on ne reviendrait plus.
La mer mais plus généralement l’eau est un élément fondamental de cet opéra. L’on commence auprès d’une fontaine dans une forêt, où Golaud trouve Mélisande esseulée, pleurant des malheurs inconnus mais nombreux sans doute. C’est par bateau qu’ils reviennent à Alemonde et la mer est souvent mentionnée, de même que la lumière sur ses eaux, la bande de clarté de la lune et le risque de tempêtes et de naufrage. Il y a des fontaines au château, des rivières et des lacs dont on n’a pas encore trouvé le fond, des grottes avec des eaux croupies qui vous fouettent au visage, dans l’une des scène les plus courtes mais les plus intenses de la partition.
Il y a toujours un silence extraordinaire… on entendrait dormir l’eau…
Cette eau que l’on pourrait entendre dormir reflète aussi la nuit qui est une composante essentielle de Pelléas et Mélisande. L’on observe surtout des horaires tranchés, l’on est à minuit ou à midi, dans l’ombre des frondaisons ou de la nuit ou alors en plein soleil. La lumière est partout : Mélisande est une lumière nocturne, sélène, qui reflète dans sa froide beauté la lumière du soleil, la nuit, penchée à sa fenêtre. Pelléas est solaire, brillant, enflammé. Golaud est sombre, la nuit est son domaine, celle dans laquelle il permet de luire à Mélisande, celle qui va faire place au lever de Pelléas.
Mais il faut une raison cependant, on va te croire folle, on va croire à des rêves d’enfant.
Mélisande n’appartient pas au monde, pas à celui des adultes, pas au monde réel. Vous êtes des enfants, des enfants lance Golaud à son frère et à sa femme. Eux deux sont du même monde. Leur manière de se regarder, sans jamais fermer les yeux, c’est celle des mondes enchantés de l’enfance. L’amour de Golaud et Mélisande n’est peut-être pas assez réel pour lui ; celui de Pelléas et Mélisande ressortit au rêve. Non, il ne faut pas de raison à tout et pourquoi alors ne pas croire aux rêves d’enfant ?
Tu pleures donc de ne pas voir le ciel ?
Golaud avait pensé décrocher la lune mais celle-ci pleure bien sûr de ne plus voir le ciel dans lequel en face d’elle brille Pelléas. Dans sa dimension nocturne, Golaud se tient littéralement entre sa femme et son frère, leur sert de pivot, d’axe sur lequel ils tournent. Entre eux, Pelléas et Mélisande parlent de la lumière sans jamais fermer les yeux.
Que fais-tu là à la fenêtre en chantant comme un oiseau qui n’est pas d’ici ?
Qu’ils sont beaux les chants des oiseaux exotiques, ceux qui viennent d’ailleurs frapper nos oreilles de mélodies inconnues aux harmonies nouvelles. Les oiseaux de Mélisande sont ses colombes, qui risqueraient de se perdre dans la nuit. Représentée de tout temps, la colombe a toujours été un symbole fort et universel. C’est à la déesse de l’amour que l’on offrait des colombes dans la haute Antiquité. A Babylone, colombe et enfanter ne s’exprime que par le même mot car l’oiseau est réputé monogame, fidèle et prolifique. Symbole d’amour et de fidélité elle en devient naturellement symbole de paix. Serait-ce tout cela qui n’est pas du vieux royaume d’Alemonde ? C’est donc bien cela qui fait que Mélisande ne peut y vivre, ne peut y être heureuse. Sa fenêtre est une ouverture sur un ailleurs indéfini.
Je t’observais, tu étais là, insouciante peut-être, mais avec l’air étrange et égaré de quelqu'un qui attendrait toujours un grand malheur, au soleil, dans un beau jardin.
Dans ce monde d’Arkel et de Golaud, Mélisande n’est pas chez elle. Si le jardin y est beau, le soleil peut y être ardent ou totalement absent. Elle attend un grand malheur, elle sait qu’elle n’y vivra pas longtemps. Pelléas part, il ne fait que partir, il part demain, c’est le dernier soir, celui où il faut que tout finisse.
Je suis ici comme un aveugle qui chercherait son trésor au fond de l’océan.
La cécité est très présente dans cet opéra. Il existe dans le château une vieille fontaine abandonnée, que l’on appelait la fontaine des aveugles, car elle ouvrait les yeux des aveugles ; depuis que le vieux roi est presque aveugle lui-même, on n’y vient plus. Dans deux vers, l’image revient : comme un aveugle qui chercherait son trésor au fond de l’océan, comme un aveugle qui fuirait l’incendie de sa maison. En miroir, Mélisande ne ferme jamais les yeux, de grands yeux mystérieux dont Golaud ne peut percer le secret. Il en est si près qu’il sent le battement de leurs cils lorsqu’ils clignent, mais il demeure plus près des grands secrets du monde que du plus petit secret de ces yeux. S’il veut les fermer, c’est de ne pas les comprendre. Pelléas et Mélisande se regardent eux sans fermer les yeux mais il nous dit avant de mourir pourtant qu’il n’a encore jamais regardé son regard.
J’attendrai le hasard ; et alors…Oh ! Alors ! Simplement parce que c’est l’usage ; simplement parce que c’est l’usage…
Le hasard, l’usage, la réaction de jalousie mortelle d’un mari trompé ou qui croit l’être. C’est terrible cette phrase de Mélisande à Pelléas : Je ne mens jamais, je ne mens qu’à ton frère ! Pourtant, à l’heure de l’examen final, elle lui dit sans détour avoir aimé Pelléas, mais pas d’un amour défendu. Avez-vous été coupables ? oui…oui, oui ! Golaud le veut, il pourrait expliquer son geste. Non, ils n’ont pas été coupables, elle n'a pas été coupable.
On dirait que ta voix a passé sur la mer au printemps.
La voix qui passe encore sur cette mer omniprésente, qui se charge du souffle du printemps pour murmurer à l’oreille de Pelléas, à nos oreilles attentives puisque la musique entre et sort de l'ombre.
Est-ce que ce n’est pas à faire pleurer les pierres.
Sans doute. L’on ne sait finalement si Pelléas meurt, l’on ne sait si c’est sous les coups de Golaud. Bien sûr, c’est ce qui paraît le plus évident, simplement parce que c’est l’usage. L’on ne sait de quoi meurt Mélisande, pas de sa blessure, un oiseau n’en serait pas mort. De ne plus pouvoir vivre ? peut-être. Meurt-elle? Elle part, elle s’en va seule. N’a-t-elle jamais été autre chose qu’une âme ?
L’âme humaine est très silencieuse… L’âme humaine aime à s’en aller seule…
15 octobre 2017

dimanche 8 octobre 2017

TU ETAIS LA, INSOUCIANTE PEUT-ETRE, MAIS AVEC L’AIR ETRANGE ET EGARE DE QUELQU’UN QUI ATTENDRAIT TOUJOURS UN GRAND MALHEUR, AU SOLEIL, DANS UN BEAU JARDIN


Pelléas et Mélisande de Debussy, dans la suite qu’en a tirée Erich Leinsdorf, et la Sixième symphonie de Gustav Mahler, associés dans un même programme des Wiener Philharmoniker dirigés par Daniel Harding, le 10 septembre 2017 à Lucerne. Le symbolisme de Maeterlinck peut a priori sembler assez éloigné des colossaux élans mahlériens. Pourtant, les œuvres sont quasiment contemporaines. Debussy travaille dix ans à son unique opéra, de 1892 à 1902, Mahler deux ans à sa symphonie, entre 1903 et 1905 et la révisera en 1906. Les deux compositeurs sont passés maîtres dans la recherche des couleurs du monde. Ils composent tous deux la fin de leur temps.
Lorsque Debussy vint à Vienne durant l’hiver 1910, Mahler donnait à New York les concerts de la saison philharmonique ; il y avait déjà donné les Nocturnes et le Prélude à l’après-midi d’un faune en février 1910 et y dirigera encore Iberia, le 3 janvier 1911. De son côté, Debussy avait assisté à la première audition en France que Mahler donnait en la dirigeant de sa Deuxième Symphonie, en avril 1910, au Trocadéro. Encore n’était-il pas resté jusqu’au bout. Toutefois, si Mahler programmait et dirigeait Debussy, celui-ci semble ne jamais avoir porté à son collègue la même estime. Deux compositeurs en somme qui s’évitent et se repoussent, un dîner chez Gabriel Pierné qui cherchait à les rapprocher, une boutade de Debussy à la Comtesse Greffulhe, bref, rien qui ne les puisse associer réellement. Et pourtant…
Dans Pelléas et Mélisande, Debussy écrit un opéra qui refuse le chant ; dans sa Sixième Symphonie, Mahler refuse le monde.
Les quatre mouvements que retient Erich Leinsdorf dans sa suite, successivement Une forêt, Une fontaine dans le parc, Les souterrains du château – Un appartement dans le château et Une chambre dans le château, sonnent ainsi bien trop figuratifs, n’était la musique qui seule en subsiste, échappe au besoin de dire, de décrire.
Mahler compose sa Sixième Symphonie juste après avoir terminé son cycle des Kindertotenlieder, ces chants des enfants morts. Il abandonne le dire également.
Golaud à son frère et à sa femme : « Vous êtes des enfants, des enfants », tous deux mourront de son fait à l’issue du quatrième acte. Dans ses Lieder, Mahler commence par Nun will die Sonn’ so hell aufgehn, le soleil va maintenant se lever à nouveau. Il enchaine avec Nun seh’ ich wohl warum so dunkle Flammen, enfin je comprends pourquoi de si sombres flammes jaillissent de vos yeux. Ces yeux dont Golaud pourrait dire : « Je les ai vu à l’œuvre, fermez les, fermez les ou je vais les fermer pour longtemps ». Wenn dein Mutterlein fait étrangement écho à l’appellation de petite mère donnée à Mélisande par Golaud et son fils, le petit Yniold. Oft denk’ ich, sie sind nur ausgegangen, souvent je pense qu’ils sont simplement sortis, rejette l’idée de la mort comme tentera Golaud de rejeter celles qu’il a provoquées. Enfin, In diesem Wetter, in diesem Braus, par ce temps, dans cette tourmente, égare les âmes et c’est sans doute en de tels états qu’errera celle de Golaud.
Dans sa Sixième symphonie, Mahler opère un tournant décisif. On a parlé d’un adieu définitif au monde enchanté du Knaben Wunderhorn. Les cuivres notamment mais plus largement les instruments de l’orchestre d’harmonie n’y sont plus employés dans une dimension militaire. Il n y a plus de véritables signaux ni de fanfare et, si le Scherzo est à trois temps, il n’a rien d’une danse. Les marches mêmes prennent une allure abstraite : vers un certain symbolisme debussyste ?
La Sixième, selon l’analyse de Sponheuer, c’est l’impossibilité d’une consolation dans les conditions existantes, l’impossibilité de la consolation de Golaud en somme. L’intention critique de la percée (Durchbruch) n’est pourtant pas abandonnée et c’est là que se trouve toute la vérité, qui est celle d’un espoir utopique en un monde vraiment réussi. « Ce qui est abandonné est sa réalisation musicale, qui la fausse et la fait devenir mensongère car elle exige que l’accomplissement de cet espoir soit déjà puissant au sein même de l’œuvre, lorsque l’état de la société actuelle continue de l’interdire » (cité par Henry-Louis de La Grange, Gustav Mahler, t. II, Fayard 1983, p. 1161). L’on trouve donc en ces lieux des temps d’une intense négativité, sans que le moindre espoir ne puisse s’incarner. Dans les termes d’Adorno : « L’élan vital s’avère n’être autre que la maladie mortelle dont parle Kiekegaard » (Theodor W. Adorno, Ecrits musicaux II, Quasi una Fantasia, Gallimard, 1982, p. 104). Golaud semble errer dans les pages de Mahler, sixième acte de l’opéra de Debussy.
Pour quiconque dirige cette symphonie, la question de l’ordre des deux mouvements centraux se pose. Convient-il de jouer l’Andante avant ou après le Scherzo ? Convient-il de jouer le Scherzo avant ou après l’Andante ?  Ces deux questions sont-elles les mêmes ? Mahler a changé trois fois d’opinion à ce sujet mais a dirigé pour la dernière fois l’œuvre à Vienne en plaçant le Scherzo en deuxième position. Les enregistrements de l’œuvre présentent tel ou tel ordre, au gré des chefs et certains, Riccardo Chailly par exemple, ont varié dans leurs choix. Le Scherzo entretien des liens tant avec le premier mouvement qu’avec le Finale. La seule position définitive nous semble devoir être celle de Henry-Louis de La Grange : « Toutefois, étant donné que lui-même a changé d’avis à trois reprises et que du point de vue musical, des arguments aussi solides et aussi convaincants peuvent être avancés en faveur d’un ordre ou d’un autre, on peut admettre aujourd’hui qu’un chef veuille rester fidèle à la seconde version si, par conviction profonde, il estime ainsi mieux servir l’œuvre » (ibid. p. 1157).
Daniel Harding place l’Andante moderato en deuxième position, restant fidèle à la seconde version de la partition, au concert de ce soir comme dans son magnifique enregistrement récent de l’œuvre avec le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks. Les pages de l’Andante moderato venant ainsi plus tôt, elles offrent au chef la réalisation de ce que l’on peut percevoir comme son projet et une grande tenue de l’ensemble. Cette baguette inspirée contraint tous les excès de la partition, tous les excès d’un monde qui se délite, d’une course à l’abîme qui se fait ainsi plus sereine, plus contemplatives aussi. Le caractère excessif de l’ensemble, sa longueur, ses violences et son pessimisme fondamental sont contenus. Les courbes des humeurs et des atmosphères sont symétriques, ascendantes, de l’ombre à la lumière, dans le premier mouvement, descendantes, dans un abîme de pessimisme, dans le Finale. L’andante en deuxième position permet de monter encore un peu plus loin, sur une forme d’inertie de l’espoir. Le Scherzo en troisième position permet une anticipation de la chute, la rend moins vertigineuse et l’issue moins brutale. Il y a dans la tempérance apportée par Daniel Harding à ces pages – comme dans ses interprétations de la Cinquième Symphonie ces deux dernières années par exemple, un certain flegme face aux assauts inéluctables de la vie. L’on y trouve surtout une grande musicalité et il nous offre l’espace nécessaire à l’apprécier pleinement. Serait-ce ainsi que l’on se griserait des beautés du monde ? Le concert programmé un dimanche de septembre froid et pluvieux à 17h00, m’offrait même la possibilité, quittant Lucerne, de passer le long du Lac de Sempach au moment où le soleil couchant à travers les nuages gris donnait à la surface de ces eaux un éclat argenté qui faisait penser au lac dont on n’aurait pas trouvé le fond.
Lorsque Mahler composait les pages du Finale dans le calme de Maiernigg, il avait demandé à sa femme Alma de lui ramener de Vienne les esquisses des précédents mouvements. Dans ses excursions à Toblach et Misurina, face aux Drei Zinnen des Dolomites, il trouvait l’inspiration de son gigantesque Finale. La présence d’Alma à ses côtés dans ces phases créatrices, le fait qu’aussitôt fermée la dernière mesure de la partition il coure la chercher pour lui jouer l’œuvre complète, rien que pour elle, l’œuvre entière, nous laisse penser qu’il la regardait sans doute avec les yeux de Pelléas. Écouter la direction de Daniel Harding, c’est entrevoir Alma à l’écoute, dans un tel paysage : elle était là, insouciante peut-être, mais avec l’air étrange et égaré de quelqu’un qui attendrait toujours un grand malheur, au soleil, dans un beau jardin.
17 septembre 2017.

dimanche 1 octobre 2017

PROFITER DES JOIES CELESTES


Wir geniessen die himmlischen Freunden
Lorsque vient à Lucerne l’Orchestre royal du Concertgebouw d’Amsterdam dirigé par son nouveau chef Daniele Gatti, une sorte de joie céleste se propage dans l’auditoire. La sonorité de l’orchestre est incroyable et, si elle n’est jamais aussi belle que dans sa salle amstellodamoise, l’écrin qui lui offre le KKL de Lucerne la met superbement en valeur.
Haydn avait quitté le Versailles hongrois du Prince Esterhazy pour Vienne alors que les compositeurs viennois triomphaient à Paris. Marie-Antoinette, la fille de l’Impératrice Marie-Thérèse d’Autriche, avait épousé l’héritier de la couronne française et vivait sous les ors du premier Versailles. La Dauphine suivait, dans les années 1770, les cours du compositeur Christoph Wilibald Gluck et les pages de Haydn triomphaient à Paris. Son Stabat Mater lui valut notamment en 1781 de grands éloges ; trois ans plus tard, il venait donner au Concert de la Loge Olympique ses symphonies 82 à 87, connues depuis comme ses symphonies parisiennes. C’est alors que sont créées à Vienne Le Nozze di Figaro de Mozart, sur la pièce de Beaumarchais, les arts se croisant entre Paris et Vienne.
L’ours est la première des symphonies parisiennes ou plus exactement celle qui porte le premier des six numéros dans la liste officielle des œuvres de Haydn car l’ordre de composition n’est pas celui-ci, selon les cinq partitions dont les autographes subsistent encore. Ces pages acquirent rapidement une grande renommée et le finale de la symphonie 82 se vit en 1788 repris dans une pièce pour piano intitulée La danse de l’ours. La symphonie toute entière reprit alors le sobriquet qui lui reste aujourd’hui accolé au prétexte que le thème rugueux du finale ne pourrait être dansé que par un ours. De caractère martial dans l’ensemble mais avec un premier mouvement noté à 3/4 en contradiction avec le mètre usuel à la marche, elle peut donner effectivement cette impression d’une danse de l’ours. Notons encore que, dans l’Allegretto, la coda humoristique se retrouvera dans un mouvement d’une symphonie de Friedrich Witt au finale fondé sur l’air révolutionnaire Ah ça ira. Les pas de l’ours ne sont pas les seuls à être hésitants dans cette période prérévolutionnaire.
Ernest Ansermet avait coutume de dire qu’il était agréable de commencer un programme par une symphonie de Haydn, cela mettait tout le monde d’accord pour la suite. Il est vrai qu’au niveau d’interprétation proposé par le chef et l’orchestre dans ces premières pages de la soirée, nulle contestation ne pouvait surgir.
Kein weltlich’ Getümmel…
La symphonie de Haydn préfaçait les tourments révolutionnaires qui allaient rapidement détruire un monde pour offrir de nouvelles perspectives. Loin des tourments du monde tente également de se tenir Gustav Mahler dans les années 1899-1900, lorsqu’il compose sa Quatrième Symphonie. Durant les six étés précédents celui de 1899, Mahler avait consacré les deux premiers à sa Deuxième Symphonie, puis deux suivants à la Troisième. Devenu directeur de l’Opéra de Vienne, il s’était vu empêché de consacrer, durant les deux derniers, son temps à la composition. En 1899, c’est un retour au calme et à la création par une œuvre plus courte et plus légère que les deux précédentes. Son Lied Revelge, tiré toujours du recueil Des Knaben Wunderhorn, servira de simple mise en route.
Lebt alles in sanftester Ruh’
Tout vit dans un calme si doux. Cette symphonie de Mahler est la seule qui, de bout en bout, respire le bonheur, le calme, la joie de vivre, qui pourtant est née dans une période de mauvaise santé et d’angoisse concernant l’avenir de sa créativité. C’est de plus resté de son vivant la plus décriée, la moins comprise de ses œuvres. Après les précédentes, les musiciens et le public n’ont rien compris du style naïf considéré comme trop humoristique et superficiel pour des gens déjà habitué à la dimension titanesque du compositeur.
Dass alles für Freunden erwacht
Tout s’éveille aux plaisirs. Bien que Mahler ait voulu renoncer dès ces pages à toute forme de programme, ne voulant plus expliquer le sens de ses œuvres par des mots, il s’est néanmoins une dernière fois confié à leur sujet en déclarant avoir essayé de peindre le bleu uniforme du ciel, bien plus difficile à rendre que les teintes contrastées et changeantes de temps moins clairs. Ce bleu est « l’humeur de base de l’ensemble. Pourtant, à plusieurs reprises, elle s’assombrit et devient effrayante, fantomatique, sans que le ciel ne se couvre. Il reste éternellement bleu, mais c’est lui-même qui nous fait subitement peur : une terreur panique nous saisit, comme cela arrive parfois au jour le plus beau, dans une forêt splendide et pleine de lumière » (Henry-Louis de La Grange, Gustav Mahler, Fayard 1973, t. I, pp. 1055-1056).
L’Orchestre royal du Concertgebouw est un habitué de très longue date des symphonies de Mahler, lui qui a été dirigé par le compositeur dans la création de certaines de ses œuvres. Tous les chefs qui se sont succédé à sa direction ont laissé des interprétations de références de ces œuvres, souvent d’ailleurs des intégrales. A Lucerne, c'est Bernard Haitink qui a dirigé cette symphonie pour la première fois, le 17 août 1966, avec Irmgard Seefried, comme pour sa dernière apparition au programme avant ce soir, presque cinquante ans plus tard, les 14 et 15 août 2015, avec cette fois Anna Lucia Richter. Daniele Gatti s’annonce comme l’un des plus intéressants mahlériens à venir à la tête de cette phalange et la direction offerte ce soir, si elle inscrit cette symphonie dans la suite de celle de Haydn et lui consacre donc un caractère léger, heureux et bon vivant, n’en oublie pas pour autant la dimension terrifiante que la profondeur du ciel peut laisser entrevoir derrière la pâleur de ses bleus. Avec Chen Reis, le lied final était superbe, profond. Elle nous aidait à tourner définitivement le dos au monde enchanté de l’enfance pour aller, encore sereinement, regarder le drame de l’existence que dépeindront les symphonies suivantes. Nous avions profité, un soir durant, des joies célestes et ce n’est pas rien.
7 septembre 2017.

mardi 12 septembre 2017

DETOURS D’EXIL


Donner en un seul concert les cinq concertos pour piano de Serge Prokofiev relève d’un phénomène digne du caractère du compositeur. Enfant terrible très tôt convaincu de sa supériorité par rapport à tous ses camarades du conservatoire de Saint-Pétersbourg, mais aussi par rapport au talent de ses professeurs, au nombre desquels comptaient tout de même Nikolaï Rimski-Korsakov pour l’orchestration, Anatoli Liadov pour la composition ou Nicolas Tcherepnine pour la direction d’orchestre, il s’impose en cassant les règles.
Etudes et scandales
En 1912, il donne à Moscou son Premier concerto pour piano d’un style très avant-gardiste mais qui remporte néanmoins un succès. Il termine ses études l’année suivante en recevant la plus haute distinction donnée à un étudiant, le prix Anton Rubinstein comme pianiste-compositeur pour ce même Concerto, opus 10 déjà. Prokofiev estimait que cette partition était la première de sa main à être plus ou moins aboutie. Dans une ligne continue, la découpe en reste classique a priori, un mouvement lent central, Andante assai, étant encadré par deux mouvements rapides, le premier Allegro brioso, le dernier Allegro scherzando.
L’entame de ce concert offerte sous les doigts de Behzod Abduraimov est d’amblée d’un niveau d’engagement exceptionnel. Le jeune pianiste, décrit depuis quelques années par la presse comme ayant des doigts de feu et un jeu magique ou comme le maître de tous les suffrages, est né le 11 octobre 1990 à Tachkent, en Ouzbékistan. Il fait de ces premières pages bien plus que la simple ouverture des concertos plus consistants qui vont suivre, une œuvre à part entière qu’il enflamme de bout en bout. N’y eût-il qu’elle au programme, la soirée eût été pleinement réussie.
Le deuxième concerto est une pièce de bravoure peu commune, composée dès 1912 et créée le 5 septembre 1913 à Pavlosk, près de Saint-Pétersbourg, par le compositeur au piano. Il adopte la structure peu courante en ce domaine de quatre mouvements (comme le second de Brahms) avec un très bref deuxième mouvement. Ecrit deux ans après son premier concerto et un an avant le troisième, bien avant les symphonies qui firent la réputation du compositeur, il est mon préféré parmi les cinq. Œuvre de jeunesse encore, elle déborde d’une vitalité telle qu’elle impose l’épuisement du soliste.  Dédiée à Maximilian Schmidthof, un étudiant du même conservatoire et ami du compositeur, qui s’était peu avant suicidé, sa création provoqua un scandale mémorable dans une époque qui en connut plusieurs à l’occasion de la création d’œuvres novatrice, depuis bien installées au répertoire. La partition fut perdue dans les suites de la révolution de 1917, ce qui contraignit Prokofiev à en rédiger une seconde mouture en 1923, dont il refusa toujours de dire si et le cas échéant dans quelle mesure elle s’écartait de la version originale. La création de cette seconde version eut lieu à Paris le 8 mai 1924 sous la direction de Serge Koussevitzky, toujours avec le compositeur au piano, mais elle reçut également un accueil mitigé.
Si l’on commence sur un Andantino qui pourrait laisser croire à une forme de romantisme, le second thème neutralise rapidement cet effet, qui impose une atmosphère extrêmement sombre et tourmentée. La très longue cadence est d’une rare virtuosité et d’une grande complexité technique, le pianiste devant en plus lui apporter une profonde intensité dramatique, qui atteindra un déchainement paroxystique avec le retour de l’orchestre entier dans un énorme crescendo déchaîné. Le Scherzo vivace très bref se poursuit dans un Intermezzo marqué Allegro moderato sur un rythme de marche ironique. La coda est fougueuse et puissante et ne permet pas au pianiste le moindre relâchement. Le Finale marqué Allegro tempestoso dit tout en son titre. Les restes de sauvageries venant du Scherzo explosent dans un caractère qui n’est pas sans rappeler Liszt. Il est vrai que Prokofiev est sans doute le dernier des grands pianistes compositeurs écrivant pour mettre ses propres dons en valeur.
Dans ces pages époustouflantes, Daniil Trifonov offre une interprétation d’anthologie. Né le 5 mars 1991 à Nijni Novgorod, en Russie, il a remporté le Concours Tchaïkovski en 2011 puis le troisième prix du seizième Concours Chopin, à Varsovie. Un ancien article du Figaro, paru en 2013, titrait sur son âme russe, sans le bruit et la fureur. En quatre ans, l’âme russe est intacte, mais le bruit et la fureur occupent ces pages comme il convient. S’il a surtout joué ces derniers mois le troisième concerto de Prokofiev, son interprétation ce soir du deuxième marque durablement les esprits.
Voyages, exil et âge d’or
Prokofiev décide ensuite de partir à la rencontre de l'Europe, avant même l’éclatement des révolutions de 1917. Igor Stravinski et son impresario Serge de Diaghilev triomphent à Paris avec les célèbres Ballets russes. C’est la rencontre à Londres en 1914 ; il joue à Diaghilev son deuxième concerto pour piano, qui est tellement impressionné qu'il lui commande un ballet. Après un premier échec, ce sera le succès de Chout ou L'histoire d'un bouffon. Entre 1915 et 1917, Prokofiev aborde tous les genres et poursuit simultanément la réalisation de partitions radicalement différentes mais, à la chute de l’Empire en mars 1917, il se réfugie dans le Caucase pour continuer à écrire en paix. En 1918, il revient à Pétrograd pour y présenter sa première Symphonie, dite classique, mais le pays est au bord de la guerre civile et la censure bolchevique trop contraignante. Prokofiev, pourtant plutôt ouvert aux idées progressistes, décide de suivre Stravinski dans l’exil, moins par idéologie que simplement pour pouvoir se consacrer pleinement à la composition. En 1918, il rejoint le Japon par Vladivostok, y donne quelques récitals, puis s’embarque pour San Francisco puis New York. La révolution russe n'a pas bonne presse et sa musique avant-gardiste est affublée du qualificatif de « mécaniste », ce qui n’assure guère son succès. Il en a un peu plus à Chicago, qui verra la composition de L’Amour des trois oranges, créé en 1920. L’année suivante, il revient en Europe, d'abord à Londres, puis en France. C’est en Bretagne qu’il achève son troisième concerto pour piano, celui qui, aujourd’hui encore, demeure le plus populaire et le plus joué. Il en assure la création au piano le 16 décembre 1921 à Chicago, mais c’est la première exécution à Paris, en 1922, sous la direction de Serge Koussevitzky, qui amorce la célébrité de l’œuvre. La mélodie introduite à la clarinette avant sa reprise par les flûtes est celle d’un thème russe et, lorsqu’entre le piano, il le fait comme pour les concertos précédents, sur un thème virtuose et brillant.
Behzod Abduraimov revenait au piano pour sa seconde apparition de la soirée. Si nous évoquions le succès rencontré sur la scène internationale par Daniil Trifonov dans ces pages, l’interprétation de Behzod Abduraimov ne lui cède rien. Développant les qualités introduites dans le premier concerto, il parcourt les trois mouvements avec une fougue et une musicalité jamais en défaut.
Rejet
En 1922, Prokofiev cherche le calme et l’inspiration dans les Alpes bavaroises ; il y termine son nouvel opéra, L'Ange de feu, puis travaille sa deuxième symphonie, qui sera un échec, et un premier concerto pour violon. Il revient ensuite à Paris où il reprend sa coopération avec Diaghilev. En 1928, il monte Le Pas d’acier et, un an plus tard, Le Fils prodigue. Il rencontre Picasso et les artistes de son temps, se fait tirer le portrait au fusain par Matisse. C’est lors de ce séjour en France qu'il se querelle avec Igor Stravinski, avec lequel les critiques aimaient à confronter son style. C’est une époque durant laquelle le mal du pays le ronge et Prokofiev supporte de plus en plus mal son exil volontaire. Lors d’une tournée de deux mois au pays, il y rencontre un tel succès qu’il fait salles combles partout et est fêté comme un héros national par l’URSS, comme s’il avait conquis tout l’occident. Il envisage un retour en Russie comme une opportunité pour sortir de l’ombre de Stravinski mais retardera son retour. Le soutien offert par Serge Koussevitzki lui procure en effet  de nombreux succès en Amérique, qu’il ne dédaigne pas.
C’est en 1930 qu’il écrit à la demande du pianiste autrichien Paul Wittgenstein son quatrième concerto pour piano, écrit uniquement pour la main gauche. Ce pianiste avait en effet perdu son bras droit durant la première guerre mondiale et, afin de poursuivre sa carrière, s’est fait le commanditaire d’œuvres écrites pour la seule main gauche, dont la plus célèbre reste le concerto de Ravel. Toutefois, Prokofiev ne parvient pas à établir une bonne collaboration avec ce pianiste, qui refusera même de jouer l'œuvre. Elle ne sera créée que bien plus tard, à Berlin, trois ans après la mort du compositeur, le 5 septembre 1956 par Siegfried Rapp, un pianiste ayant également perdu son bras droit mais durant la Seconde Guerre mondiale, avec l'orchestre radio symphonique de Berlin Ouest sous la direction de Martin Rich. L’accueil fut mitigé comme souvent pour les œuvres de Prokofiev. C’est le seul de ses cinq concertos pour piano dont il n’a pas assuré lui-même la création.
D’une grande exigence technique pour le pianiste, comme toutes les autres pages de Prokofiev, et d’une orchestration à la beauté aérienne, l’œuvre est à nouveau en quatre mouvements, comme son deuxième concerto, mais le finale en est déconcertant de brièveté, qui rappelle un peu celui de la deuxième sonate pour piano de Chopin. Confié à la main gauche de Sergeï Redkin, ces pages sont particulièrement bien servies ce soir. Le pianiste, né à Krasnoïarsk, en Sibérie, le 27 octobre 1991, remporte en 2013 le Sixième concours international Prokofiev à Saint-Pétersbourg, puis le troisième prix et la médaille de bronze au Quinzième concours international Tchaïkovski à Moscou.

L’adieu à l’Ouest
En URSS, le début des années 1930 est marqué par de nombreuses polémiques à propos de Prokofiev, que l’on accuse de développer un style bourgeois. Le compositeur est très attentif à ces critiques, qui ne sont pas sans rappeler celles que Chostakovitch pouvait également avoir à affronter au même moment. Depuis 1932, Staline met en œuvre une politique culturelle que l’on qualifie parfois de réalisme socialiste, qui consiste essentiellement à laisser à des bureaucrates sous la houlette de Jdanov le soin de trier ce qui est compatible avec le projet révolutionnaire du régime de ce qui ne peut l’être. Prokofiev en fait les frais, qui ne parvient pas à contraindre sa force créatrice au respect d’une censure imbécile.
Le cinquième concerto pour piano, en sol majeur, opus 55, est composé justement en 1932. Créé à Berlin le 31 octobre 1932 par le compositeur au piano sous la direction de Wilhelm Furtwängler avec l’Orchestre philharmonique de Berlin, l’œuvre se présente cette fois en cinq mouvements, dont quatre sont des divertissements, musicalement apparentés au ballet, le Larghetto étant plus long et plus profond. Moins populaire que les premier et troisième concertos, il n'en demeure pas moins un de ses ouvrages les plus réussis et novateurs. Toujours sous les doigts de Sergeï Redkin, il nous montre toute la créativité dont ce jeune pianiste peut agrémenter sa virtuosité.
Le retour à l’Ecole
Lorsque les trois pianistes viennent saluer ensemble à la fin du concert, force est de remarquer ce qui les unit et les distingue. Tous nés à quelques mois près, entre le 11 octobre 1990 et le 27 octobre 1991, ils appartiennent à la même génération qui s’impose actuellement au plan international. Tous issus de la grande tradition de l’école russe, ils viennent pourtant de différents points qui forment l’histoire de la Russie : son cœur à Nijni Novgorod, l’immensité sibérienne qui en forme le prolongement et l’Ouzbékistan à ses confins. Nourris de la culture russe qui s’enseigne dans les grands conservatoires de Moscou et de Saint-Pétersbourg, ils projettent encore les rêves de conquête de l’occident qui étaient assignés à Prokofiev par un régime depuis disparu.
10 septembre 2017.

vendredi 8 septembre 2017

CUM MORTUIS IN LINGUA MORTUA


Modest Moussorgski reste sans doute une référence incontournable de la musique russe, l’un de ses plus éminents représentants, qui fait même figure, sur plusieurs plans, de fondateur au sein du groupe des cinq. En matière d’exécution musicale du répertoire russe, l’Orchestre du Mariinsky et son chef, Valery Gergiev se sont également imposés comme une référence incontournable. Les 1er et 2 septembre 2017, ils offrent deux concerts successifs aux programmes concentrés à chaque fois sur un seul compositeur : Moussorgski pour le premier, Prokofiev pour le second. Encore convient-il de relativiser ce point pour le premier programme, puisque les œuvres qui y sont proposées sont orchestrées par Dimitri Chostakovitch ou Maurice Ravel.
Un lever de soleil sur la Moskova, la rivière qui traverse Moscou. C’est à ce thème que Moussorgski consacre l’ouverture de son dernier opéra, La Khovanchtchina, qui repose sur un livret du compositeur, relatif à la révolte de Moscou en 1682 et des autres révoltes des streltsy de 1689 et 1698. Demeuré inachevé à la mort du compositeur en 1881, l’œuvre a été terminé par Rimski-Korsakov, et créé le 21 février 1886 à Saint-Pétersbourg. Détail piquant ce soir : le Théâtre Mariinsky en avait rejeté la partition et c’est donc à une troupe d’amateurs que la création revint dans la salle Kamonov. Si la version de Rimski-Korsakov est restée jouée jusque dans les années 1980, elle a depuis été supplantée par une nouvelle orchestration de Dimitri Chostakovitch, basée sur l’édition critique de l’original de la partition de Moussorgski pour chant et piano et plus respectueuse de l’esprit de l’œuvre.
La journée passe vite dans les plaines russes puisque le chef enchaîne avec l’une des pages les plus célèbres de la musique classique : Une nuit sur le Mont Chauve. Il en existe également plusieurs versions, dont les plus notables sont celle, originale, de Moussorgski et celle orchestrée par Rimski-Korsakov, ou encore celle donnée par Léopold Stokowski en support musical au film de Walt Disney, Fantasia. La première, qui apparaît plus âpre, plus slave, en un mot plus authentique, a été publiée en 1968 et gagne progressivement en notoriété. C’est celle jouée ce soir par Gergiev.
Au cours de cette nuit terrifiante, les Chants et danses de la mort viennent hanter les âmes. Il s’agit d’un cycle de quatre chants lyriques pour une voix solo et piano, composés entre 1875 et 1877 et chantés sur des poèmes d’Arseni Golenichtchev-Koutouzov. Dans ces pages, Moussorgski se trouve influencé par la situation très sombre de la Russie à la fin du XIXème siècle. Une grande pauvreté, un Etat difficile à réformer, si seulement le Tsar le voulait vraiment. La guerre, de  Crimée déjà, accentuait la crise. Modeste Moussorgski, lui-même né dans une famille noble ruinée par l’abolition du servage, se trouvait finalement dans cette sorte de situation des pères, bienveillants mais fatigués, que nous évoquions hier en citant Pères et fils, d’Ivan Tourgueniev. Conscient des difficultés du pays, partisan de réformes profondes, il était d’abord entré en rupture avec la société, comme ces pères décrits par le roman, pour finir par se laisser submerger par l’alcoolisme qui l’emportera. Dimitri Chostakovitch a orchestré ce cycle de mélodies en 1962, travail qui lui a fourni le matériau de base pour composer sa Quatorzième symphonie, suite de mélodies, que nous évoquions hier également. Berceuse : Une mère berce son bébé malade, qui gémit ; la Mort apparaît, déguisée en nourrice, et berce le bébé qui s’endort d’un sommeil éternel. Sérénade : La figure de la Mort chante une sérénade sous la fenêtre d’une jeune fille mourante, à la manière d’un amant faisant la cour. Trepak : Un paysan ivre trébuche pris dans une tempête de neige et s’allonge, s’endort sous la couverture mortelle de neige et rêve de colombe en champs d’été. Le Chef d’armée : La figure de la Mort est dépeinte comme un officier monté sur un cheval et inspectant ses troupes après une bataille terrible ; elle veut compter ses troupes enfin réconciliées avant que leurs os n’aillent en terre pour l’éternité.
En deuxième partie, la mort reste présente, mais sous la forme de la visite d’une exposition rétrospective consacrée à un artiste disparu, le peintre et architecte russe Viktor Hartmann, mort d’une rupture d’anévrisme en 1873, alors qu’il n’avait que trente-neuf ans. Hartmann se consacrait à une définition de l’art russe qui était aussi la source de la création de Moussorgski. Le développement de leur amitié relève donc d’une certaine logique créatrice et, lorsqu’une exposition de près de quatre cents œuvres de Hartmann est montée à Saint-Pétersbourg en 1874, Moussorgski prête des pièces de sa collection personnelle. Dans la foulée, il compose ses Tableaux en quelques semaines. En juin 1874, il écrivit au Général Stassov  que « Hartmann bouillonne comme bouillonnait Boris, – des sons et des idées sont suspendus en l’air, je suis en train de les absorber et tout cela déborde, et je peux à peine griffonner sur le papier ; je suis en train d’écrire le no 4. Les transitions sont bonnes (la promenade). Je veux travailler plus rapidement et de manière plus sûre. Mes états d’âme peuvent être perçus durant les interludes. Jusqu’à présent, je pense que c’est bien tourné... ». La plupart des desseins de Hartmann sont aujourd’hui perdus, de sorte qu’il est difficile de repérer toutes les sources de l’imagination du compositeur et impossible de remonter l’exposition.
Comme pour la plupart des œuvres de Moussorgski, l’histoire de la publication des Tableaux d’une exposition est complexe. Ce n’est qu’en 1886 que Nikolaï Rimski-Korsakov, encore lui, publiait une version, une fois encore, largement revue par ses soins, de la partition. Ce n’est qu’en 1931 que les Tableaux d’une exposition ont été publiés dans une édition critique fidèle au manuscrit du compositeur, dont le facsimilé de la partition attendra encore 1975 pour être publié. En 1940, le compositeur italien Luigi Dallapiccola publiait une édition critique importante de l’œuvre de Moussorgski avec des commentaires. La version orchestrée qui s’impose au répertoire est celle préparée par Maurice Ravel en 1922, à la demande du chef d’orchestre russe Sergei Koussevitzky, qui en dirigea la création le 19 octobre 1922 et rédigea ensuite sa propre orchestration.
Dans ses pièces, l’orchestre et le chef parlent leur langue maternelle, celle dont ils maîtrisent toutes les couleurs, toutes les nuances. Certes, cette langue dans les œuvres de ce soir, parle avec les morts mais demeure bien vivante. Si la musique possède indubitablement un caractère universel, il n’en demeure pas moins que les pièces russes jouées par des orchestres et chefs russes sonnent autrement. Il existe réellement une forme d’identité sonore, qui triomphe ce soir sous la baguette inspirée du chef. Alors que les grands orchestres s’internationalisent et regroupent des musiciens de dizaines de nationalités différentes, leur identité sonore s’internationalise également et se perd. Si le niveau technique de ces orchestres n’a sans doute jamais été aussi élevé, une certaine uniformisation du son en est également la contrepartie. Les orchestres russes sont sans doute parmi les derniers à n’être composés que de musiciens russes, issus tous des mêmes écoles qui poursuivent encore une certaine dimension nationaliste de leur enseignement. Ces orchestres et ces artistes sont des ambassadeurs itinérants dont la mission est de faire connaître la qualité de l’art russe. Leur mission est remplie au-delà des espérances, à l’exception de la mezzo-soprano du soir, Oksana Volkova. Elle aussi de l’Ecole russe, formée à Minsk, lauréate du Concours international Glinka puis du programme de jeunes chanteurs du Bolchoï de Moscou, elle enchaine les prises de rôles du grand répertoire russe : Marina (Boris Godounov), Marfa (La Khovanchtchina), Olga (Eugène Oneguin), Polina (La Dame de Pique), Kontschakovna (Prince Igor) ou Liubascha (La fiancée du Tsar). Nous l’avons trouvée ce soir d’un très beau timbre et une belle interprétation assez typique de cette identité du chant russe. Toutefois, elle manquait singulièrement de profondeur dans ces chants où la mort est omniprésente. Trepak et Le chef d’armée en particulier ne revêtaient pas la dimension requise et le chef se laissait aller à couvrir cette voix qui chantait cum mortuis in lingua mortua.
7 septembre 2017.


vendredi 1 septembre 2017

PERES ET FILS


« …N’est-ce pas la même chose ? demanda Paul Pétrovitch.
-        Non, pas du tout. Un nihiliste, c’est un homme qui ne s’incline devant aucune autorité, qui ne fait d’aucun principe un article de foi, quelque soit le respect dont ce principe est auréolé.
-        Et l’on s’en trouve bien ? l’interrompit Paul Pétrovitch ».
Dans Pères et fils, Ivan Tourguéniev présente la Russie au lendemain de l’abolition de l’esclavage par Alexandre II. Les pères y sont bienveillants, un peu fatigués, sceptiques, mais convaincus qu’une bonne dose de libéralisme à l’anglaise résoudra les problèmes d’un pays encore médiéval. Les fils sont sombres, amers, désespérés avant l’âge haïssant toute idée de réforme, ne croyant qu’à la négation, au déblaiement, à la destruction de l’ordre.
La Première Symphonie de Dimitri Chostakovitch est l’œuvre d’un jeune homme de 17 ans qui en commence les esquisses à l’été 1923 et qui présentera la partition comme travail de fin d’études au Conservatoire de Leningrad, où elle sera créée sous la direction de Nikolaï Malko, le 12 mai 1926. Sa Quinzième Symphonie est composée entre avril et juillet 1971, au terme de sa vie, sera crée à Moscou sous la direction de son fils, Maxime, le 8  janvier 1972, Maxime qui émigrera en 1981 vers l’Allemagne de l’ouest puis les États Unis et ne reviendra en Russie qu’en 1992, après la destruction de l’ordre soviétique.
Entre les deux, une vie.
La vie d’un compositeur qui connut très tôt le succès puisque sa première symphonie n’est, de loin, pas restée une œuvre scolaire, mais a été immédiatement reprise partout dans le monde. Après la création triomphale, des chefs de premier plan, dont Bruno Walter, Léopold Stokowski ou Arturo Toscanini la reprirent et le compositeur viennois Alban Berg écrivit une lettre de félicitation à son cadet. Si cette première symphonie doit beaucoup au classicisme dun Tchaïkovski ou dun Scriabine, Chostakovitch a néanmoins su immédiatement se démarquer de linfluence directe de ses deux contemporains les plus imposants, Stravinski et Prokofiev.
La vie d’un compositeur dont l’art s’est vite et longtemps trouvé contraint par les règles imbéciles d’une censure tatillonne et dont la création couvre une période qui va de la mort de Lénine à l’ère Brejnev et passe donc au travers des affres de la dictature stalinienne des années 1930, des horreurs de la guerre et des évolutions politiques qui suivirent la mort de Staline, entre détente aux temps de Khrouchtchev et retour à des formes d’oppression avec Brejnev.
La vie d’œuvres majeures du XXème siècle dans tous les genres mais dont les symphonies disent à elles seules les grandes étapes : la Quatrième, dont le compositeur dut renoncer à la création, en 1936, du fait du scandale créé par le pouvoir autour du succès de son opéra Lady McBeth du district de Mzensk ; la Cinquième, qu’il dut présenter comme « l’humble réponse d’un compositeur soviétique à de justes critiques », pour en assurer la création en 1937 ; les symphonies de guerre, surtout la Septième, liée aux neuf cents jours du siège de Leningrad par l’armée allemande, créée en 1942, pendant le siège ; la Neuvième, qui prend résolument et avec beaucoup d’humour le contrepied de ce qui était attendu pour célébrer la victoire de 1945 ; la Dixième, composée à la mort de Staline et créée avec un succès tel en octobre 1953 qu’elle fut qualifiée de seconde mort du dictateur ; la Treizième, titrée « Babi Yar », rappelant le grand massacre mené par les Einsatzgruppen nazis en URSS, mais écrite sur des poèmes de Evgueni Alexandrovitch Evtouchenko, auteur emblématique de la génération du dégel (décédé en avril 2017), créée en 1962, moins de deux avant la chute de Khrouchtchev et la fin du dégel ; la Quatorzième enfin, sur des poèmes de Baudelaire, Apollinaire, Garcia Lorca et Rilke, dédiée au compositeur britannique Benjamin Britten et créée le 29 septembre 1969.
Durant les cinquante années qui séparent les deux symphonies données le 31 août 2017 à Lucerne par le Philharmonique de Berlin et Sir Simon Rattle, la vie d’un homme qui ne s’est jamais incliné qu’en apparence devant l’autorité, mais qui a su faire passer sa création en abusant la censure pour continuer de s’exprimer, un homme qui n’a jamais fait d’aucun principe soviétique en matière de culture un article de foi, qui a sans doute dédaigné les critiques politiques présentant sa musique comme relevant d’un formalisme petit-bourgeois indigne du grand projet révolutionnaire soviétique. Un homme qui finit fatigué et sans aucun doute sceptique mais convaincu que la détente qui apportait une bonne dose de libéralisme dans l’art lui permettait à nouveau de s’exprimer pleinement.
La Première symphonie, opus 10, est également tôt présente au programme du Festival de Lucerne, puisque on l’y entend dès 1946, sous la direction de Sir Malcolm Sargent, pour la dernière fois en 2014, par le Concertgebouw d’Amsterdam sous la direction de Mariss Jansons. La Quinzième, opus 141, vient au programme la première fois en 1998, sous la direction de Charles Dutoit, la dernière fois en 2009 sous celle de Bernard Haitink.
Sir Simon Rattle fréquente Chostakovitch avec bonheur depuis de longues années et a notamment donné à Berlin des interprétations marquantes des Quatrième, Dixième ou Quatorzième Symphonies, en plus des deux qui forment le programme de ce soir. Il parcourt avec aisance tant la fougue du jeune compositeur que l’écriture décantée des dernières lignes d’une vie. Son interprétation des pages de jeunesse de la Première symphonie est d’une grande fraîcheur et il capture à la perfection les différents caractères des quatre mouvements. Louverture de l’œuvre à la trompette et au basson fait irrémédiablement penser à deux personnes qui parlent à voix basse et cette notion de dialogue se maintient dans toute la symphonie. Elle deviendra vite le seule manière de sexprimer durant la terreur. Le piano, intégré à l’orchestre et qui est surtout sollicité dans le deuxième mouvement, Allegro, donne une identité particulière à cette œuvre. Avec le Lento-Largo qui suit et attaque sans interruption le Finale découpé d’un Lento entre deux Allegro molto, Chostakovitch offre une ouverture contrastée sur l’avenir. Chostakovitch avait suggéré que la symphonie pourrait se jouer en vingt-deux minutes, soit dix bonnes de moins quelle ne lest en général ; il ajoutait que plus cest rapide, mieux cest! L’on se trouve déjà sur le fil du rasoir, entre un caractère pathétique et une forme de détachement ironique, qui ne quittera jamais le compositeur.
Dans la Quinzième Symphonie, les références au grand répertoire, du dernier opéra de Rossini, Guillaume Tell, à Die Walküre ou Tristan und Isolde de Wagner, nous disent le pied de nez à l’autorité mais aussi la négation et la destruction de l’ordre des dieux ou le dépouillement de la mort des amants. Rattle offre une interprétation d’anthologie qui déblaie toute approche politique de ces pages pour les inscrire résolument dans le grand répertoire symphonique. De construction de type iambique, son centre contextuel se trouve dans le dernier mouvement. Chostakovitch y reprend le modèle de sa première symphonie mais avec une liberté artistique incomparable, dans un dernier sursaut dun cycle charismatique. Comme lécrit Leonid Kagel dans lessai qui accompagne la parution du même programme par lOrchestre du Mariinski sous la direction de Valery Gergiev, Chostakovitch « se retire tranquillement, sans solliciter la compassion, sans rendre de comptes. Il nous fausse compagnie, cest tout ». Il ajoute: « Il reste cependant très présent. Si les symphonies 1 et 15 constituent pour nous une telle source denrichissement, cest parce que leur essence et leur esprit se perpétuent et se renouvellent. Limage de la boucle qui se referme, aussi séduisante fût-elle, dessert la comparaison (...). La boucle de la véritable créativité ne se referme jamais elle-même, car les générations à venir peuvent sy ressourcer au même titre que les contemporains ».
Certes, aucune de ces deux œuvres n’est réellement teintée politiquement, comme peuvent l’être les autres symphonies du compositeur et Rattle vient justement de ce libéralisme à l’anglaise qui pouvait rendre les pères russes du début du XIXème siècle bienveillants. Il pénètre profondément chaque mesure pour donner à entendre ce que l’on pourrait qualifier d’unité narrative, au plan d’une éthique musicale, de la vie de Chostakovitch. Une action ou un événement ne peut devenir intelligible qu’en trouvant sa place dans un contexte, c’est-à-dire un récit et la notion d’unité de vie chez Alasdair MacIntyre rend compte du telos, du but de la vie et du bien interne recherché dans cette vie. L’unité de la vie humaine de Chostakovitch, c’est l’unité d’une quête narrative, ce qui suppose une certaine conception du bien pour l’homme mais aussi intégrité et persévérance, qui nous soutiennent au sein de nos héritages historiques et culturels. En donnant la première et la dernière symphonie de Chostakovitch avec la rigueur de l’analyse et la profondeur de la musicalité qui le caractérisent, Rattle rend intelligible l’unité narrative de la vie du compositeur, en la plaçant au plan éthique qui lui convient, c’est-à-dire exclusivement musical. Maintenant que l’on se trouve presque trente ans après la fin de l’URSS, de nouvelles générations d’artistes, nés sans avoir connu ni la Révolution de 1917, ni le nazisme, la guerre ou le stalinisme, ni même l’URSS, qui ne voient au mieux ces éléments que sous un angle historique, peuvent se consacrer à la musique et offrir de Chostakovitch une approche qui dépasse les sombres amertumes désespérées des fils. C’est lorsqu’il n’en reste que la musique que ces pages sont les plus belles.
1er septembre 2017.