dimanche 19 avril 2015

CETTE CONSCIENCE HISTORIQUE EXTRAORDINAIRE DE LA MODERNITE


Il y a longtemps que je n’ai pas eu le temps de revenir sur la vie musicale genevoise ou internationale et la faute n’est pas au manque des concerts de qualité mais au manque de temps disponible pour prendre la plume. Un Winterreise de Mathias Goerne, un récital de René Pape, un rare opéra, Juliette ou la clé des songes, le tout au Grand Théâtre de Genève, auraient mérité pourtant quelques lignes. Le concert de l’OSR du mercredi 25 avril 2012, est de ceux qui ramènent à l’essentiel, forcent à prendre le temps de l’écoute et de la réflexion. Comme l’on n’a jamais que le temps que l’on prend, c’est de la Septième Symphonie « Leningrad » de Chostakovitch dont il sera ici question, donnée en seconde partie de concert, après quelques lieder de Mahler confiés à Thomas Hampson.
Hampson a longtemps défendu les lieder de Mahler et l’a souvent fort bien fait, dès ses premiers enregistrements avec Bernstein. Donner deux d’entre eux dans l’orchestration de Luciano Berio, qui soulignait en Mahler justement « cette conscience historique extraordinaire de la modernité », est une excellente idée. Toutefois, la voix est méchamment usée et dès que l’aigu est sollicité la fragilité de l’instrument dépasse celle que pourrait vouloir une interprétation maîtrisée. Le médium reste néanmoins fort beau comme le grave et la puissance comme la présence charismatique du chanteur donnent à ces lieder leur juste dimension, sans en faire toutefois l’événement de la soirée.
L’on sait à quel point la Septième Symphonie de Dimitri Chostakovitch est une œuvre immense, liée, dans sa composition et sa réalisation, au siège de Leningrad par l’armée nazie. Hors norme par ses dimensions (le premier mouvement dure plus longtemps à lui tout seul que la plupart des symphonies de Mozart ou Haydn en entier) comme par la densité de sa structure musicale, son audition en concert est toujours un choc imposant. Encore faut-il une baguette à la hauteur de l’enjeu, qui puisse tout à la fois libérer et contenir ces effusions colossales aux puissances dévastatrices. Celle de Vassily Petrenko l’était assurément, avec un charisme certain et ce je ne sais quoi qu’apportent toujours les musiciens russes à la musique russe, des couleurs et des élans reconnaissables entre tous.
Si l’œuvre de Chostakovitch a su si rapidement s’imposer au niveau international, c’est effectivement dû essentiellement au contexte de sa composition et de sa création. Perçue comme une exaltation de la résistance soviétique à l’envahisseur nazi, la partition en partie écrite durant le siège de Leningrad avait pu traverser l’Atlantique sous forme de microfilme pour être créée, alors que le siège durait toujours, par Arturo Toscanini à New York, dans une interprétation qui déçut cependant le compositeur. Chostakovitch aurait ainsi dépeint dans le premier mouvement une grande marche de l’armée nazie sur la ville, au son d’un tambour jusque sous les bombes. C’est, dans l’imaginaire collectif qui s’est imposé depuis,  le déluge de fer, de feu et de sang qui s’abattit sur la ville martyre durant huit cent septante-deux jours, du 8 septembre 1941 au 27 janvier 1944, provoquant environ un million huit cent mille morts. Plus récemment, on en a fait une œuvre antistalinienne. Chostakovitch lui-même n’avait-il pas écrit que, selon lui, Staline avait fait bien plus encore qu’Hitler pour la destruction de Leningrad ?
En toute hypothèse, le lien entre l’Histoire et une œuvre d’art peut s’avérer complexe à discerner. Lorsqu’elle s’impose au répertoire, avec le temps, une œuvre prend nécessairement ses distances avec le contexte historique qu’elle a pu représenter au moment de sa conception ou de sa création, sans compter que la vision de l’artiste n’est pas forcément celle des commentateurs. Dans l’univers soviétique, une œuvre de cette importance ne pouvait qu’être instrumentée par l’Etat totalitaire et Chostakovitch, pour qui le souvenir dramatique de l’interdiction de son opéra Lady McBeth du district de Msenzk, en 1936, suivi du retrait cuisant de la création de sa Quatrième Symphonie, voyait ainsi consolidé le retour en grâce amorcé avec sa Cinquième Symphonie. La médaille Staline, reçue sans doute avec une pointe d’ironie, lui permettait de souffler un peu et de ne plus craindre être emporté par les reliquats de la répression des années trente. Une page se tournait sans doute avec cette œuvre mais Chostakovitch, à son habitude, y dit bien plus que la glorieuse résistance du peuple soviétique à l’envahisseur nazi. Ayant passé sa vie sur une corde raide où tout pouvait basculer à tout instant, sachant parler au peuple et écrire la musique sous des dehors abusant habilement la censure imbécile de Jdanov à cette époque, il y a dans l’œuvre de Chostakovitch une grande œuvre musicale qui déborde les contingences politiques et qui peut, depuis la chute de l’Union soviétique, gagner sa place artistique au panthéon des grands symphonistes de l’histoire de la musique, pour autant qu’on l’écoute avec des oreilles sauves.
Ainsi, Vassily Petrenko apporte-t-il quelque chose de nouveau à cette œuvre en la dépouillant de son côté historique et militaire, ne cherchant pas à nous montrer le siège de Leningrad ni les horreurs de la guerre, moins encore la gloire de l’Union soviétique dans sa victoire éclatante. Né après la mort du compositeur, longtemps déjà après la guerre et les pires moments du stalinisme, âgé de quinze ans à la chute de l’URSS, le chef appartient à une nouvelle génération qui tourne, et c’est normal, le dos à la période communiste. Adoptant une approche musicale, il dépouille cette œuvre de ses oripeaux politiques. Elle y gagne une dimension artistique majeure dès le premier mouvement, qui se confirme dans les suivants. Ce premier mouvement n’apparait plus ainsi comme la représentation d’un épisode dramatique de la guerre, mais comme une architecture musicale à l’orchestration extraordinairement maîtrisée, la marche centrale de dix-huit mesures prenant un tour désinvolte, accompagnée de ce rythme répété à la caisse claire, répétée douze fois, de plus en plus fort, avec une exploitation de l'orchestre similaire à celle de Maurice Ravel dans le Boléro. Le Scherzo navigue subtilement vers une espièglerie apeurée, l’Adagio reste douloureux, comme peut l’être le grand final de la Neuvième Symphonie de Gustave Mahler, de cette amertume de l’homme face à lui-même et à la prégnance de son destin humain, simplement humain. Il y a dans le Finale une ironie mordante dans laquelle la baguette de Vassily Petrenko nous montre que, sans doute, Chostakovitch se moquait-il déjà au temps de la composition de cet engouement belliqueux que les circonstances attiraient sur sa partition. Comme dans la Cinquième Symphonie, on peut entendre ici, avec le recul, une grande page du répertoire symphonique à l’ironie mordante face à la vie comprise comme un tout englobant le politique certes mais le dépassant de très loin et c’est encore à certaines pages de Mahler que l’on peut penser ici ou à la citation par Bartók, dans son Concerto pour orchestre, de la marche du premier mouvement, dans son sens véritable. 
Vassily Petrenko nous a permis d’entendre cette œuvre en laissant loin derrière le contexte politique prévalant à sa création et l’inscrit ainsi clairement dans le grand répertoire. Il ne viendrait à personne aujourd’hui l’idée de limiter la dimension de l’Héroïque de Beethoven à la prise de Vienne par Napoléon, à une œuvre de circonstance, et c’est l’heureux chemin sur lequel on peut maintenant s’engager avec les pièces de Chostakovitch. Aujourd'hui qu’il existe des musiciens capables de nous présenter Chostakovitch comme un grand musicien du répertoire, encore faut-il que le public et les critiques s’habituent à l’entendre comme tel et à ne plus ressasser l’hommage aux victimes comme leitmotiv de leurs commentaires. C’est aussi cela la conscience historique extraordinaire de la modernité.
30 avril 2012

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