dimanche 19 avril 2015

ICH HABE KEINE GUTEN NÄCHTE. WEISST DU KEIN MITTEL GEGEN TRÄUME? OU LA DERNIERE D’ELEKTRA A SALZBOURG


Le Festival de Salzbourg affichait cette année comme chaque autre des productions d’opéras variées, offrant à entendre pour ce nonantième anniversaire une création de Wolfgang Rihm, Dionysos, Orfeo ed Euridice de Gluck sous la direction de Riccardo Muti, la Lulu de Berg par Marc Albrecht, le Don Giovanni de Mozart et Romeo et Juliette de Gounod sous la direction de Nézet-Seguin et cette Elektra de Richard Strauss, confiée à Daniele Gatti.
Les opéras de Richard Strauss, l’un des fondateurs du Festival en 1920, ont toujours occupé une large place à l’affiche de Salzbourg, seulement dépassée par celle accordée aux opéras de Mozart. Quoique Elektra ne soit pas le plus joué ici des opéras de Strauss – Der Rosenkavalier caracolant loin devant en terme de représentations, c’est toutefois à la mémoire de représentations d’exception que devait se mesurer cette nouvelle production. En effet, la première représentation d’Elektra au Festival de Salzbourg date de 1934, sous la baguette de Clemens Krauss, dans une mise en scène d’Alfred Wallerstein et des décors d’Alfred Roller, production reprise en 1937 sous la baguette de Hans Knappertsbusch. Ce sont toutefois les deux productions suivantes qui ont marqué l’histoire, celle de 1957 qui voyait Dimitri Mitropoulos diriger, dans une mise en scène de Herbert Graf, Inge Borkh dans le rôle titre, Jean Madeira en Klytämnestra, Lisa Della Casa en Chrysothemis, Max Lorenz en Aegisth et Kurt Böhme en Orest, tout d’abord, celle de 1964/1965 dirigée et mise en scène par Herbert van Karajan avec une distribution qui reste aujourd’hui encore insurpassable ensuite : Martha Mödl en Klytämnestra, Astrid Varnay en Elektra, Hildegard Hillebrecht en Chrysothemis, James King en Aegisth et Eberhard Waechter en Orest. Les deux productions suivantes dirigées par Claudio Abbado en 1989 – avec le trio féminin Fassbaender-Marton-Studer ! - et par Lorin Maazel, en 1996, ont moins marqué les mémoires.
C’est donc à de véritables légendes que se mesurait cette nouvelle production, dont la mise en scène avait été confiée à Nikolaus Lehnhoff. Celui-ci fit des choix raisonnables dans des décors montrant un palais penché au lointain, comme s’affaissant pour disparaître avec la famille qui l’occupe. Une grande porte fermée et quelques fenêtres ouvertes donnaient sur une cour intérieure où évoluait Elektra. Ce décor simple mais fort et juste était éclairé de manière particulièrement belle par Duane Schuler qui, en restant dans des tons blancs souvent blafards parvenait à donner corps à une action sombre et sanglante. Les costumes d’Andrea Schmidt-Futterer étaient simples, Elektra en robe noire poussiéreuse à force de vivre dans la cour, Klytämnestra en rouge royal avec un riche manteau rehaussé d’un col de fourrure, Chrysothemis dans une robé féminine aux tons mauves, et les hommes en noir.  S’il n’y avait pas de prise de risque dans cette production – ce que certains ont regretté, il y avait là une belle présentation d’une œuvre qui, selon les termes même du compositeur qui en dirigeait la création en 1908, fait bien assez de bruit par elle-même.

Elektra est avant tout une affaire de femmes. Klytämnestra a tué son époux Agamemnon à coups de hache dans son bain, avec l’aide de son amant Aegisth, qu’elle a épousé ensuite. Elektra vit dans l’obsession de venger la mort de son père et se voit comme une incarnation de ce destin là. Chrysothemis aspire simplement à vivre son destin de femme dans cette famille d’assassins.
Klytemnestre était ce soir l’immense Waltraud Meier qui effectuait sa prise de rôle dans cette production. La voix est intacte et revient avec l’âge au mezzo de sa jeunesse, dont elle a gardé le timbre. L’engagement est celui d’une grande actrice également qui profite de l’expérience de trente-cinq ans de carrière au plus haut niveau. Ce rôle est difficile car d’une grande intensité d’abord, mais également d’une grande brièveté. En une seule scène face à Elektra, il faut montrer le désir de gloire et l’appât du gain qui poussa cette reine au meurtre de son époux, garder une haute idée de son rang néanmoins et chercher à apaiser les dieux par tous les sacrifices possibles pour retrouver le sommeil. L’opposition avec Elektra est frontale et grinçante. Lorsqu’Elektra lui apprend qu’il faudra le sacrifice d’une femme pour apaiser les dieux, elle est immédiatement prête à offrir n’importe laquelle des filles de sa maison mais s’enquiert tout de même de savoir si elle doit sacrifier une vierge ou une femme qui a connu l’homme. Elektra considérant sa mère comme une prostituée lui répond avec un cynisme consommé que la femme à sacrifier a effectivement connu l’homme… C’est finalement terrifiée d’apprendre que seule sa propre mort sera l’issue voulue par les dieux que Klytämnestra se retire dans le palais où elle attendra son exécution.
Elektra était confiée à la cantatrice straussienne et wagnérienne Iréne Theorin. Cette suédoise qui a triomphé en Isolde ou Brunhilde à Berlin, Londres, New York et Bayreuth, était ce soir une grande Elektra. Puissante comme il le faut pour couvrir une heure quarante-cinq minutes durant un orchestre imposant, elle avait des aigus tranchants et le grave savait se faire sombre. Le médium était large et de toute beauté, lui permettant de créer un personnage complexe, obsédée par son destin, cynique face à sa mère et à Aegisth, passionnée face à son frère et déçue par les aspirations différentes de sa sœur, elle se montrait prête à agir elle-même si Orest avait dû faire défaut. C’est une femme qui s’épuise dans sa mission et qui meurt toujours à la porte du palais une fois la vengeance accomplie. Personnage central du drame, Elektra ne fait jamais l’action, elle la dicte, la surveille, l’espère mais n’est jamais en mesure de la provoquer. Elle est un instrument isolé, tragique et halluciné qui vit dans l’obsession du meurtre de sa mère par son frère pour venger celui de son père par sa mère. Quelle famille !
Chrysothémis est la seule dans toute cette maisonnée maudite des dieux à chercher à simplement être une femme. Elle est touchante lorsqu’elle repousse Elektra – dont elle comprend une part du désir de vengeance mais rejette l’obsession du destin à accomplir à tout prix, en lui disant qu’elle veut vivre son destin de femme, se marier et avoir des enfants. Cette sœur si humaine doit à la fois offrir un soprano plus clair et mélodieux mais tout aussi puissant pour affronter l’orchestre de Strauss. La cantatrice néerlandaise Eva-Maria Westbroek y parvint à merveille, ajoutant à la beauté du chant une présence scénique à la hauteur des deux autres femmes de la soirée.
Les hommes sont à la peine dans cette pièce de Hofmannsthal. Aegisth est présenté comme un faible guidé par l’appât du gain mais dépourvu de tout charisme royal. Il fait piètre figure face au fantôme d’Agamemnon. Elektra le méprise profondément pour avoir dénaturé la couche royale de son père en s’y vautrant avec sa mère, remplaçant le prestige par la luxure. Elle ne le considère pas comme un homme et le décrit comme ne réalisant d’exploits qu’au lit ! Très bref également ce rôle de ténor exige énormément de puissance pour lui donner corps en une si courte apparition. C’est Elektra qui le mènera au sacrifice pour le jeter sous les coups de son frère. Robert Gambill est un vrai Heldentenor, qui a notamment incarné Loge et Siegmund dans le Ring donné par Simon Rattle à Aix et au Festival de Pâques de Salzbourg ou Tristan un peu partout depuis sept ans. Il vient se jeter dans son destin sans aucune seconde le comprendre ni le prévoir. C’est la nouvelle de la mort d’Oreste qu’il vient gaillardement recevoir et c’est face à Oreste armé de la vengeance des dieux qu’il succombe en tentant de fuir, lâche encore. Robert Gambill était excellent dans ce rôle dont il parvenait à faire un personnage en une simple apparition précipitée.
Orest enfin est l’instrument du destin. Abandonné, annoncé comme mort, c’est à lui que les dieux confient la tâche de tuer sa mère pour venger la mort de son père. Rôle complexe car il sent bien qu’à venger un sacrilège il en accomplit un autre sans rien résoudre au fond, Orest exige un beau baryton, ample, puissant, capable de dialoguer avec sa sœur, de montrer de l’amour, de la compassion et une forte conviction dans son destin. Il est très nietzschéen en somme dans son héroïsme contraint. S’il ne se réjouit pas d’accomplir son destin, il le fait sachant qu’il n’y a d’autre issue. Implacable, il l’accomplit en laissant Elektra de côté, lui tournant même le dos une fois l’acte réalisé pour la laisser mourir seule. René Pape offrait ce soir ses moyens fabuleux et son timbre riche à Orest pour en faire une grande interprétation du rôle. La voix jeune a la sûreté de celui qui doit accomplir son destin et les inflexions qu’il lui donne lorsqu’il reconnaît sa sœur et sent la compassion l’envahir sont de toutes beauté.
Tous les autres rôles tenaient parfaitement leurs parties également.
C’est néanmoins à l’Orchestre que tout se joue. L’écriture est si puissante qu’elle n’offre a priori pas d’équilibre possible entre la fosse et la scène. Il y a toujours une certaine quadrature du cercle à rechercher en dirigeant cette œuvre qui doit voir sonner parfois quatre musiciens comme s’ils étaient cent et cent comme s’ils étaient quatre. Il faut savoir libérer cet orchestre fabuleux sans couvrir les voix et c’est un véritable défi. La direction de Daniele Gatti y parvient avec une très grande classe. Maîtrisant parfaitement toutes les finesses d’une écriture si dense, il est capable d’obtenir des Wiener Philarmoniker de pures sonorités chambristes comme des effets saisissants de plein orchestre, de les porter à leur meilleur niveau et de ciseler chaque pupitre dans une masse impressionnante qui prend ainsi des formes multiples d’une inépuisable beauté. Surtout, il accompagne et soutient ses chanteurs trouvant des grâces et des légèretés, une lumière latine à cette puissance germanique, qui fait que l’on entend parfaitement chaque chanteur et que l’on se prend même à comprendre le texte chanté. Les tempi sont soutenus mais souples et ce fut un véritable régal que d’entendre une telle prestation, justement ovationnée par un public des plus connaisseurs. Vraiment, les Wiener Philarmoniker dans une fosse d’orchestre sonnent à nul autre pareil et ont moins d’égaux encore à l’opéra qu’au concert.
29 août 2010

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