vendredi 1 septembre 2017

PERES ET FILS


« …N’est-ce pas la même chose ? demanda Paul Pétrovitch.
-        Non, pas du tout. Un nihiliste, c’est un homme qui ne s’incline devant aucune autorité, qui ne fait d’aucun principe un article de foi, quelque soit le respect dont ce principe est auréolé.
-        Et l’on s’en trouve bien ? l’interrompit Paul Pétrovitch ».
Dans Pères et fils, Ivan Tourguéniev présente la Russie au lendemain de l’abolition de l’esclavage par Alexandre II. Les pères y sont bienveillants, un peu fatigués, sceptiques, mais convaincus qu’une bonne dose de libéralisme à l’anglaise résoudra les problèmes d’un pays encore médiéval. Les fils sont sombres, amers, désespérés avant l’âge haïssant toute idée de réforme, ne croyant qu’à la négation, au déblaiement, à la destruction de l’ordre.
La Première Symphonie de Dimitri Chostakovitch est l’œuvre d’un jeune homme de 17 ans qui en commence les esquisses à l’été 1923 et qui présentera la partition comme travail de fin d’études au Conservatoire de Leningrad, où elle sera créée sous la direction de Nikolaï Malko, le 12 mai 1926. Sa Quinzième Symphonie est composée entre avril et juillet 1971, au terme de sa vie, sera crée à Moscou sous la direction de son fils, Maxime, le 8  janvier 1972, Maxime qui émigrera en 1981 vers l’Allemagne de l’ouest puis les États Unis et ne reviendra en Russie qu’en 1992, après la destruction de l’ordre soviétique.
Entre les deux, une vie.
La vie d’un compositeur qui connut très tôt le succès puisque sa première symphonie n’est, de loin, pas restée une œuvre scolaire, mais a été immédiatement reprise partout dans le monde. Après la création triomphale, des chefs de premier plan, dont Bruno Walter, Léopold Stokowski ou Arturo Toscanini la reprirent et le compositeur viennois Alban Berg écrivit une lettre de félicitation à son cadet. Si cette première symphonie doit beaucoup au classicisme dun Tchaïkovski ou dun Scriabine, Chostakovitch a néanmoins su immédiatement se démarquer de linfluence directe de ses deux contemporains les plus imposants, Stravinski et Prokofiev.
La vie d’un compositeur dont l’art s’est vite et longtemps trouvé contraint par les règles imbéciles d’une censure tatillonne et dont la création couvre une période qui va de la mort de Lénine à l’ère Brejnev et passe donc au travers des affres de la dictature stalinienne des années 1930, des horreurs de la guerre et des évolutions politiques qui suivirent la mort de Staline, entre détente aux temps de Khrouchtchev et retour à des formes d’oppression avec Brejnev.
La vie d’œuvres majeures du XXème siècle dans tous les genres mais dont les symphonies disent à elles seules les grandes étapes : la Quatrième, dont le compositeur dut renoncer à la création, en 1936, du fait du scandale créé par le pouvoir autour du succès de son opéra Lady McBeth du district de Mzensk ; la Cinquième, qu’il dut présenter comme « l’humble réponse d’un compositeur soviétique à de justes critiques », pour en assurer la création en 1937 ; les symphonies de guerre, surtout la Septième, liée aux neuf cents jours du siège de Leningrad par l’armée allemande, créée en 1942, pendant le siège ; la Neuvième, qui prend résolument et avec beaucoup d’humour le contrepied de ce qui était attendu pour célébrer la victoire de 1945 ; la Dixième, composée à la mort de Staline et créée avec un succès tel en octobre 1953 qu’elle fut qualifiée de seconde mort du dictateur ; la Treizième, titrée « Babi Yar », rappelant le grand massacre mené par les Einsatzgruppen nazis en URSS, mais écrite sur des poèmes de Evgueni Alexandrovitch Evtouchenko, auteur emblématique de la génération du dégel (décédé en avril 2017), créée en 1962, moins de deux avant la chute de Khrouchtchev et la fin du dégel ; la Quatorzième enfin, sur des poèmes de Baudelaire, Apollinaire, Garcia Lorca et Rilke, dédiée au compositeur britannique Benjamin Britten et créée le 29 septembre 1969.
Durant les cinquante années qui séparent les deux symphonies données le 31 août 2017 à Lucerne par le Philharmonique de Berlin et Sir Simon Rattle, la vie d’un homme qui ne s’est jamais incliné qu’en apparence devant l’autorité, mais qui a su faire passer sa création en abusant la censure pour continuer de s’exprimer, un homme qui n’a jamais fait d’aucun principe soviétique en matière de culture un article de foi, qui a sans doute dédaigné les critiques politiques présentant sa musique comme relevant d’un formalisme petit-bourgeois indigne du grand projet révolutionnaire soviétique. Un homme qui finit fatigué et sans aucun doute sceptique mais convaincu que la détente qui apportait une bonne dose de libéralisme dans l’art lui permettait à nouveau de s’exprimer pleinement.
La Première symphonie, opus 10, est également tôt présente au programme du Festival de Lucerne, puisque on l’y entend dès 1946, sous la direction de Sir Malcolm Sargent, pour la dernière fois en 2014, par le Concertgebouw d’Amsterdam sous la direction de Mariss Jansons. La Quinzième, opus 141, vient au programme la première fois en 1998, sous la direction de Charles Dutoit, la dernière fois en 2009 sous celle de Bernard Haitink.
Sir Simon Rattle fréquente Chostakovitch avec bonheur depuis de longues années et a notamment donné à Berlin des interprétations marquantes des Quatrième, Dixième ou Quatorzième Symphonies, en plus des deux qui forment le programme de ce soir. Il parcourt avec aisance tant la fougue du jeune compositeur que l’écriture décantée des dernières lignes d’une vie. Son interprétation des pages de jeunesse de la Première symphonie est d’une grande fraîcheur et il capture à la perfection les différents caractères des quatre mouvements. Louverture de l’œuvre à la trompette et au basson fait irrémédiablement penser à deux personnes qui parlent à voix basse et cette notion de dialogue se maintient dans toute la symphonie. Elle deviendra vite le seule manière de sexprimer durant la terreur. Le piano, intégré à l’orchestre et qui est surtout sollicité dans le deuxième mouvement, Allegro, donne une identité particulière à cette œuvre. Avec le Lento-Largo qui suit et attaque sans interruption le Finale découpé d’un Lento entre deux Allegro molto, Chostakovitch offre une ouverture contrastée sur l’avenir. Chostakovitch avait suggéré que la symphonie pourrait se jouer en vingt-deux minutes, soit dix bonnes de moins quelle ne lest en général ; il ajoutait que plus cest rapide, mieux cest! L’on se trouve déjà sur le fil du rasoir, entre un caractère pathétique et une forme de détachement ironique, qui ne quittera jamais le compositeur.
Dans la Quinzième Symphonie, les références au grand répertoire, du dernier opéra de Rossini, Guillaume Tell, à Die Walküre ou Tristan und Isolde de Wagner, nous disent le pied de nez à l’autorité mais aussi la négation et la destruction de l’ordre des dieux ou le dépouillement de la mort des amants. Rattle offre une interprétation d’anthologie qui déblaie toute approche politique de ces pages pour les inscrire résolument dans le grand répertoire symphonique. De construction de type iambique, son centre contextuel se trouve dans le dernier mouvement. Chostakovitch y reprend le modèle de sa première symphonie mais avec une liberté artistique incomparable, dans un dernier sursaut dun cycle charismatique. Comme lécrit Leonid Kagel dans lessai qui accompagne la parution du même programme par lOrchestre du Mariinski sous la direction de Valery Gergiev, Chostakovitch « se retire tranquillement, sans solliciter la compassion, sans rendre de comptes. Il nous fausse compagnie, cest tout ». Il ajoute: « Il reste cependant très présent. Si les symphonies 1 et 15 constituent pour nous une telle source denrichissement, cest parce que leur essence et leur esprit se perpétuent et se renouvellent. Limage de la boucle qui se referme, aussi séduisante fût-elle, dessert la comparaison (...). La boucle de la véritable créativité ne se referme jamais elle-même, car les générations à venir peuvent sy ressourcer au même titre que les contemporains ».
Certes, aucune de ces deux œuvres n’est réellement teintée politiquement, comme peuvent l’être les autres symphonies du compositeur et Rattle vient justement de ce libéralisme à l’anglaise qui pouvait rendre les pères russes du début du XIXème siècle bienveillants. Il pénètre profondément chaque mesure pour donner à entendre ce que l’on pourrait qualifier d’unité narrative, au plan d’une éthique musicale, de la vie de Chostakovitch. Une action ou un événement ne peut devenir intelligible qu’en trouvant sa place dans un contexte, c’est-à-dire un récit et la notion d’unité de vie chez Alasdair MacIntyre rend compte du telos, du but de la vie et du bien interne recherché dans cette vie. L’unité de la vie humaine de Chostakovitch, c’est l’unité d’une quête narrative, ce qui suppose une certaine conception du bien pour l’homme mais aussi intégrité et persévérance, qui nous soutiennent au sein de nos héritages historiques et culturels. En donnant la première et la dernière symphonie de Chostakovitch avec la rigueur de l’analyse et la profondeur de la musicalité qui le caractérisent, Rattle rend intelligible l’unité narrative de la vie du compositeur, en la plaçant au plan éthique qui lui convient, c’est-à-dire exclusivement musical. Maintenant que l’on se trouve presque trente ans après la fin de l’URSS, de nouvelles générations d’artistes, nés sans avoir connu ni la Révolution de 1917, ni le nazisme, la guerre ou le stalinisme, ni même l’URSS, qui ne voient au mieux ces éléments que sous un angle historique, peuvent se consacrer à la musique et offrir de Chostakovitch une approche qui dépasse les sombres amertumes désespérées des fils. C’est lorsqu’il n’en reste que la musique que ces pages sont les plus belles.
1er septembre 2017.

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