dimanche 19 avril 2015

BEETHOVEN APOLLINIEN : RECITAL DE MAURIZIO POLLINI A SALZBOURG


Ce 24 août 2011 à Salzbourg, au lendemain d’une fabuleuse soirée consacrée à Don Giovanni, c’est à un récital de piano que nous avons assisté et non des moindres. Sur l’immense scène du Grosses Festspielhaus, un piano seul trônant au milieu, devant le rideau pare-feu et un grand paravent de bois permettant d’en améliorer l’acoustique à destination du public. Cette scène qui voyait pour cette édition 2011 du Festival des opéras comme Die Frau ohne Schatten, de Richard Strauss, ou L’affaire Makropoulos, de Leos Janacek, se prête également aux concerts symphoniques de grands orchestres, tels, cette année, les Wiener Philarmoniker, les Berliner Philarmoniker ou encore le Chicago Symphony Orchestra. Si l’acoustique permet de ne rien rater d’aucune de ces configurations, il importe néanmoins de voir sur scène un pianiste capable, seul, d’habiter un tel espace, un tel volume et ce n’est assurément pas donné à tout le monde.
Le programme de ce récital était consacré à quatre sonates de Beethoven, les opus 54 et 53, Waldstein, en première partie, les opus 78 et 57, Appassionata, en seconde. Les trois sonates opus 53, 54 et 57 ont été composées en même temps par Beethoven, juste avant l’achèvement de sa Troisième Symphonie et pendant le premier travail sur Fidelio. L’opus 53, dédiée au Comte Waldstein, dont elle a gardé le nom, est une Grande sonate dans l’écriture de laquelle Beethoven a cherché à repousser les limites d’un instrument en pleine évolution. La dimension du timbre s’impose ici comme élément de composition, organisation de l’œuvre dont l’extension des registres s’étend sur cinq octaves. Considérée comme longue, bien que ne se composant que de deux mouvements, le premier Allegro con brio, le second Rondo. Allegretto moderato, précédé d’une Introduzione, Adagio molto, elle est d’une grande virtuosité.
L’opus 54 est également en deux mouvements, successivement Im tempo d’un Menuetto, et Allegretto-Più Allegro. Le 2 juin 1804, alors qu’il travaillait à cette sonate, Beethoven nota sur une feuille d’esquisse : « Finale toujours plus simple. De même pour toute la musique pour clavier ». Dans cette sonate, Beethoven va à l’essentiel de la musique, destiné à repousser les limites du temps et de l’espace, aux timbres qui créent l’inouï, à l’énergie créatrice. Le programme de la soirée la présentait ainsi : « Sie zeigt das Bestreben, einen überlieferten formalen Rahmen gedanklich zu überwinden und auf diese Weise neue Wege zu beschreiten ».
L’opus 57, Appassionata, est sans doute la plus célèbre des sonates de Beethoven, de ses œuvres même, sans doute à l’égal de la Cinquième Symphonie, proposée à son éditeur, Bretkopf & Härtel, en même temps que les deux précédentes, le 26 août 1804. Bien que ne portant pas le même numéro d’opus, comme le souhaitait Beethoven, ces trois sonates doivent être envisagées ensemble, chacune développant une dimension particulière des expressions du compositeur. Très expressive, cette dernière l’est particulièrement dans ses trois mouvements, successivement Allegro assai, Andante con moto et Allegro ma non troppo. Pour Elisabeth Bresson, dans son Guide de la musique de Beethoven (Fayard, 2005, p. 341), « Cette Sonate particulièrement, par son matériau (elle commence sur une interrogation), et par sa démarche (qui l’enferme dans un univers sombre souvent sans polarité), représente une conception de la condition humaine. Pourtant s’exprime ici une détresse de l’homme inhérente à sa condition, la musique en dément l’idée par son énergie, sa diversité et sa force de conviction, manifestation des pouvoirs de l’imagination humaine qui permettent à l’homme de transcender sa condition ».
Enfin, la Sonate opus 78, composée cinq ans plus tard, participe d’un retour à Bach, en particulier au Clavier bien tempéré, la structure en deux mouvements de cette œuvre signant une référence explicite aux Prélude et Fugue XIII en fa dièse majeur, du premier livre. Remettant ainsi explicitement en question le genre même de la sonate, Beethoven y exprime un caractère plus lyrique que dramatique. Ecrite dans une tonalité très inhabituelle, elle est complétée par une seconde sonate que Beethoven considérait comme « facile » ou comme « sonatine », l’opus 79 en sol majeur. Beethoven aimait beaucoup cette Sonate opus 78, qu’il avait dédiée à la Comtesse Therese von Brunswick.
La pleine maîtrise du clavier dont dispose depuis toujours Maurizio Pollini trouve particulièrement à s’exprimer dans les sonates de Beethoven jouées ce soir. Si l’on entend parfois reprocher à ce pianiste une certaine froideur ou un manque d’émotion, l’on peut fort bien également apprécier cette rigueur musicale qui refuse toute compromission. Nul effet donc sous ces doigts dont le temps n’altère pas la sensibilité. Les quatre sonates jouées ce soir expriment pleinement leur puissance dans une clarté d’élocution sans pareil. Deux de ces sonates se prêtent pourtant facilement, naturellement, aux effets passionnés du romantisme, la Waldstein et, bien sûr, l’Appassionata. L’ordre du programme, en choisissant de commencer par l’opus 54, avant l’opus 53, Waldstein, puis en seconde partie, par l’opus 78, avant l’opus 57, Appassionata, avait peut-être le tort de nous proposer ce qui semblait être deux introductions, les opus 54 et 78, avant les deux morceaux de bravoure que sont la Waldstein et l’Appassionata. Ce faisant, l’attention du public se portait davantage sur ces deux dernières sonates, souverainement maîtrisées, au détriment, un peu, et c’est dommage, des particularités sans doute un peu moins accessibles, des deux autres. Pourtant, sous les doigts de Pollini, nulle mésestime pour les deux œuvres présentées en ouverture de chacune des parties du concert. Au contraire, s’il a aisément conquis le public dans une Waldstein rapide, menée sans une hésitation et dans une pureté de timbre remarquable, son opus 54 offrait la simplicité voulue par Beethoven, cette simplicité seulement, dans une totale compréhension de l’œuvre et du compositeur, l’interprète s’effaçant pour nous présenter l’œuvre telle qu’elle est et non pour nous dire ce qu’il peut ou souhaite en faire personnellement. Son écriture libre permettait de susciter l’interrogation avant que d’aborder une Waldstein, comme pour contrecarrer une cause entendue. De même que dans l’opus 78, ce retour aux sources au lyrisme contenu nous permettait de questionner le genre avant d’aborder le sommet de l’Appassionata, dans laquelle Pollini s’avéra particulièrement souverain ce soir, transcendant c’est vrai, la condition humaine. On ne connaît jamais le dessein d’une œuvre mais on cesse parfois de sentir qu’on l’ignore.
Un Beethoven harmonieux, équilibré, mesuré mais sans perdre sa puissance évocatrice, en un mot apollinien, comme si ce terme servait à désigner le jeu de Maurizio Pollini, sans plus aucune référence au dieu grec du chant, de la musique et de la poésie. 

11 septembre 2011

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